La Baie de San Francisco. La baie est assez grande pour accueillir les navires du monde entier et embellie par une rare combinaison d’iles, de montagnes, de cités et de plaines.
Le Touriste du Pacifique, Henry T. Williams, 1877[1]
C’était un véritable conseil de guerre qui se tenait autour de la grande table débarrassée des reliefs du repas. Au centre de l’attention, la missive reçue que tous commentaient, préoccupés de mes soucis alors que je jouais les ectoplasmes depuis deux semaines – il devait y avoir des spectres plus communicatifs que je l’avais été. Ils ne connaissaient de nous que l’essentiel – j’étais venue aux États-Unis pour chercher un frère vagabond –, toutefois cela n’empêchait pas chacun de s’exprimer sur ce message péremptoire. Je ne comprenais rien à leur jargon, mais j’étais émue de cette solidarité spontanée. Un nommé Bill, nouvel arrivant dans la communauté, me tendit un mouchoir en voyant mes larmes couler.
— Be brave, miss ! I am sure you will find him.[2]
Je le remerciai avec des reniflements. Pas besoin de traducteur pour saisir le sens général. En me tamponnant les yeux, je contemplai tous ceux qui se trouvaient là pour me soutenir. Les occupants de la maison ne se ressemblaient pas ; on y croisait des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des gens d’ici et des étrangers, mais leur point commun était une chaleur partagée, qu’ils manifestaient à présent à mon égard. J’étais loin de m’en sentir digne.
— Faut pas se cacher les mirettes, argumenta Jules. Voyons les choses en face : ce message est tellement impersonnel qu’il peut venir de n’importe qui.
— Oui, mais il a signé « Hippo », rétorquai-je. Et c’est aussi typiquement sa façon lapidaire de s’exprimer. Sans compter que les câbles, plus c’est long, plus c’est cher.
J’avais envie d’y croire. Un désir probablement irrationnel, que les doutes avancés par les uns et les autres érodaient peu à peu. Une jeune femme aux cheveux noirs crépus me posa la main sur le bras et serra pour attirer mon attention. Elle sentait le pain d’épice chaud ; ses pupilles brûlaient d’un feu intense malgré ses paupières plissées de suspicion.
— Whoever wrote this wants you gone from here, my dear.
Je me tournai vers Franck qui traduisit :
— C’est ben fâchant. Elle dit que ceux qu’ont écrit cette phrase veulent que tu dégages d’ici.
Je m’isolai un moment près de la fenêtre pour réfléchir. Jules vint m’y rejoindre et me souffla dans l’oreille :
— C’est ce que j’en retire aussi, Léo. Quelqu’un se donne du mal pour nous sortir du damier.
— Cela n’a rien d’un jeu de dames ou d’échecs ! le rabrouai-je.
— Façon de parler, fit Jules en haussant les épaules. Mais si tu y réfléchis, on n’est pas si loin : y a deux équipes qui se regardent en chiens de faïence. Faées majeures et leurs alliés contre les partisans de la fausse Curie. Tu perturbes la stratégie des premières, alors elles tentent de t’en éjecter.
— Tu déraisonnes ! Personne ici ne sait qu’on a voyagé dans le monde faéerique ou qu’on a rencontré la fausse Curie. Et puis, elle n’a fait que nous mettre en garde…
— Bah, pourtant, on te recherche…
Jules ne se vexait jamais, même quand je le rembarrai plus ou moins vertement. Souvent, une moue ou une mimique lui suffisait à m’indiquer que j’allais trop loin. Il gardait ses élans ou ses énervements pour les discussions politiques auxquelles il lui arrivait de participer, en la présence d’un traducteur. Je m’étais dit plus d’une fois que je ne méritais pas cette tolérance.
Là, toujours calme, il me fixait avec une expression d’attente qui invitait une réponse.
— On me recherche… ce qui signifie…
Il me renvoya un haussement d’épaules et continua tout bas, pour moi seule :
— Ce qui signifie que nos adversaires en savent plus que tu le supposes.
Je me serais donné des gifles. Cela faisait deux semaines que j’esquivais la réalité, que je refusais de la regarder en face. Nous avions perdu un temps précieux. Que je le veuille ou non, j’étais plongée jusqu’au cou dans ces luttes de pouvoir entre faées. J’offris l’unique conclusion logique qui m’apparaissait :
— Tu sous-entends qu’on essaie de nous écarter parce que nous sommes susceptibles de faire basculer la partie ?
Il opina, lèvres pincées, puis ajouta :
— Si ton frère est à vraiment Paris, il va pas s’envoler, si ?
— Tu crois qu’on doit rester ici ?
— J’crois qu’il faut faire semblant de partir, fit-il encore plus bas, presque dans mon oreille.
₰
Après mes adieux à tous au seuil de la maison, nous prîmes le chemin de la gare. J’étais habillée de vêtements donnés par les unes ou les autres et grimée de telle sorte que j’avais à peine reconnu dans la glace cette Californienne du peuple : un chemisier rayé et une longue jupe de tissu grossier épaississaient ma silhouette tandis que mes cheveux tirés en arrière par un chignon bas dévoilaient un visage hâlé au teint bien peu naturel. Des traits esquissés au maquillage y ajoutaient quelques rides et autant d’années. Il ne restait qu’à espérer que cela tromperait ceux qui me recherchaient. Je regrettais à présent de n’avoir pas travaillé avec Jules et Gus sur les illusions.
Je n’étais pour ainsi dire pas sortie depuis mon arrivée et ne gardais de la cité que la première impression désastreuse. Aujourd’hui, je portais un regard apaisé sur la ville et ses faées, plus nombreuses, mais pas plus intrusives qu’à Paris. Des créatures invisibles pour tous nettoyaient, réparaient, entretenaient, dans un incessant manège. Si je me concentrais sur la réalité matérielle – les bâtiments, les gens – elles s’effaçaient presque, intégrées dans la toile de fond de mes sensations, comme un petit murmure facile à ignorer. D’autant plus d’ailleurs que le centre s’étirait en hauteur et que je marchais le nez levé en tâchant de compter les étages des immeubles montés en graine. Tout était plus grand ici, plus élevé, plus imposant, plus gris aussi, du ciel nuageux aux pierres des constructions.
Franck nous accompagnait, Jules et moi, en balançant sur son épaule le sac qui contenait les affaires que j’avais accumulées en deux semaines – autant dire pas grand-chose. C’était presque agaçant, je n’avais pas besoin d’un porteur. Ou d’un garde du corps, car c’était bien l’impression qu’il donnait : il dégageait la route devant nous en avançant à grands pas, d’un air renfrogné.
Franck n’était pas très grand, mais trapu et carré d’épaules, avec des biceps démultipliés par le déchargement des bateaux. Sur l’un d’entre eux, un tatouage proclamait son origine étrangère : « Je me souviens », pouvait-on lire. Il m’avait appris que c’était la devise du Québec. Comme beaucoup, il était arrivé à San Francisco pour profiter de la manne faéerique, sans pour autant renier sa patrie. Ni sa foi. Très catholique, à l’image de bon nombre de ses compatriotes, il affirmait pourtant, à rebours des autorités religieuses françaises, que les faées devaient bien être des créatures de Dieu. « Ainsi que nous’autres », ajoutait-il.
Si l’espérance d’une meilleure existence ne se matérialisait pas, il repartirait chez lui, au Québec. Franck était réaliste ; il avait beaucoup échangé avec des descendants de Français venus à San Francisco cinquante ans auparavant, attirés à cette époque-là par la perspective de richesses, lors de la fameuse ruée vers l’or. Pour quelques-uns qui étaient restés, des milliers étaient rentrés en France sans découvrir le filon attendu. Franck en déduisait qu’il devait demeurer à l’affût, se tenir prêt au mouvement ; il était décidé à filer là-bas ou ailleurs, si la vie ici ne remplissait pas ses promesses.
Je me demandai pourquoi il avait insisté pour m’accompagner, car lui, si bavard d’habitude, ne parlait pas et enchaînait de longues enjambées, de telle sorte que je trottais presque pour le suivre le long de l’avenue. Avec un signe de tête vers le costaud devant nous, Jules me donna l’explication :
— Il en pince pour toi, me dévoila-t-il avec un sourire en coin. Il m’a dit qu’il était « tombé en amour ». Ça le peine de te voir partir.
Je scrutai le profil du docker en soufflant de consternation. Est-ce que c’était vrai ? Sûrement, sinon pourquoi livrer ses confidences à Jules ? Pourquoi fallait-il que la gentillesse des hommes soit toujours motivée par des espoirs romantiques ? Ne pouvait-on être amis, tout simplement ?
Je fixai Jules avec méfiance. Cachait-il lui aussi ses intentions ? Mais non, Jules ne m’épargnait pas ; il penchait du côté de la critique, souvent taquine, parfois sévère. Il ne cherchait pas à m’amadouer ou me séduire. Aucune gentillesse mièvre à attendre de lui ! Heureusement… Même si je trouvais fatigante son habitude de bousculer mes certitudes. Il y prenait plaisir, en plus !
Malgré cela, Jules n’était pas condescendant, comme à l’ordinaire les hommes envers les femmes. Il m’épaulait, me soutenait sans paternalisme et ne tentait pas d’imposer ses volontés. Je réalisai que c’était grâce à cette attitude que notre relation semblait aller de soi. Et, en toute honnêteté, ses idées iconoclastes et nos joutes verbales me stimulaient ; elles m’avaient manqué ces dernières semaines où je n’étais bonne à rien.
Pouvions-nous dire que nous étions amis, alors ? Je n’avais jamais eu d’amis, à part peut-être mes frères… ni vraiment d’amies, d’ailleurs, car les filles de mon entourage ne pensaient qu’au mariage, si bien que je m’étais toujours sentie trop différente d’elles.
Amis… Ce moment de révélation me laissa une saveur douce et la certitude que je devais, d’une manière ou d’une autre, manifester ma gratitude à Jules, au destin ou aux deux.
— Je ne sais pas ce qui nous attend et si on ne va pas mourir demain, mais je suis contente que tu sois là, avec moi, Jules. Je suis contente qu’on soit amis.
Le museau de Gus sortit de ma poche ; il me lança un regard irrité, sourcils froncés.
— Toi aussi, Gus, toi aussi. Je suis ravie que tu sois là. Cependant, je n’oublie pas que tu as d’abord ton propre intérêt en ligne de mire. Les vrais amis sont désintéressés, on ne peut pas dire que ce soit ton cas.
Il m’adressa une moue blessée et disparut de nouveau dans sa cachette en grognant. Jules, au contraire, m’offrit un sourire lumineux et plaisanta :
— Moi itou, mademoiselle Léontine Le Mezec, je suis enchanté d’avoir été précipité à l’autre bout du monde avec vous et de risquer ma vie pour vos beaux yeux.
Il balança son sac sur son épaule et ajouta :
— Plus sérieusement, je suis soulagé d’avoir retrouvé la Léo habituelle. Je commençais à croire que je t’avais perdue.
Un moment de gêne passa, tandis que je prenais conscience que cette période n’avait pas été facile pour lui non plus.
— T’es vraiment sûre que ça va aller ?...
— Mais oui ! On en a déjà parlé. Tu ne peux pas t’absenter de ton poste à la General Faeeric. C’est là que tu es le plus utile à nos plans.
J’étais loin de ressentir l’assurance que j’affichais. J’allais me « promener » pour la première fois dans un pays dont je ne comprenais même pas la langue.
— Enfin, je ne serai pas seule, il y a Gus. Il parle anglais mieux que nous. Il me soufflera quelques mots.
— J’espère que tout ira bien pour lui. Fingers crossed, comme disent les Américains.
— Ça aussi, on en a déjà causé ! grogna Gus, toujours contrarié, depuis le fond de sa poche. On va pas trop loin. Ça va rouler !
— Quand même, murmurai-je, je ne suis pas tranquille ?
À Paris, les faées devaient rester près de la ville, sous peine de s’étioler et disparaître. Comment Gus allait-il réagir à cet éloignement – heureusement tout relatif – du pont californien ? Je doutais toujours de ce que j’avais aperçu dans le train qui m’amenait à Paris : faées éclairantes ou délire de mon imagination ?
— Arrêtez de vous faire de la bile pour moi, gronda-t-il en sortant la tête de son antre. Ça va être du velours, cette balade.
— À vous deux, Gus et toi, vous allez leur en faire voir ! renchérit Jules.
Il levait le pouce pour m’encourager, mais son enthousiasme n’était-il pas un peu forcé ?
La gare se profilait devant nous. Il avait été convenu de nous séparer avant de l’atteindre par souci de discrétion. Si quelqu’un voulait s’assurer de mon départ, elle était facile à surveiller. J’accélérai pour rattraper Franck, que nous avions laissé nous précéder de quelques mètres. Il releva la tête, puis s’arrêta avec surprise en voyant que nous y étions presque.
— J’espère bien que je reviendrai, déclarai-je à son intention. Vous avez tous été formidables, à la maison, alors que je n’ai rien fait pour le mériter. Vous me manquerez.
Un reniflement affligé me répondit. Jules avait visé juste, sous son allure de brute, Franck cachait un cœur sensible et romantique.
— Vous étiez pas ben gaie, mais vous avez fait vot’ part des corvées, miss Léontine. Et d’la bonne cuisine, t’sais. Et pis, c’est point facile quand on cause pas la langue. Je souhaite sincèrement que vous r’trouviez vot’ frère. Il est chanceux d’avoir une sœur qui saute les océans pour le chercher. L’aurait ben tort d’chialer !
Il me tendit mon sac avec un air accablé.
— Maudusse, pourquoi faut toujours qu’les meilleurs s’en aillent ? J’suis tanné ! On va vous r’gretter icitte. Tout va être ben platte sans vous, asteure. Que Dieu vous accompagne !
Il était si touchant que j’en oubliai les mauvaises pensées que j’avais nourries à son égard et le remerciai avec chaleur. Peut-être serions-nous amenés à nous revoir, puisque je ne partais pas réellement ?
En réalité, j’allais visiter la baie : une fois dans le train, Léontine resterait sagement assise jusqu’à San Jose, au sud. Là, ce serait Léonard qui descendrait. Ce changement devrait à tout le moins jeter une certaine confusion si j’étais suivie. Ce même Léonard irait prendre un second train, celui qui remontait vers le nord de l’autre côté de la baie, jusqu’à Oakland. Il ne lui resterait alors qu’à traverser jusqu’à San Francisco par le ferry. La boucle serait bouclée et le tour serait joué !
Du moins, c’était le plan…
[1] Bay of San Francisco. The bay is large enough to float the navies of the world, and beautified by a rare combination of island, mountain, city and plain.
The Pacific Tourist, Henry T. Williams, 1877
[2] Soyez courageuse, mademoiselle ! je suis sûr que vous allez le retrouver.
Si je comprends bien le plan, il s'agit de faire croire que Léo quitte San Francisco alors qu'elle y revient aussi sec, c'est ça ? Ce qui est troublant, c'est le fait que l'ennemi n'ait pas de visage : on ne sait pas exactement à qui elle essaye de faire croire à son départ, ce qui installe une certaine tension. Je suis prête à me méfier de tout le monde pendant le trajet... !
J'ai eu un petit passage à vide lors des derniers chapitres, un peu comme Léo finalement. Pas facile de se replonger dans l'histoire avec une telle ellipse de temps et de lieu, mais ce chapitre y aide, je trouve. Il a quelque chose de naturel.
Je t'avoue aussi que je n'ai pas tout enregistré des révélations de la fausse Curie. Tout le passage dans le monde des faées a été un peu difficile pour moi niveau immersion et mémorisation, même si j'ai beaucoup aimé l'entrée et la sortie (le côté limbes terrifiantes, chute, ça marche vraiment bien). Les questions que je me pose sur la suite me tiennent cependant en haleine (même s'il est possible que les réponses soient déjà données pour certaines et que je les aies juste loupées ><) : que veut Gus précisément ? Une coexistence entre humains et faées est-elle possible sans que les uns exploitent les autres ? Quel est le rôle d'Hippolyte dans tout ça ?
Malgré mes quelques incertitudes, j'ai bien l'intention de poursuivre ma lecture ! Je te dirai si les choses s'éclairent pour moi au fur et à mesure et j'irai éventuellement relire les chapitres essentiels pour mieux retenir les enjeux. Ça en vaut la peine, parce que je suis toujours fan de ton idée et attachée à tes personnages :)
Est-ce que tu vois ce qui pourrait aider à la mémorisation des informations de la fausse Curie ? Est-ce que c'est trop cryptique, ou trop long , ou trop compliqué? J'ai déjà réécrit ce passage qui a complètement changé d'ambiance, et je crois que ça marche mieux côté ambiance, mais si on ne retient pas les révélations, c'est un peu pourri...
Bon tu me diras si ça s'éclaircit par la suite...
Merci de ta lecture !
Niveau remarques, j'ai juste un problème avec cette phrase : "Là, toujours calme, il me fixait avec une attente dans la posture qui réclamait une réponse." Je ne sais pas s'il s'agit de mon cerveau fatigué, mais si je comprends le sens de la phrase, je ne comprends pas l'agencement de celle-ci.
Et aussi "La vie va être bien platte sans vous", à moins que "platte" soit un terme québécois désuet que je ne connais pas, ça devrait être "plate".
Merci pour ce chapitre. Je suis heureuse que Léo ne retourne pas à Paris finalement, même si tuer ses espoirs est d'une violence infinie. Et j'ai adoré sa réflexion sur les relations hommes/femmes. Bienvenue dans le monde des adultes, Léo ! Haha !
Pour l'accent québécois, ben, euh, je fais ce que je peux, j'essaie de trouver des expressions qui sont anciennes, comme je l'ai fait avec l'argot français. mais c'est plus difficile, vu que je pars "de plus loin" au niveau connaissance. Platte, ça en fait partie (du québécois...) et ça veut dire ennuyeux plutôt que plat.
Merci pour la phrase, je vais la revoir.
Merci pour ta lecture !
Merci à toi !