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Par Jamreo

Brisebane ne s’aventurait jamais à boire le café de la machine ; ses papilles étaient trop sensibles. Avec fierté, il offrait le nectar de sa cafetière personnelle aux employés ou aux parents venus le consulter dans son bureau. Le docteur Flanquin sirotait sa part sans mot dire, la tasse perchée sur ses genoux croisés. Son impassibilité énervait le directeur, qui poussa un soupir. Flanquin leva les yeux et un léger sourire joua sur ses lèvres. Il brandit la tasse.

— Excellent, le café, apprécia-t-il.

Brisebane acquiesça modestement et haussa les sourcils pour signifier qu’il n’en attendait pas tant, mais le docteur ne le regardait déjà plus et changea de sujet :

— Qu’est-ce qu’on fait pour Louis Malitas ? On en parle à la police ou pas ?

Pour masquer son inconfort, le directeur joignit les mains et plongea un regard distant par la fenêtre.

— Que t’a-t-il dit exactement, Harold ?

— Qu’il était responsable du meurtre. Enfin, non. Quand sa camarade me l’a amené, il délirait totalement. Elle m’a expliqué qu’il venait de lui faire cette confidence étrange et qu’il ne semblait pas aller bien du tout. Élias n’avait même pas encore été tué qu’il s’accusait de sa mort… ou, en tout cas, d’une mort à venir, indéterminée.

Flanquin draina le reste de son café, posa la tasse sur le coin du bureau et se pencha en avant pour mieux engager son vis-à-vis.

— Cela dit, ce genre de réaction est assez fréquente dans les troubles anxieux aigus, surtout les TOC, exposa-t-il. Le patient s’imagine devoir suivre des rituels particuliers pour éviter tout un tas de catastrophes. Selon moi, Louis était sous la coupe de ses symptômes, et il s’agit d’une malheureuse coïncidence, rien de plus.

Une coïncidence qui avait coûté à Louis presque tous les progrès qu’ils avait effectués dans la gestion de sa maladie. Depuis la mort violente de son camarade, il se renfermait sur lui-même et cédait à ses pulsions d’angoisse et d’auto-destruction. Brisebane savait que la police, en plus de quelques membres du personnel, avait resserré son enquête sur cinq ou six patients dont le petit Malitas faisait partie. Mais il ne parvenait pas à croire une seule seconde que le gosse soit impliqué dans cette sordide affaire.

— Il n’est pas très costaud… remarqua-t-il tout haut.

— Un poids plume, confirma le docteur. Il n’aurait pas été capable de faire ces bleus à Élias. Non, quelqu’un de plus fort a dû le maintenir.

— Ça n’exclut pas la possibilité d’un complice…

Flanquin lui lança un regard si noir que Brisebane eut envie de se cacher le visage dans les mains. Il se contint pourtant, soutint son attention féroce, jusqu’à ce que l’autre homme s’adoucisse et fasse un geste d’excuse.

— Tu as raison, bien sûr. Mais je connais Louis… je ne suis pas du tout convaincu.

— Moi non plus, renchérit le directeur. Et puis, tu sais, Harold… la police… je ne veux pas dire qu’ils ne font pas du bon travail, mais… ils ont forcément des préjugés que nous n’avons plus depuis longtemps au sujet des patients. Je ne sais pas s’il serait bon de leur divulguer cette information.

Il ne l’aurait pas avoué sous la pire des tortures, mais le désir de protéger la réputation du Laurier-noble y était pour beaucoup dans la formulation de ce conseil. Suffisamment de casseroles lui collaient déjà au cul pour ne pas en rajouter une, et d’envergure qui plus est. Une once de remords lui noua les entrailles quand il repensa à Jules Krik, cet infirmier qui avait commis la simple bourde de ne pas fermer à clef le local de médicaments et qui s’était retrouvé responsable de deux tentatives de suicide à l’aspirine. Brisebane n’avait pas contacté la police. Quand il s’était avéré que les enfants survivraient, il avait simplement déniché un prétexte bidon sous lequel licencier l’infirmier.

Lors de la dernière ronde de nuit avant son départ, Jules s’était fait poignarder. Par qui ? Probablement un pensionnaire. Samedi soir oblige, le nombre en était réduit. Brisebane ne s’était pas laissé aller à élaborer l’hypothèse folle qu’un autre infirmier, un agent d’entretien, un cuisinier, voire un docteur soit responsable de l’agression. Quoiqu’il en soit, Jules, transporté à l’hôpital, avait inventé une histoire fumeuse à servir aux soignants et policiers venus s’enquérir de l’affaire. Officiellement, il s’était blessé tout seul. Peut-être en remerciement du silence de Brisebane, il n’avait pas inquiété la clinique.

Brisebane n’avait aucun talent d’enquêteur. Il avait bien tenté de découvrir qui avait attaqué Jules, sans succès. Quand Élias était mort, il n’avait plus pu tenir les forces de l’ordre à distance, et il vivait maintenant dans la peur que les officiers déterrent cette histoire de suicides et d’agression à l’arme blanche. La réputation de la clinique ne tenait plus qu’à un fil… non, décidément, pas la peine de divulguer aux enquêteurs les dérives anxieuses de Louis.

— Théophile ? Tu m’entends ?

Brisebane fut tiré de ses souvenirs. Il adressa une mimique d’excuse à son ami.

— Pardon, tu disais ?

— Pour cette affaire de drogue…

Le docteur s’interrompit et accorda une œillade suspicieuse à la porte. Sur ce coup-là, tout le personnel s’était mouillé. Au printemps dernier, quand il avait fallu prélever le sang d’Élias Cordier après sa séance de sismothérapie ratée, on s’était vite rendu compte que d’autres patients présentaient eux aussi des traces de drogue dans leur organisme. Encore une fois, tout s’était déroulé en interne. L’événement avait failli pousser Brisebane à l’arrêt cardiaque ; il avait même fait de l’hôpital.

La décision du conseil d’administration avait été d’étouffer l’affaire. Espérant que les choses se feraient d’elles-mêmes, on avait mis en place des contrôles sanguins journaliers. La lumière s’était fait sur une consommation récente d’une grosse dizaine de gamins. Au bout de cinq ou six jours déjà, les taux globaux avoisinaient le zéro. Seuls les résultats d’Élias Cordier demeuraient dans le rouge. Selon le laboratoire d’analyses attaché au centre de soins, quelqu’un avait fait circuler la substance parmi un cercle restreint de camarades, qui avaient dû essayer une, deux, trois fois maximum – excepté Élias. Lui avait été drogué sur une plus longue période, plus systématiquement.

Quoiqu’il en soit, alerté par la découverte première dans le sang du garçon, le ou les distributeurs avaient cessé leur manège. Brisebane avait réquisitionné Ravel, Neve et Simon pour fouiller de fond en comble les affaires des pensionnaires, mais aussi de toutes les personnes qui travaillaient à la clinique.

Les recherches n’avaient rien donné. Le petit malin avait trouvé le moyen de se débarrasser du butin – peut-être en le faisant passer à l’extérieur, par le biais d’un visiteur. Quant à Brisebane, il avait allongé les cadeaux financiers pour fermer les bouches adéquates. Il avait toujours eu l’habitude de se dépatouiller des ennuis sans aide ; ça lui donnait un sentiment de sécurité qu’aucun policier en uniforme ne pourrait remplacer. Bien sûr, des affaires de drogue, de suicide et d’attaque à main armée, ça dépassait le cadre habituel de ses « ennuis », mais il n’avait pas jugé utile de fonctionner différemment. L’empilement de secrets et d’histoires sordides avait néanmoins fini par s’écrouler en apothéose : Élias était mort, et il avait fallu briser le cercle d’autosuffisance.

— Tu penses qu’il faudrait mettre la police dans la confidence ? envisagea le directeur avec inquiétude.

Les enquêteurs savaient déjà qu’Élias avait ingéré de la méthamphétamine sur une période étendue avant de mourir. Le moment était-il venu de leur relater les événements du printemps dernier ?

— Ce pourrait-être une bonne idée, concéda Flanquin.

Brisebane eut un sourire amer. Il savait pertinemment ce qui se cachait derrière ces mots innocents. Si Flanquin tenait comme lui à préserver la clinique, il avait la fâcheuse tendance de se croire seul juge du bien et du mal.

Quand il décidait qu’une chose était mauvaise et qu’il était moral de la dénoncer, rien ne pouvait l’arrêter.


 


 

— Allez, tu peux le faire, se marmonnait la docteure en remontant le couloir.

Fèvre dut s’arrêter et se plaquer contre le mur en voyant la porte du bureau directorial s’ouvrir. Risquant un œil, elle aperçut Flanquin qui sortait, serrait une main appartenant à Brisebane, et partait dans l’autre sens pour rejoindre son propre bureau. Fèvre l’avait échappé belle. S’assurant que Brisebane était retourné dans son antre et avait refermé derrière lui, elle dépassa une rangée de sièges d’attente accolée à une plante en pot de galets pour filer vers les téléphones.

Les combinés bleus l’accueillirent, bien suspendus à leur bloc soudé au mur. Pas de cabines ici ; les conversations des patients avec leurs proches étaient surveillées de près par les infirmiers qui restaient dans les parages. Aujourd’hui, personne ; ce n’était pas l’heure des appels sanglotants à la famille. Fèvre inséra le jeton dans la machine, décrocha le téléphone qu’elle porta à son oreille, sans tout à fait le souder à sa peau, comme par peur du contact. Elle composa sèchement le numéro et attendit, l’estomac remué par chaque tonalité. Une voix pré-enregistrée lui indiqua qu’elle était bien au standard de la police et qu’elle serait mise en relation avec un interlocuteur le plus vite possible. Elle n’eut pas à patienter longtemps.

— Allô, oui, bonjour… ici Dominique Fèvre, docteure à la clinique psychiatrique du Laurier-noble. Oui… oui, c’est à ce sujet que je vous appelle. J’aurais voulu… vous parler de quelque chose…

Elle avait tant baissé le ton que les mots, à peine sortis de sa bouche, paraissaient s’évanouir dans l’air sans avoir jamais existé. Elle se racla la gorge, rassembla son courage et continua :

— Votre collègue n’était pas là aujourd’hui ? Il lui est arrivé quelque chose ? L’enquête n’est pas close, n’est-ce pas ?

L’homme à l’autre bout du fil lui assura que non, l’enquête continuait ; mais les diverses formalités et évolutions tentaculaires de certaines affaires retenaient aussi les agents ailleurs que sur les scènes de crime. Fèvre céda à une pulsion d’angoisse qu’elle avait depuis longtemps remisé au placard : elle se mit à ronger les ongles de sa main libre. Elle s’interrompit, presque honteuse.

— L’ennui, c’est que j’aurais voulu lui parler… Vous sauriez quand est prévu sa prochaine visite ici ?

Non, on ne pouvait pas prévoir ce genre de chose. Coinçant le combiné entre joue et épaule, Fèvre remonta les larges lunettes qui glissaient sur son nez.

— Non, non je ne veux pas le dire par téléphone… je… je peux venir vous voir au poste ?

Saisie d’une envie de continuer à se mâchouiller les ongles, elle rusa en entortillant le cordon tire-bouchonné du téléphone autour de son index.

— D’accord… oui, merci, à tout à l’heure…

Fèvre raccrocha et, jetant un dernier regard fugace autour d’elle, s’enfuit comme une braqueuse de banque.


 


 

Ils avaient transporté le corps de Leroy dans le parc. Alma s’en était donné à cœur-joie et avait hurlé au soleil, qui venait de percer les nuages et de reprendre ses droits sur le ciel. Le roi grondait de contentement en la voyant si heureuse. Leroy pendait à son épaule, son sang coulait à flots depuis sa blessure et nourrissait les plantes ; de fragiles fleurs de feu et de rubis germaient sur leur passage et leur odeur satinée saturait leurs sens, leur insufflait une euphorie qu’ils cueillaient à grandes brassées, vite, vite, avant qu’elle ne disparaisse ; avant qu’Élias et Jade ne les piétinent, entraînés dans le sillage ensanglanté.

Quand la troupe eut atteint le bûcher, Alma leva les bras avec allégresse et entama une danse folle autour du tas de bois et de brindilles, pendant que le roi, souriant à pleines dents et riant fort devant les excès de sa partenaire, plaçait le corps pas tout à fait mort sur le futur foyer. Élias et Jade, les yeux tristes et la gueule ouverte en un rictus immuable, regardaient le spectacle en gémissant. Leroy blêmissait, ses lèvres devenaient pâles à mesure que son sang la quittait. Ses côtes se soulevaient de manière erratique et sèche. Le roi, qui la contemplait derrière ses lunettes fumées, n’attendit pas qu’elle se vide pour mettre le feu au bûcher. Il n’avait pas bougé, rien dit ; par la seule force des ses yeux, les flammes léchèrent le combustible, forcirent, s’élevèrent vers les cieux et, bientôt, glissèrent vers Leroy. Elle ne pouvait rien faire, statufiée par la douleur et le spectre de la mort déjà penché sur elle. La terreur se peignait sur son visage fardé de jaune crépitant. Bientôt, les flammèches atteignirent sa peau où elles dessinèrent des croisillons. Elles se gonflèrent de carburant et d’air jusqu’à exploser en brasier. La plainte qui sortit de Leroy était pitoyable, déjà noyée d’inconscience ; elle revenait à un semblant de vie, uniquement pour goûter à la souffrance délirante qui, finalement, l’emporterait loin du monde.

Tandis que l’inspectrice de police grillait et geignait sans espoir, se contorsionnait avec les dernières forces qu’il lui restait, tendait une main dévorée vers les enfants aux bras ballants, Alma vint se blottir contre le roi. Elle cala sa tête dans le creux de son cou et s’agrippa à lui, ravie de partager ce spectacle avec lui.

Leroy mourut à petit feu. De la graisse et des lambeaux de peau, de chair, coulaient sur les côtés du bûcher ; ils tombaient dans l’herbe, y grésillaient un moment avant de s’éteindre dans un panache de fumée. L’odeur de barbecue contrebalançait l’empreinte amère des cheveux cramés jusqu’au scalp.

Jade et Élias, muets à jamais, imploraient Alma de leurs yeux vitreux. Elle n’en éprouvait que plus de plaisir. Elle se frotta contre le costume du roi, sentant sa chaleur l’englober comme les bras d’un amant.

— C’est fini, hein ? demanda-t-elle.

— C’est fini, confirma le roi dans un ronron.

Alma hésita à se contenter de cette réponse, à le serrer encore plus fort et savourer sa simple présence. Mais le besoin d’être certaine à cent pour cent prit le dessus :

— On n’en parlera plus jamais ?

Le roi eut un rire de lion, terrible et chaleureux, avant de répondre :

— Plus jamais.

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Liné
Posté le 20/05/2021
Ben voilà, j'avais raison, elle était pas morte !

... Hein !

Voilà. Hum...

Nan mais je suis sûre qu'elle va revenir, d'une façon ou d'une autre. Voilà.

Sinon, et pour rebondir sur des commentaires précédents : le "flou" que je note souvent, je le trouve hyper chouette ! Tu nous fais naviguer dans un environnement assez nébuleux, à la fois sombre et coloré, et j'aime beaucoup me perdre dedans. Je m'attends à avoir pas mal d'éléments de compréhension d'ici la fin, mais d'ici là je me laisse porter ;-)
Jamreo
Posté le 11/06/2021
Héhé... tu te doutes que là encore je vais garder le silence ;D

Contente de lire que tu l'apprécies, ce flou ! Pour trancher avec ce que je te répondais dans ton commentaire précédent ^^ c'est chouette de voir que malgré la dénomination et la contextualisation de pas mal d'éléments le flou subsiste et continue de te plaire !
Oui, les éléments de compréhension, c'est prévu xD j'espère que la fin sera satisfaisante !
Alice_Lath
Posté le 23/08/2020
Mais quoooi ? Mais non, non, non, pas Leroy euuuh, pas comme ça, ptn, c'est si cruel, jsuis désolée pour elle, j'ai mon petit coeur tout déchiré. Jsuis partie pour aller faire de la thérapie et un bon moment de deuil, moi à ce rythme. Mais pourquoi ? D'où ? Non, pas comme ça. Désolée, le traumatisme parle. Et j'espérais que la docteure parviendrait à signaler à temps la disparition de la policière pour qu'on la retrouve... Mais il faut croire que non. Raaaah, cette ultime lueur d'espoir pour rien. Tellement de questions haha ! C'est cruel, mais c'est ouf à la fois
Jamreo
Posté le 08/10/2020
Héwi... (je me répète par rapport à ton commentaire précédent xD) ne m'en veux pas trop ♥
J'espère en tout cas que la suite apportera une réponse et une justification de ce qui est arrivé à Leroy. Je peux te payer tes heures de thérapie si tu veux :'( mais blague à part, merci beaucoup pour ton retour et ta lecture !
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