Elle n'avait que très peu dormi. Il y avait d'abord eu les interrogations et autres questionnements concernant cette date anniversaire qu'ils semblaient partager, et puis son drôle de baiser contre un front qui n'avait rien demandé. Un contact qu'elle n'avait pas choisi. Une tendresse qu'elle n'avait pas espérée et, elle devait bien l'admettre, qu'elle aurait préféré autrepart si elle avait eu son mot à dire. Et puis, il y avait eu l'énervement face à toutes ces questions qu'elle se posait et qui ne trouvaient jamais aucune réponse. L'énervement né de ses lèvres contre son front qui l'avaient entraîné à se rendre à cette évidence pathétique : elle le désirait. Elle le désirait depuis la première fois, depuis la toute première seconde, et un peu plus à chaque minute. Tant qu'il n'y avait pas contact, ou du moins pas ce genre de contact, la question ne se posait pas. Elle n'avait absolument pas besoin de se la poser, peut-être même qu'elle évitait de se la poser. Mais le déni s'était brusquement envolé lorsqu'il avait soudainement décidé de prendre une foutue initiative à la con. Son front ! Il avait fallu qu'il embrasse son front ! Pourquoi son front ? Elle ne demandait pas la lune, mais disons que sa joue aurait été une cible moins infantilisante que son front.
Et puis il y avait eu le manque. Le manque pur, et le manque plus argumenté. Elle voulait rêver encore. Elle voulait pouvoir fermer les yeux et ne les rouvrir qu'au matin aussi normalement que n'importe qui. Sans cri, sans sueur froide, sans tachycardie. Force était de constater qu’elle avait besoin de lui pour ça. Alors il y avait eu l'appréhension du cauchemar. Et puis, inévitablement, il y avait eu le cauchemar. Elle n'en conservait aucun souvenir, pour changer. Elle n'aurait su dire si c'était encore d'Aelis dont elle avait rêvé, ou de tout autre chose. Et c'était tout à la fois frustrant et traumatisant. Son corps conservait les spasmes du souvenir, et sa tête refusait de lui en offrir le moindre résidu. Comme à chaque fois, il lui avait fallu une éternité pour se calmer, et une autre supplémentaire pour se rendormir.
Si bien qu'au petit matin, lorsque son réveil s'était fait entendre, elle eut le sentiment de n'avoir dormi que quelques minutes à peine. Les yeux rouges, les traits tirés et l'humeur en berne, elle avait sauté dans des vêtements sélectionnés selon un système très rodé. Il consistait à ramasser ce qu'elle trouvait par terre. Puis elle avait entrepris de dissimuler ce qui pouvait encore l'être sous des lunettes de soleil qui avaient dû être très à la mode... dans les années 50. Un jean, un débardeur léger, les cheveux en rideaux, et son appareil photo sur l'épaule, elle s'élança dans la mêlée de touristes tombés du lit. Moins nombreux qu'en fin de matinée et début d'après-midi, ils se déplaçaient tout de même en groupes compacts. Deux ou trois adultes cernés de trois ou quatre humanoïdes miniaturisés shootés au sucre dès le petit déjeuner, qui encombraient les ruelles étroites en s'arrêtant pour s'extasier sur chaque pavé, chaque lucarne, chaque poubelle. Ils braillaient en diverses langues toutes plus agressives les unes que les autres. De toute manière, sans son café du matin, le moindre rayon de soleil était vécu comme une véritable déclaration de guerre. Alors les touristes qui traînaient des tongs sur son chemin avaient quelque chose de profondément intrusif.
Fatiguée, exténuée même, d'une humeur massacrante, elle s'inquiéta en plus de ne pas trouver la voiture une fois sur le parking. Et s'il avait changé d'avis ? Et s'il attendait, tapis dans un coin avec sa bande, qu'elle fasse son apparition pour railler son innocente naïveté ? Passée professionnelle dans l'art subtil de l'élaboration de scénario catastrophe, elle s'attendait souvent au pire. Rarement au meilleur. Aussi, lorsque la belle berline scintilla dans son champ de vision, son humeur s'arrangea légèrement.
— Tu es en retard, annonça la voix masculine une fois qu'elle eût ouvert la portière pour s'installer.
— Selon mon fuseau horaire personnel, c'est toi qui est en avance.
Elle avait cinq minutes de retard. Devait-elle s’attendre à une nouvelle scène ?
— Mal dormi ? s'enquit-il devant son ton peu aimable et son absence de sourire.
— Pas dormi, rectifia-t-elle en récupérant le sachet en papier qu'il lui tendait.
— Croissants. Café, ajouta-t-il en lui fourrant une tasse thermos entre les mains. Je suppose qu'en plus de ne pas avoir pris le temps de te coiffer, tu n'as pas pris celui de te nourrir.
— Tant de compliments de bon matin... Bonjour à toi aussi, rayon de soleil !
Du bout de l'index elle abaissa légèrement ses verres teintés et força un sourire exagéré, avant de prendre le temps d'ôter l'opercule de la tasse thermos pour en humer l'odeur de caféine salutaire. Une demie seconde plus tard, elle trempait ses lèvres dans le liquide sombre pour en ingurgiter une pleine rasade. Il lui fallut une minute supplémentaire pour que les effets se fassent ressentir sur son humeur, et estompent le brouillard opaque accumulé dans son esprit.
— Merci, chuchota-t-elle après un soupir de soulagement.
— C'est Jeanne qu'il faudra remercier, précisa-t-il en mettant enfin le contact. Attache-toi. Et mange.
Elle le foudroya du regard tout en étirant la ceinture. Obéissante et insolente, le paradoxe Astrée dans sa plus parfaite illustration. Elle alla même jusqu'à entrouvrir le sachet composé d’une demi-douzaine de croissants, sans pour autant parvenir à ressentir la moindre envie.
— Quelqu'un t'a appris qu'une phrase était normalement constituée d'un sujet, d'un verbe et d'un complément, et que l’accumulation de verbes à l’impératif c’est pour les chiens ? demanda-t-elle.
Elle avait parlé calmement, les yeux rivés sur le croissant qu’elle venait d’extraire du sachet.
— Attache-toi. Mange. Pose pas de question. Déformation professionnelle ?
Il ne répondit rien, mais le regard interrogateur qu'il lui lança tandis qu’il s'engageait sur la grande route la poussa à apporter d'elle-même une précision.
— Pierre m'a dit que dans ton boulot, tu es réputé pour, disons, ton mauvais caractère ?
— C'est une question ou une affirmation ?
Sec, austère. Elle regrettait déjà de s'être élancée sans réfléchir sur cette pente bien trop glissante. C'était l'un de ses problèmes les plus récurrents, son incapacité chronique à réfléchir avant de parler.
— Une question. Tu m'as dit de ne pas lui faire confiance.
— Je t'ai aussi affirmé que je n'étais pas quelqu'un de bien.
— Ça veut dire quoi ? Que t'es vraiment le tortionnaire qu'il m'a décrit ? Et tes armes de prédilection seraient le café, les croissants et un bisou de bonne nuit ?
Elle n'y croyait pas une seule seconde. C'était vrai qu'il semblait froid et même méprisant au premier abord. C'était vrai qu'elle l'avait détesté dès le premier jour, et c'était vrai aussi qu'il lui arrivait encore d'être profondément agacée par ses attitudes néandertaliennes. Cependant, il n'avait rien du tyran narcissique dont on lui avait dressé le portrait. Il était tout le contraire : prévenant, attentionné, soucieux, et souvent avec excès et beaucoup de maladresse.
— Oui, eh bien justement, ça ne se reproduira plus.
La voix était déterminée, le ton aussi. L'air qu'il affichait, les yeux rivés sur la route, tout autant. Elle savait pertinemment qu'il ne parlait ni du café, ni des croissants, et quelque part elle n'aurait su dire si elle était satisfaite ou profondément attristée. Oui, ce baiser l'avait dérangée. Mais c'était son caractère qui l'avait agacé, pas le geste en lui-même. Est-ce qu'elle aurait souhaité que ça se reproduise ? Sûrement pas. Mais maintenant qu'il l'en privait...
— Tu regrettes ? demanda-t-elle, pas très sûre de vouloir entendre sa réponse.
— Oui.
Pas un regard pour elle. Pas un égard pour elle. Rien. Rien d'autre que son profil taillé à la serpe, et cette expression cadenassée qu'elle ne connaissait que trop bien désormais.
— Je lève ma tasse au retour de Mister Hyde qui nous avait tant manqué ! expira-t-elle en levant effectivement sa tasse de café. La journée promet d'être absolument délicieuse.
*
Le reste du court trajet se fit dans le silence le plus total. Un silence pesant. Un silence dérangeant. Un silence qui lui gonflait la gorge et picotait au ras des cils. Un silence qu'elle aurait voulu exploser à coup de machette et réduire en cendres. Un silence distant, et la distance, quelle qu'elle soit, avec lui, n'était désormais plus supportable pour elle. Elle aurait tellement voulu qu'il en soit autrement, qu'elle puisse se satisfaire d'une périphérie aléatoire, d'une simple oscillation dans son champ de force, dans ce blindage affectif qu'elle avait mis des années à ériger. Mais il avait tout réduit à néant. Pas même doucement ou gentiment. Il ne s'était pas contenté d'une démolition pierre après pierre, il lui avait tout fait péter à la tronche. Il l'avait forcé à se laisser imploser. Il avait provoqué une destruction de l'intérieur, la plus efficace de toutes. Elle avait fermé les yeux et détourné le regard pendant trop longtemps, et maintenant que la prise de conscience s'effectuait, il était trop tard pour faire machine arrière. Elle aurait dû partir tant qu'il en était encore temps, s'en tenir au plan initial : se débarrasser de sa mission et s'empresser de regagner le confort de ses habitudes.
Elle avait besoin de son entourage, de son frère, de son père, et même de Baptiste, pourquoi pas ? Elle avait besoin de retrouver l'odeur de charpente qui régnait dans sa chambre, sous les toits. Elle avait besoin d'une cigarette avec son frère, sur ces mêmes toits. Elle avait besoin de ses habitudes, de ses gestes quotidiens, dans une ville amicale et alliée. L'exact contraire de Beynac qui, depuis son arrivée, ne cessait de lui montrer qu'elle n'était pas la bienvenue, ou alors qu'elle était trop la bienvenue. Tout n'était que folie ici ! Elle ne pouvait pas faire un pas dehors sans tomber sur un phénomène visant à la rendre dingue. Elle se prenait les conséquences de son blindage affectif en plein visage. Et son armure émotionnelle se fendillait de toute part. Elle n'avait même pas été capable de libérer sa mère. Pas encore. Pas encore. Elle repoussait sans cesse l'échéance, incapable de dire au revoir.
Elle se berçait d'illusions en prétendant avoir besoin de réponses à ses questions, alors que la seule question réellement importante, elle refusait encore et toujours de la poser, ou même de se la poser. S'interroger sur les taux de probabilités d'une même date de naissance, sur les causes et conséquences des troubles du sommeil et de l'humeur, elle savait faire. Peut-être même un peu trop bien. Mais s'intéresser au dénominateur commun plus qu'évident et les émotions, ses émotions propres qui se plaçaient en causes et non en conséquences, bizarrement, elle n'en avait pas la capacité. Ni l’envie. Ni l'idée. Rationnelle. C'est ce qu'elle avait toujours été, et rationnelle c'est ce qu'elle demeurait contre vents et marées. Stoïque, offerte, vulnérable dans l'œil du cyclone. Têtue, bornée, idiote... Et profondément paumée.
Une portière claqua, et ce ne fut qu’à cet instant qu'elle remarqua l'immobilité du véhicule et l'absence du conducteur qui avançait déjà sur le gravier d'un parking. Astrée se détacha à la hâte pour le suivre. Depuis le gravier, elle jeta un regard alentour pour noter les similitudes et différences d'un village médiéval qui n'était pas le sien. Elle était déjà venue à Castelnaud-la-Chapelle, mais elle était bien trop petite à l'époque, pour en conserver un souvenir satisfaisant. Des odeurs, la sensation du soleil grillant ses épaules trop blanches, la douleur dans ses jambes après une journée de marche dans les ruelles en pente... Et autre chose aussi. Il ne s'agissait pas d'un souvenir personnel, seulement d'une histoire que ses parents se plaisaient à raconter encore et encore à tous les dîners de famille, moquant la jeune fille avec tendresse. « Une fois, j'ai habité ici. » aurait-elle lancé avec sérieux et aplomb à la guide qui faisait visiter le château. Elle devait avoir six ou sept ans, d'après ce que ses parents avaient rapporté, mais malgré son jeune âge, elle s'était entêtée face aux adultes et avait continué à affirmer qu'elle disait la vérité. Après un soupir à fendre l'âme, elle les aurait même contemplé les uns après les autres une infinie désolation dans l'œil avant de dire « Mais vous pouvez pas savoir, vous n’étiez même pas né, encore. » L'hilarité générale, et l'imagination débordante qu'on prêta à cette petite fille, accompagna tous les réveillons, soirs de Noël, mariages et autres anniversaires pendant des années. Jusqu'à aujourd'hui, où, debout immobile au centre du parking, les yeux levés vers ce château qui se dressait en surplomb, elle s'interrogeait. Et si...?
— Bon, tu viens ? J'aimerais autant éviter la foule.
À plusieurs mètres devant elle, il s'était immobilisé, visiblement agacé, et l'attendait. Alors elle reporta son attention sur lui, et remarqua pour la première fois l'absolue injustice avec laquelle une tenue décontractée rendait mieux sur lui que sur n'importe quel individu normalement constitué. C'était comme s'empresser d'attraper le petit pull que portait le mannequin sur l'affiche en quatre par trois d'un grand magasin, et sortir de la cabine d'essayage avec la conviction d'être un gros boudin totalement difforme. Un simple tee-shirt au col élargi et un jean noir qui ne semblait pas de prime jeunesse. N'importe qui aurait eu l'air négligé. Lui, il transpirait un savoureux mélange de style et de décontraction. Une publicité ambulante, un mirage, une invitation à le copier avec la certitude de ne pouvoir jamais reproduire l'effet que son corps faisait sur tout ce qui le recouvrait. Quelque part, elle commençait à mieux comprendre ce que Pierre avait laissé entendre le premier soir. Être dans l'ombre de Syssoï, se démener pour exister lorsque lui n'avait absolument aucun effort particulier à fournir. Il lui suffisait d'apparaître, simplement d'être.
— Quoi ? tonna-t-il à nouveau devant l'air idiot qu'elle devait afficher.
— Rien, grommela-t-elle en se remettant en mouvement pour le rattraper. Ne me perds pas de vue, s'il te plaît. Dans la foule venant se jeter à tes pieds, je risquerais de me faire piétiner.
Un râle à voix basse, dont il ne sembla pas distinguer grand chose, si ce n'est l'état d'esprit général.
— Tu comptes me poursuivre de ta mauvaise humeur toute la journée ?
Une question teintée d'accusation qui eut pour conséquence de lui faire dresser la tête jusqu'à lui dans une expression de profonde surprise.
— Je ne sais pas. Tu comptes être con durant combien de temps, encore ? Parce que, bizarrement, mon humeur dépend pas mal de la tienne, en fait, rétorqua-t-elle sans ralentir la marche, ni se laisser impressionner par ce regard qui, pourtant, en aurait découragé plus d'un.
Il ne répondit rien, mais rangea ses mains dans ses poches comme un gamin boudeur, et calqua son pas sur le sien. Elle menait la danse.
*
— Je suis désolée, mais comme je me tue à vous le répéter, il y a des horaires de visite à respecter.
La grande brune dont le badge venait cogner contre le chemisier de mauvaise qualité à chaque mouvement, se répétait en effet pour la troisième ou quatrième fois. Obtuse, elle se répétait autant qu'elle n'écoutait ce qu'on s'évertuait à lui faire comprendre depuis plusieurs minutes. Après s'être tous deux acquittés du prix de l'entrée, Astrée avait demandé à ce qu'on lui indique où ils pourraient trouver la guide du château. Il s'avéra qu'il existait non pas une, mais deux guides, et que l'une des deux se trouvait justement juste là - l'homme à la caisse la lui avait désigné du doigt- occupée à siroter un café durant l'une de ses pauses. La petite baronne avait abandonné Syssoï à la lecture du plan offert par le caissier, et s'était empressée de rejoindre la jeune guide. Depuis elle n'avait de cesse de chercher à se faire entendre de cette femme si peu conciliante que Cerbère passerait pour un joli caniche en comparaison.
— Mais... Laetitia... lu-t-elle sur son badge. Comme je me tue à vous le répéter également, je ne veux pas une visite guidée du château, je voudrais juste vous poser quelques questions concernant une de mes ancêtres qui aurait séjourné ici, et...
— Vous devez vous en tenir aux horaires donnés.
— C'est Lauretta qui m'a dit que... tenta-t-elle sa dernière carte, espérant vainement un retournement de situation.
— Les horaires sont les horaires.
C’était combien déjà, pour homicide volontaire ? En plaidant l’absence de préméditation et la folie passagère, elle devrait pouvoir s’en tirer à bon compte. N’avait-elle pas des circonstances atténuantes ? Elle s'apprêtait à lui balancer le flot d'injures qu'elle retenait depuis trop longtemps, lorsque la voix masculine si familière se fit entendre dans son dos.
— Alors ?
Elle allait se retourner en sa direction, mais le regard que lança la guide à l'homme derrière elle l'en empêcha. Réaction féminine typique, mâchoire disloquée et air niais lui donnèrent une idée.
— Alors, Laetitia était justement en train de me dire qu’il était très compliqué pour elle de répondre à notre demande en dehors des horaires de visite. J'imagine que si mon frère se joint à nous, ça ne change rien ?
D'un revers de main, elle tapota le torse masculin qu'elle ne voyait pas, tandis que ladite Laetitia humidifiait ses lèvres et déglutissait difficilement avant de donner sa réponse.
— Oh, on peut bien contourner les règles, pour une fois. J’ai justement quinze minutes de battement avant mon prochain tour, annonça-t-elle soudainement très conciliante. Que diriez-vous d’une petite visite privée ?
Un sourire asymétrique plus tard, elle les précédait sur le chemin menant jusque dans les profondeurs des fortifications.
— Ton frère ? s'étonna l'autre en se penchant jusqu'à son oreille.
— Tu apprendras que la solidarité féminine n’est qu’un mythe. Essentiellement à cause d’hommes comme toi.
Une explication dont il devrait se contenter puisqu'il ne semblait pas capable de comprendre par lui-même. Pourtant, l'évidence de la situation sautait aux yeux. Dès le début de cette visite guidée qu'elle n'avait pas demandée, la jeune guide n'avait fait que s'adresser à lui, laissant Astrée fureter dans chaque pièce sans lui prêter la moindre attention. C'était Syssoï qui avait le droit à tout l'historique du château, de sa construction à sa succession de propriétaires. Cours d'Histoire qu'il écoutait avec courtoisie sans jamais laisser entrevoir son désintérêt total de la chose. Un désintérêt qu'Astrée n'aurait pas soupçonné non plus si, ponctuellement, elle ne tombait pas sur son regard et son attention braqués sur elle. L'intérieur du château était occupé par le très récent musée de la guerre, composé d'ateliers interactifs supposés intéresser et amuser le visiteur, et surtout le projeter complètement dans un lointain passé. Astrée tuait le temps, s’employait à animer chaque écran tactile, et inspecter chacun des paysages au travers de fenêtres et meurtrières, tandis que Laetitia paradait, s’extasiait, soliloquait. Ses connaissances devaient être bien précieuses, mais ce n’était pas celles recherchées par le duo. Au détour d’une nouvelle salle aussi étroite que longue, ils se retrouvèrent cernés par les gens d’armes. De part et d’autre de ce couloir, armures et côtes de mailles présentaient épées et boucliers. Une angoisse vrilla les intestins d’Astrée qui accéléra le pas.
— Toutes les armures que vous voyez ici sont authentiques, elles ont réellement été portées par des chevaliers de ce château, expliquait la guide, toujours en s'adressant à Syssoï.
En petites foulées pressées, elle se dirigea vers un portant d'où pendouillaient étoffes et côtes de maille de tailles diverses et variées.
— Voulez-vous passer un de ces vêtements ? continuait-elle en fouillant parmi les tissus. Ils ne sont pas d'époque, mais ce sont de parfaites reproductions de ce que les hommes du Seigneur portaient lorsqu'ils n'étaient pas au combat.
Des costumes qui devaient ravir les parents et faire hurler d'excitation les enfants, mais qui n'eurent pas du tout le même effet sur la jeune baronne. À peine la guide eut-elle achevé de jeter son dévolu sur un ensemble, pour le présenter contre le torse Syssoï dans une exclamation de ravissement, qu'Astrée perdit pied. « Ça vous va à ravir ! » chantonnait la guide. « Vous auriez fait un très beau chevalier. » gloussait-elle encore. La bile remonta dans la gorge d’Astrée. D’un mouvement vif, le cœur au bord des lèvres, elle combla l'écart qui la séparait du Russe. Sa main agrippa l'étoffe pour la lui arracher du corps dans la volonté viscérale de dissocier ce visage de ce blason. Trois lions sur fond bleu.
— Nenni onques, Olimp ! s'était-elle rageusement écrié en projetant le tissu au loin.
Le coton bleu lui avait brûlé les doigts. L’écoeurement lui avait irradié les rétines. Puis… plus rien. Elle était à nouveau là, au centre de cette pièce aux proportions ridicules, assiégée par la surprise qu’elle lisait dans les yeux de la guide. Alors elle demeura immobile, une main contre ses lèvres dont elle avait perdu le contrôle. Son regard n'exprimait plus rien de cette détermination qui semblait avoir motivé son geste. Plus rien d'autre qu’interrogations. Et profond traumatisme.
— Rangez ça ! ordonna Syssoï, tandis qu'Astrée se confondait en excuses.
— Mais, enfin... marmonnait la guide qui s’empressa d’aller ramasser et épousseter le déguisement. Elle est étrange, votre sœur.
Mais l'homme ne l'écoutait pas. Il s’était dépêché de rejoindre l’autre brune, et l’attrapa par le bras avant qu’elle ne se penche pour aider Laetitia dans sa tâche. Confuse, Astrée se laissa faire et suivit le mouvement lorsqu’il l’isola du reste des badauds, guide et touristes inclus. les doigts masculins serraient si fort le haut de son bras qu’elle était sûre qu’ils s’imprimeraient sur sa peau. Néanmoins, lorsqu’il s’immobilisa enfin dans un coin, le danseur sembla hésiter quant à la réaction à adopter en pareille circonstance.
— Ça va ? demanda-t-il avec la brusquerie de la maladresse.
Elle ne sut que répondre. Elle n’avait d’yeux que pour cette main en lévitation à la fois si proche et si lointaine. Une main qui, après hésitation, réintégra la poche de son propriétaire.
— Tu veux que je m'éloigne un moment ?
S'éloigner ? Oui, ça semblait logique puisqu'il était, malgré lui, l'auteur du traumatisme, mais dans l'esprit complexe de la jeune femme, cet éloignement proposé sonnait comme une circonstance très aggravante à son état général. Non, il ne devait surtout pas s'éloigner. Et faute de pouvoir ou vouloir le verbaliser, elle s'empressa d'agripper une manche et, du regard, de le mettre au défi de reculer ne serait-ce que d'un pas.
— Est-ce que tout va bien ? demanda la guide en apparaissant dans leur champ de vision.
— Oui, parfaitement bien, affirma la voix masculine.
— Ça vous arrive souvent de vous disputer en ancien français ?
— Nous ne nous disputions pas… commença Syssoï avant d’être interrompu par une Astrée soudainement bien vive.
— C’est ce que j’ai fait ?
N’étant pas très certaine de ce qu’elle avait dit, elle avait besoin de savoir. La jeune femme avait une idée du contexte global. Mais ces mots ? Ce prénom ? Peut-être n’était-ce pas la bonne chose à faire au vue du regard que lui lançait la jeune guide.
— Tu as juste besoin d'un peu d’air, intervint son frère fictif. La sortie la plus proche ?
— Par l'accès Est. Suivez-moi.
Ils n’avaient toujours pas obtenu la moindre réponse.
J'ai l'impression que tu as beaucoup aimé écrire ce chapitre, j'y trouve plus de légèreté même si Astrée n'est pas à la fête, plus de fluidité dans l'écriture, plus d'aisance. Ca file (c'est un compliment).
L'idée des costumes est parfaite. Juste, j'ai accroché sur un détail. Les villages sont si proches, pourquoi Castelnaud parait-il si lointain et n'y est-elle allée qu'une fois ? Je veux dire - ce n'est qu'une suggestion - tu pourrais rajouter quelque chose en ce sens "bien que les deux villages soient proches, elle n'avait été qu'à Castelnaud qu'une fois". Ce n'est qu' un détail dans ce chapitre.
Je continue !
Coquilles du jour :
C'est toi qui est en avance
vous n’étiez même pas né
Merci pour les coquilles et ta lecture !
Eh bien, ça cogite dur, dans la petite tête d'Astrée ^^ La pauvre.... enfin, elle se rend quand même compte qu'il y a un truc avec Syssoï. Lui, égal à lui-même, souffle le chaud et le froid ^^
J'ai beaucoup aimé ta description du silence qui règne entre deux. C'est un beau contraste avec les discussions de Pierre, en plus.
En tout cas l'authenticité des armures lui rappelle encore des souvenirs. Et puis ce prénom (déjà vu ? j'ai pas eu l'impression mais c'est possible). En tout cas elle ne s'est même pas rendue compte donc qu'elle "changeait" de langue.
J'espère que la guide pourra les aider davantage, à part baver devant Syssoï elle n'a rien fait d'utile pour le moment.
Ah, et j'ai beaucoup aimé l’anecdote de son enfance, qui me parait du coup étrangement vraie et liée à tout ça ^^
Bon, je veux savoir, du coup. C'était son amant, celui qui l'a poussée, ou les 2 à la fois ? :p et est-ce que le destin se rejoue toujours de façon immuable ? ^^ (mais si c'est son ancêtre, elle ne peut pas être morte avant d'avoir donné naissance à sa descendance, en fait... ).
A la prochaine ^^
Oui, le prénom "Olimp" tu l'as déjà croisé, mais c'est parfaitement normal que tu ne l'aies pas encore relevé. C'est volontaire (oui, je suis fourbe !).
En ce qui concerne la mort d'Aelis, elle n'a pas été poussée. La version officielle c'est qu'elle serait tombée des remparts durant une promenade nocturne. Mais d'après le rêve d'Astrée, elle a reçu une flèche en plein coeur alors qu'elle s'interposait entre le soldat et ce qui devrait être l'homme avec lequel elle s'apprêtait, potentiellement, à fuir.
Je ne t'en dis pas plus, tu le découvriras dans le prochain chapitre. Encore un peu de patience ;)
Merci encore pour ta fidèle lecture et tes retours qui réchauffent l'âme !