— Comment cela, sept-cents euros ! m’exclamai-je en frappant du plat de la main sur le bureau de l’accueil. J’ai déjà payé la totalité de mon inscription, ainsi que le prix de ma chambre pour l’année ! contestais-je en ne lâchant pas la secrétaire du regard.
Cette dernière leva légèrement les mains, comme pour me demander de garder mon calme. Je voyais à l’expression de son visage qu’elle n’en menait pas large, mais je comprenais également qu’elle ne faisait qu’appliquer des ordres. Cependant, j’avais besoin de maintenir un certain niveau de pression pour atteindre mon but.
— Je suis désolée, miss Lindermark, souffla-t-elle comme pour m’encourager à baisser le ton. Mais il ne s’agit pas seulement de cela, il y a également des assurances, des frais d’eau et d’électricité… Et puis vous savez que ce campus est très particulier, les règles sont strictes, plaida-t-elle faiblement.
Les choses allaient dans le sens que j’avais prévu pour le moment. Cependant, je me gardais bien de le montrer et me tournais en direction d’Améthyste sans perdre mon expression de colère contenue.
— Amélie, attend moi dehors, je vais régler ça ! déclarais-je un peu sèchement.
Améthyste, voyant que je l’appelais par son prénom, sembla prendre la chose particulièrement au sérieux et arqua les sourcils en reculant d’un pas :
— Heu, OK, mais te prends pas la tête, hein ? fit-elle en se dirigeant vers la sortie.
— Ne t’en fais pas, je ne vais pas me laisser faire, concluais-je en lui faisant signe qu’elle pouvait disposer.
Sur ce, lorsque je fus certaine que ma collègue avait bien quitté les lieux je me tournais vers la secrétaire, avec cette fois-ci un sourire très avenant et une bonne humeur retrouvée :
— Très bien madame, je vais payer l’intégralité des frais immédiatement, déclarais-je avec politesse.
La secrétaire cligna des yeux, un peu prise aux dépourvues, se demandant ce qui lui valait ce changement aussi soudain de comportement chez moi. Ce fut alors l’occasion que j’attendais pour imprimer une directive importante dans son esprit :
— Dans ce cas, je compte sur votre très grande discrétion, ajoutais-je un ton plus bas, fronçant légèrement les sourcils.
La secrétaire hocha alors rapidement la tête en prenant l’enveloppe que je lui tendais. Un peu plus tôt, j’avais fait croire à Améthyste que j’étais suffisamment éloquente pour régler le problème. Elle avait donc compris implicitement que je ne comptais pas payer. C’était la première étape. La seconde était de mettre la pauvre secrétaire dans un état de vulnérabilité tel, qu’elle accepterait avec joie n’importe quelle demande, du moment que cela l’empêche de subir davantage de pression. Ainsi, j’étais certaine de pouvoir compter sur sa discrétion.
— Je vous remercie, fis-je alors d’un ton relativement neutre. Cela prend-il effet immédiatement ?
— Ou oui miss Lindermark, s’empressa de répondre la secrétaire en tapotant sur son clavier d’ordinateur. Et, heu, je vois que vous n’avez pas profité de la visite médicale complète offerte à toute inscription, souhaitez-vous prendre rendez-vous ? demanda-t-elle en essayant de tourner la phrase comme si elle me faisait une faveur.
— Hé bien… hésitais-je en portant un index à mon menton. Pourquoi pas vendredi après les cours ?
— Bien, alors attendez, j’ouvre l’agenda du Dr Satriani… fit-elle en marquant une pause tandis qu’elle consultait son écran. Oui, je peux vous avoir un rendez-vous pour seize heures trente, cela vous convient-il ?
— Bien sûr, c’est parfait, répondis-je avec le sourire.
Ce qu’elle venait de faire, je m’y étais attendue. Elle avait voulu conclure la conversation sur du positif, sur un service qu’elle me rendait, histoire que je ne parte pas simplement avec le souvenir d’une secrétaire réticente à céder à mes attentes. Classique. De plus, cet examen médical tombait à pic, cela me permettrait de rencontrer des personnes importantes qui ignoraient encore que je possédais déjà un don. Ce serait donc une opération « cheval de Troie ».
Lorsque je sortais du secrétariat, je faisais signe à Améthyste qui fumait une cigarette, adossée au mur du bâtiment. Elle leva alors instinctivement la tête et haussa un sourcil interrogateur :
— Alors ? T’as réussi ? demanda-t-elle, cachant difficilement son espoir.
— Évidemment ! dis-je en lui souriant. Je suis une Lili ! Je suis donc exceptionnelle ! déclarais-je avec un brin d’humour.
— Yeaaah ! s’exclama alors ma collègue en faisant des signes métalleux de ses deux mains. T’es trop forte ! Y faut fêter ça !
— C’est pour cela que nous allons en ville !
C’était dans la poche. Je n’avais pas techniquement menti à Améthyste en lui disant que j’avais résolu le problème, mais je savais pertinemment qu’elle pensait que je l’avais résolu sans payer.
En comptant tout ce que nous avions pu retirer le soir dernier, moins les courses de Mauricio, moins le prix de la chambre à l’année, il me restait en tout et pour tout deux-mille euros. De l’argent de poche pour quelqu’un comme moi, en temps normal. Mais je ne m’en faisais pas. J’avais un plan.
J’observais alors avec un sourire en coin Améthyste tirer sur son mégot, tirant presque jusqu’au filtre.
— Putain, j’arrive pas à l’croire ! s’exclama-t-elle en secouant la tête et en souriant. On pourra mettre le chauffage à fond quand y caille ! Et on aura de l’eau chaude à volonté tous les jours ! ajouta-t-elle, presque comme une interrogation. Et j’pourrais même avoir de vraies toilettes pour aller ch-
Je levais immédiatement la main pour l’interrompre en grimaçant :
— Améthyste… du calme. Je te rappelle que ce relatif confort vient avec une grosse responsabilité, et j’aimerais qu’on aille en parler justement.
— Ah heu, ouais, désolée, fit-elle en jetant son mégot dans une poubelle proche. J’te suis, on va dans un truc genre, classe ?
Je laissais échapper un petit rire.
— Oui, mais pas exactement le genre d’endroit auquel tu pourrais penser venant de moi, répondis-je en tentant de me faire mystérieuse.
— Hoho, j’ai hâte de voir ça ! déclara Améthyste en fourrant ses mains dans le pull que je lui avais prêté avant de se mettre à me suivre. Allez, on part en balade ! chantonna-t-elle avec bonne humeur.
Une bonne humeur vraiment communicative, d’ailleurs. Je ne me souvenais pas, à aucun moment de ma vie, avoir déjà connu une personne aussi entière, aussi naturelle. C’était à la fois touchant et rafraîchissant. J’avais envie d’être en sa compagnie presque uniquement pour le vent de fraîcheur qu’elle amenait avec elle.
— Dis-moi, demandais-je sur le ton de la conversation tandis que nous quittions le campus. Comment as-tu découvert DJ-Snake ?
— Ah, ben… hésita-t-elle en se passant une main dans les cheveux. C’est trop embarrassant à raconter… fit-elle en grimaçant.
Évidemment, je m’imaginais les situations les plus burlesques, et cela ne me donna que davantage envie de connaître l’histoire.
— Je te promets de garder le secret ! chantonnais-je d’un ton trop enjoué pour être honnête.
Ce qui n’empêcha pas l’exubérante Napolitaine de me répondre, semblant encouragée par ma bonne humeur :
— Héhé, c’est pas une histoire pour les p’tites filles nobles, prévint-elle. Mais disons qu’à un moment, en plein public, j’ai eu très envie de disparaître. Et ça s’est littéralement passé ! déclara-t-elle avec une drôle de grimace.
— Allez ! Donne les détails ! ricanais-je en lui donnant un léger coup d’épaule.
— OK, OK ! céda-t-elle volontiers. En fait y faisait super chaud vers la mi-août, et y avait un groupe de mecs assis à l’ombre sur la pelouse. Moi j’me relaxais tranquille à côté d’eux ; j’te jure y’avait un d’ces silences ! fit-elle avant de marquer une pause lorsque nous arrivâmes à l’arrêt de bus. Puis quand j’ai décidé de partir, j’ai poussé sur mes abdos pour me relever, continua-t-elle avant de regarder si personne n’était à portée d’oreille. Et là, j’ai rien vu v'nir, mais j’ai dégazé quelque chose de vraiment méchant ! On aurait dit les trompettes de l’apocalypse ! conclut-elle.
Je me tendis alors un bref instant en comprenant son histoire, les muscles de mon dos se raidirent et je serrais instinctivement les fesses en même temps que les mâchoires. Cependant, mon nez me chatouillait trop, une petite larme me monta aux yeux… Et j’explosais de rire.
Je n’avais jamais ri autant ni aussi franchement de toute ma vie, j’eus même du mal à respirer entre deux éclats de rire.
Au départ, Améthyste sembla un peu vexée, le prenant pour une moquerie, mais elle s’amusa ensuite de me voir aussi hilare, avant de s’inquiéter que je ne respire pas suffisamment.
Puis elle retrouva son air vexé lorsqu’elle me demanda de garder mon sérieux en montant dans le bus. Le trajet jusqu’au centre-ville fut pour moi une véritable épreuve pour ne pas éclater de rire en repensant à ce qu’elle m’avait raconté et, surtout, à la manière dont j’imaginais que ça s’était passé. Jamais de toute ma vie je n’aurais cru cela possible. Que moi, Emily Erina Elizabeth Linderkmark me trouve dans une situation telle que je ne puisse me retenir de rire, surtout sur un tel sujet.
Un peu plus tard, lorsque je parvins enfin à me calmer, nous arrivâmes là où j’avais prévu de célébrer notre première victoire. Un petit endroit que j’avais remarqué la dernière fois, et où j’avais très envie de prendre un verre.
Je désignais les lieux à Améthyste et lui fis même la grâce de lui tenir la porte ouverte.
Et lorsque j’entrais à mon tour, je pris une grande inspiration et poussais un soupir de contentement. L’odeur du vieux bois verni, de l’alcool de qualité, de la fine moquette et de la cuisine maison m’évoquait les plus beaux souvenirs de mon enfance. L’ambiance apaisante, les lumières douces et tamisées de ce spacieux endroit, tout était comme en Angleterre.
— Alors ? Tu ne trouves pas cet endroit… merveilleux ? demandais-je à mon amie en affichant un large sourire sincère.
— Sérieux ? Un club de jazz ? fit-elle avec un sourire en coin. Bizarrement, ça m’étonne pas de toi. C’est genre un tout p’tit peu foufou, mais quand même distingué, jugea-t-elle avec une mimique moqueuse.
— C’est ça, moque-toi, fis-je d’un ton faussement outré. Mais le jazz est à la fois extrêmement complexe et technique, tout en étant populaire, libre et convivial !
Cette dernière baissa alors légèrement la tête en levant les mains, comme si elle déclarait forfait.
— J’dois bien avouer, t’as raison sur c’coup-là ! déclara-t-elle avec sincérité, avant de se redresser. Et si j’comprends bien, c’est toi qui es complexe et technique, et moi qui suis populaire et conviviale ?
— Très drôle, me moquais-je, il n’empêche que tu n’es pas au bout de tes surprises aujourd’hui !
Puis, je remarquais un serveur qui s’approchait de moi avec un grand sourire :
— Mesdemoiselles, vous souhaitez vous installer ?
— Oui, bien sûr, répondis-je avec le même sourire. Nous ne sommes que toutes les deux, auriez-vous un coin un peu isolé, nous avons à parler affaires, demandais-je avec tout le naturel du monde.
— Bien sûr, veuillez me suivre s’il vous plaît.
En quelques secondes, nous fûmes assises dans un coin de la salle, un panneau de bois nous séparant des autres tables alignées contre le mur. J’avais bien du mal à contenir mon excitation de me retrouver dans un lieu à la fois rafraîchissant et familier.
Je commandais alors un spritz sans alcool, et ma camarade demanda un simple soda. Elle n’avait pas l’air particulièrement enthousiaste de se trouver ici, mais au moins, elle ne montrait pas non plus de signe de malaise. Une fois nos commandes servies et le serveur éloigné, j’entamais le début d’une conversation plus sérieuse :
— Bien, pour l’instant, nous savons que mon père et Satriani s’attendent à ce que Shôgi tente de récupérer l’objet sous le campus, commençais-je. Cela signifie qu’ils savent de quoi il s’agit et qu’ils ont l’intention de la capturer. Ma mission, c’est de voler cet objet, le proto-implant… murmurais-je en plissant les yeux. Notre budget est très limité, mais nous avons l’avantage de la surprise, ajoutais-je finalement.
— Ouaip', souffla Améthyste avec tout son sérieux. Et ça veut dire qu’on va devoir régler ça rapidement, hein ?
— Exactement, répondis-je. Nous allons devoir mener une blitzkrieg, comme disent les Allemands.
— Ouais mais, heu… et les études ? s’inquiéta Amélie avec un geste de la main. On peut pas tout foutre en l’air pour les autres étudiants, si ton père et Satriani décident de fermer la cabane après notre coup, y en a beaucoup qui vont voir flou, j’te l’dis !
— Ne t’inquiète pas à ce sujet, dis-je en secouant la tête. Je vais simplement montrer à mon père que je peux le battre. En fait, commençais-je en prenant une profonde inspiration, ce serait comme dans les séries américaines, tu sais ? L’héroïne arrive à vaincre son père, et il lui dit que tout cela n’était qu’un test et qu’il est fier d’elle et qu’elle mérite désormais de prendre sa place… soupirais-je, mi-rêveuse, mi-anxieuse.
— Wahou… souffla Améthyste. Ça c’t’un Œdipe de compétition, commenta-t-elle avec un sourire chafouin. T’as conscience qu’y a zéro chance que ça s’passe comme ça hein ?
— Oui… soupirais-je en portant une main à mon front. C’est juste que…
Je ne finissais pas ma phrase, hypnotisée par le reflet de la lumière sur les glaçons de mon verre de spritz. L’ambiance des lieux me rendait mélancolique, l’ampleur des événements récents m’infligeait un stress énorme et de surcroît, je mettais en péril mon avenir et mes relations avec ma famille. Tout cela pour une extraterrestre qui m’avait simplement promis que c’était pour le bien commun, et que ma récompense serait à la hauteur de la tâche.
Je laissais alors échapper un rire nerveux qui sembla inquiéter Améthyste.
— Hey, Lili, ça va ou quoi ? dit-elle en se penchant vers moi. Craque pas hein ?
À ces mots, je la sentis poser sa main sur la mienne. Elle était si douce, si fraîche. J’eus un petit hoquet de sanglot, puis me redressais en sortant un mouchoir de ma poche.
— Je… désolée je… oui, je craque un peu, ce n’est rien, soufflais-je en essuyant mes larmes. Merci d’être là, concluais-je en étreignant la main d’Améthyste, comme pour la remercier.
— Ouais, pas d’quoi, c’est cool, souffla-t-elle avec un mince sourire, les joues légèrement rouges. Mais heu, t’es sûre qu’ça va ? En cas, tu peux toujours refuser la mission, rentrer chez toi et…
— Non, non sûrement pas, soufflais-je en prenant une profonde inspiration, et une grande gorgée de spritz. Je dois le faire, je veux le faire ! C’est juste que je…
Je m’interrompis alors en entendant mon téléphone vibrer dans mon sac à main.
— Pardon, je vais l’éteindre, dis-je en plongeant la main dans mon sac. Je rappellerai plus t... m’interrompis-je de nouveau en voyant le nom du contact. Désolée, je dois prendre cet appel ! déclarais-je alors soudainement.
Je décrochais alors, et portais le téléphone à mon oreille, tentant de gommer toute émotion négative de ma voix :
— Allô, maman ? dis-je dans ma langue natale.
— Oui, mon bébé ! Pourquoi tu ne m’as pas rappelée ? Comment vas-tu ? Tu as fait un bon voyage ? Les Français ne sont pas trop grossiers ? Ton père est parti je ne sais où avant-hier, et je me suis fait du souci ! Est-ce que tu manges bien ? débita la voix de ma mère, en anglais, mais imprégnée de son fort accent coréen.
Elle avait toujours fait cela, aussi loin que je m’en souvienne. Quand je rentrais un peu tard à la maison, elle me posait des salves de questions. Mais j’avais rapidement appris que, quelles que soient les questions qu’elle posait, il n’y avait qu’une seule réponse qu’elle voulait entendre :
— Je vais bien, maman.
— Ah, tu me rassures… Tu n’as pas eu de problèmes ?
— Pas vraiment, non, mais il s’est passé tellement de choses… je t’écrirais, promis-je. Je me suis fait de nouveaux amis et… les cours sont vraiment intéressants.
— Emily, mon bébé… Je sens dans ta voix quelque chose qui ne va pas ! décrypta ma mère avec cette justesse et cette empathie dont seules les mères sont capables. Oh, ma pauvre chérie ! Tu as croisé ton père n’est-ce pas ? Je le savais que c’était bizarre, qu’il ne me dise pas où il allait !
Je serrais les dents pour ne pas pleurer, puis j’adressais un regard désolé à l’intention de ma camarade, qui hocha simplement la tête en levant la main, me faisant signe qu’elle comprenait.
— Ce n’est rien maman, il me met simplement à l’épreuve, répondis-je dans un demi-mensonge.
— Tu es sûre que ça va ? Ton père peut être borné, tu sais ? Je viendrais le pincer s’il essaie de t’ennuyer ! déclara-t-elle avec une once d’humour tout maternel.
— Non maman, ça va, je t’assure. Je suis une Lindermark après tout ! Il a tout fait pour que je sois prête pour ce genre de défi ! déclarai-je avec une conviction renouvelée.
— Oui, bien sûr, mais tu es aussi et surtout une Ri, ne l’oublie pas ! me commanda-t-elle avec affection, me rappelant à mon sang coréen. Je sais que ton père a un goût déplacé pour ce qui est de te mettre à l’épreuve, mais tu es ma fille, et je serais capable de geler l’océan pour courir te rejoindre !
— Merci maman, soufflais-je avec un sourire sincère, une chaleur commençant à naître dans ma poitrine. Ne t’inquiète pas, je montrerai à père que je suis une adulte maintenant, je ne me laisserais pas faire ! concluai-je avec enthousiasme.
— Haha, d’accord Emily, je suis rassurée, n’oublie pas de m’écrire, mon bébé !
Je raccrochais ensuite avec un soupir de soulagement. Non pas de m’être débarrassée de la conversation, mais d’avoir retrouvé toute mon énergie et mon optimisme. Ma mère était la plus forte pour ce genre de chose, elle avait l’art de me transmettre de la force, de me remonter le moral en quelques mots, en quelques claquements de langue.
— Désolée, dis-je à ma camarade avec un petit sourire gêné.
— Bah, j’comprends, répondit-elle en haussant les épaules. En tout cas, ça a l’air de t’avoir filé la banane ! C’est quel genre de meuf ta daronne ?
Je pouffais brièvement de rire. Améthyste devait au moins avoir quelques notions d’anglais.
— Hé bien… commençais-je. Elle est comme moi, mais en plus sûre d’elle, plus autoritaire, plus solide, plus sage et… comment dire ? fis-je en cherchant mes mots dans mon verre de spritz. Elle me donne tout l’amour du monde, comme seule une mère en est capable… concluais-je avec le sourire.
— Hé, ça a l’air cool ! déclara simplement Amélie avec un sourire en coin.
— Oh, désolée ! réagis-je. J’avais oublié que tu…
— Pas d’lézard, j’vis très bien sans ! répondit-elle immédiatement après un petit rire.
Le silence s’installa. Nous en profitâmes pour finir nos verres et réfléchir, méditer dans le silence feutré du jazz-bar, seulement troublé par quelques notes de piano passant à travers les haut-parleurs de la scène. Pendant un instant, je songeais qu’il était dommage de diffuser de la musique enregistrée alors qu’il y avait un très joli piano demi-queue Yamaha sur cette scène…
— Au fait Lili, demanda alors la Napolitaine.
— Oui ? l’encourageais-je avec un sourire.
— J’viens d’y penser mais on a traîné ensemble sur l’campus et… j’portais un d’tes pulls.
— Oui, ce n’est pas un problème, la rassurais-je. Tu peux le garder si tu l’aimes bien.
Pour une raison que je ne m’expliquais pas, elle rougit légèrement.
— Heu, ah, c’est sympa mais j’espère que ça va pas t’mettre les nerfs mais… Tu sais comment ça c’passe sur l’campus et… 'fin, y a des chances qu’y aient des rumeurs, grommela-t-elle en passant une main dans ses cheveux, détournant le regard.
Il me fallut alors quelques secondes pour connecter les points entre eux, mais je compris facilement où elle voulait en venir. Déjà que la rumeur concernant Mauricio et moi était allée assez vite, et je grimaçais rien que d’y penser, j’imaginais bien ce qui pourrait se raconter si Améthyste avait été vue en ma compagnie, sortant de mon bâtiment, en portant un de mes vêtements. Étrangement, l’idée ne me dérangeait pas autant qu’avec Morituri. C’est alors qu’une idée me vint, et je relevais la tête avec un sourire :
— C’est une bonne chose ! déclarai-je.
— Que, hein ? s’étonna la DJ, les joues toujours rouges.
— Oui ! Si on nous imagine en couple, alors le fait que l’on soit souvent ensemble n’éveillera pas de soupçons sur notre véritable but ! concluais-je en joignant mes mains avec enthousiasme.
Cependant, je ne me serais pas attendu à la réaction de la Napolitaine, qui se contenta de grogner légèrement en croisant les bras sur sa poitrine, évitant toujours de croiser mon regard à travers ses impénétrables lunettes. Quelque chose semblait la déranger.
— C’pas un jeu, t’sais… souffla-t-elle.
— Heu, je… qu’est-ce qui ne va pas ? demandais-je avec précaution.
— Fais pas genre, grommela-t-elle, toujours sans me regarder. C’est juste… frustrant.
Je rougis alors brièvement moi aussi et baissais les yeux.
— Oh… je suis désolée, je… je n’avais pas pris en compte tes sentiments sur la question, formulais-je.
— Rah, arrête de causer comme un personnage de dessin animé pour gosses ! soupira Améthyste sans vraiment d’exaspération. Imagine juste qu’un mec que tu kiffes te fasse ce genre de plan ! Mais qu’tu t’fais friendzoner parce qu’il aime pas les gonzesses, proposa-t-elle.
Je clignais alors un instant des yeux avant de comprendre. C’était une comparaison miroir avec la nôtre. Je me fis alors la remarque qu’elle avait l’esprit plus vif que ce que je ne le pensais.
— Je suis désolée, je… bredouillais-je. Je n’y connais pas grand-chose en amour et tout ce qui va avec et… comme tu l’as dit, j’ai grandi dans un environnement strictement hétérosexuel, résumais-je. Alors je… je ne sais pas vraiment comment faire pour ne pas te faire de la peine, mais… hésitais-je un moment, voyant qu’Améthyste ne me regardait toujours pas. Je sais que tu aimerais en avoir davantage mais… est-ce que tu accepterais tout ce que je peux t’offrir, en étant simplement ton amie ? proposais-je avec sincérité.
La Napolitaine ne dérougissait pas. Je la vis se mordre légèrement la lèvre et baisser la tête avant de soupirer. Cependant, un léger sourire, un brin résigné certes, s’était dessiné sur son visage.
— Ton amitié hein ? répéta-t-elle en daignant tourner son visage vers le mien. J’imagine que ta conception de l’amitié n’inclue pas les câlins tout nus ? fit-elle avec un sourire amusé tandis qu’elle me voyait grimacer. Je plaisante bien sûr ! corrigea-t-elle avant de laisser échapper un petit rire en haussant les épaules. Bon, oui, j’accepte, même si ça risque d’être frustrant ! conclut-elle avant de se lever et d’ouvrir les bras. Allez, fais-moi un câlin de l’amitié !
Je ne savais pas si j’avais envie de rire ou de la frapper. Un improbable mélange des deux sans doute. Elle m’intriguait tellement. La manière qu’elle avait de surmonter ses doutes et ses problèmes, sans l’aide de personne. Car personne ne l’avait jamais vraiment aidée au final. Et savoir qu’une telle personne, une autre femme de surcroît, pouvait éprouver du désir à mon égard était à la fois troublant et attendrissant. Un peu comme un enfant qui dit à sa nounou que plus tard, il voudra l’épouser. Cependant, Améthyste n’était pas une enfant.
Aussi, je me levais et m’approchais d’elle avec le sourire, ainsi qu’un léger trac. Pendant une seconde, j’eus la peur absurde qu’en la prenant dans mes bras, je puisse soudainement me remettre en question, que l’influence de son désir me fasse douter.
Mais lorsque, pour la première fois, je la serrais contre moi, plaçant mon menton au creux de son épaule, puis sentant ses bras dans le bas de mon dos me rendre mon étreinte… il n’y eut aucun doute pour m’accabler. Simplement un sentiment de sécurité et d’apaisement.
— Améthyste… réprimandais-je alors, sans bouger.
— Pardon, pardon ! c’était pour rire ! déclara-t-elle en cessant de faire glisser ses mains de plus en plus bas dans mon dos. Mais hey, comment tu fais pour respirer ? T’as l’air comprimée dans ton 85C, tu devrais passer au D, commenta-t-elle en baissant les yeux vers nos poitrines respectives, qui se touchaient inévitablement.
Je mis fin à notre étreinte avec un soupir exaspéré et commençait à lui frapper l’épaule, à moitié par jeu et à moitié vexée.
— Moi au moins j’en porte un ! Espèce de femme des cavernes ! plaisantais-je entre deux coups.
— Haha ! Aïe ! OK, arrête, j’suis désolée ! fit-elle entre deux éclats de rire. Bon, voilà, le rituel de l’amitié a été accompli ! fit-elle d’un ton faussement solennel.
— Bien, passons au mien dans ce cas ! déclarais-je tandis qu’une idée me venait en tête.
— Hein ? réagit Améthyste. Est-ce qu’on doit fumer un cigare ensemble ? Jouer au golf ? Chanter God save the queen ?
Pour faire bonne mesure, je la frappais de nouveau, non sans un sourire amusé.
— Presque !
Je levais alors la main vers un serveur et désignais le piano avec un sourire entendu, puis je hochais la tête lorsqu’il fit de même. J’attrapais ensuite Améthyste par la main et l’entraînais sur scène.
— Houla ! Doucement miss ! protesta la napolitaine. J’suis vraiment pas sûre d’ton coup, là !
— Mais si voyons, il n’y a littéralement rien de plus facile !
Je la fis alors s’asseoir à ma gauche sur le siège du piano et attrapais ses mains afin de les guider sur les bonnes touches. J’appuyais ensuite sur la pédale de sourdine et lui montrait les notes et accords très simples qu’elle devrait enchaîner, ainsi que le rythme, très basique lui aussi.
— Tiens, mais j’connais ça… murmura-t-elle. Ça m’dit un truc, c’est pas « Heart and soul » ?
— Oh, ça te reviendra vite ! déclarais-je en lâchant la pédale de sourdine et en plaçant mes mains au-dessus du clavier.
— Tu sais jouer de combien d’instruments ? demanda alors Amélie.
Je haussais les épaules avec un petit rire.
— Oh, je connais simplement deux ou trois trucs au piano, voilà tout. Et quand on connaît le solfège, il suffit de prendre le coup de main, bon, allons, déclarais-je avant de m’éclaircir la gorge. Trois, quatre…
À mon signal, Améthyste commença à jouer la rythmique. J’attendis quelques mesures et commençais à jouer l’introduction. Elle me suivait à merveille, elle avait le sens du rythme, son touché suivait le mien avec une certaine précision, malgré ma tendance à partir en rubato selon mes humeurs. Lorsque nous jouions le motif principal, tout se déroulait également très bien. Et plus fort encore, elle arrivait à anticiper mes variations et à me suivre. Et ce qui acheva de me convaincre qu’elle avait du talent, fut le grand nombre de fois où elle entama un question-réponse entre les basses, qu’elle jouait, et les aigus.
C’était une expérience vraiment plaisante. Je n’avais eu que trop rarement l’occasion de jouer purement pour le plaisir avec une personne dont la présence m’était aussi agréable. J’aurais voulu que cet instant dure toujours. Ce moment si bref mais si brillant où nous nous trouvions en parfaite harmonie et où nous tissions ensemble la plus simple et la plus fantastique des mélodies.
Je levais alors mes mains du clavier lors du final. Et comme si elle avait lu dans mes pensées, Amélie entama un début de conclusion sur les basses, auquel je mis un point final dans les aigus.
Je n’aurais pas su dire pourquoi, mais j’avais le cœur qui battait très fort, le rouge me montait aux joues, et un fort sentiment de satisfaction me forçait à sourire un peu bêtement tandis que je regardais mon amie, Amélie Verreccia, visiblement contente de sa performance.
Et ça n’était ni les applaudissements des serveurs et des autres clients ni le trac d’être à la vue de tous qui me faisait ainsi tourner la tête. Mais c’était la première fois que je développais une telle complicité avec une personne qui n’était pas de ma famille, et qui n’en voulait ni à mon statut ni à mon argent.