Jeanne
Après plus d’une semaine sans nouvelles, Jeanne décida d’utiliser le boîtier que lui avait donné Lucas. C’était grand comme sa main, métallique au dos et avec un écran devant. Elle pressa un bouton sur la tranche comme le lui avait expliqué le jeune homme. L’objet s’illumina. Il avait été simplifié pour elle qui ne connaissait pas ces nouvelles technologies de communication. Seules deux icônes apparaissaient sur un fond vert uni. L’une représentait un petit téléphone beige, comme ceux que certains Occupants lui avaient demandés. Le second symbole ressemblait à une enveloppe couleur bordeaux. Elle avait eu l’occasion d’en apercevoir quelques-unes au cours de son vécu dans l’Entre-Deux.
Jeanne posa son doigt sur l’image pâle du téléphone. Une liste de choix s’offrait à elle. Elle tenta le premier et approcha l’appareil près de son oreille. Plusieurs sons désagréables se firent à intervalles réguliers. Puis rien. Elle regarda l’écran, Louise ne semblait pas lui avoir répondu. Elle réitéra avec Lucas, Sibylle et Johny. Personne ne décrocha. Inquiète, la femme se reporta sur le second choix : taper un message. Même si ses doigts étaient trop gros pour les touches lettrées, elle réussit à rédiger :
"Mademoiselle Louise,
N’ayant pas eu de vos nouvelles depuis quelques jours, je suis préoccupée et anxieuse. Écrivez-moi ou parlez-moi dans le boîtier rapidement.
De toute mon amitié,
Signé : Jeanne."
L’envoi fut confirmé par une petite mélodie. La Créatrice reposa l’objet sur la table basse devant son divan. La lumière allait se lever, elle devait se rendre dans la Grande Salle où se réunissait le conseil. Alors qu’elle allait passer la porte, elle se retourna vers le boîtier de communication. Et si Louise essayait de la joindre pendant la journée ? Elle attrapa le téléphone et le fourra dans un pli cousu de sa robe grise assortie à ses yeux.
Jeanne descendit les quatre étages qui menaient à la salle de réunion. Ils étaient presque tous présents. Il manquait Jacques, porté disparu depuis le même jour que le jeune Tom, et deux Grands Occupants qui étaient régulièrement en retard. La Créatrice s’assit au bout de la table ovale. Habituellement, Louise se plaçait à son côté, mais ces derniers jours le siège doré était tristement déserté. La femme aux cheveux couleur de jais arrêta un instant son regard sur le fauteuil. Un vide s’établit en elle alors qu’elle pensait à son amie partie loin d’elle. Les retardataires finirent par se présenter avec une multitude d’excuses confuses, sortant la dirigeante de sa torpeur.
Les cinq femmes et cinq hommes, assis en quinconce de chaque côté et face à face, se tournèrent finalement vers la Créatrice. Certains avaient l’air tendus et elle le ressentit. Ces derniers jours n’avaient pas été de tout repos. Les Occupants étaient inquiets, quelques-uns avaient peur. En 472 ans, aucun incident de la sorte n’était survenu. L’angoisse des habitants était justifiée.
— Mesdames, Messieurs. Nous allons commencer la réunion du mardi 9 mai 2017, annonça-t-elle en vérifiant sur son calendrier. À l’ordre du jour : le peuple, les risques d’émeutes et peut-être un remaniement.
Un vieil homme et sa femme, à ce poste depuis presque 450 ans, s’agitèrent sur leur siège. Il y avait eu plusieurs changements de Grands Occupants depuis le début de l’Entre-Deux. Surtout depuis les 150 dernières années environ. Le peuple voulait une démocratie. Cependant, les dons de Créateur ne se distribuaient pas. Jeanne et Louise avaient essayé de laisser le pouvoir à d’autres femmes, d’autres hommes. Mais les responsabilités leur revenaient toujours. Elles étaient les seules à posséder ces habilités extraordinaires, elles avaient été choisies par le Bien et le Mal pour diriger ce monde, contre leur gré.
Dix Grands Occupants, ce nombre n’avait pas changé depuis le commencement. Dix personnes suppléaient Louise et Jeanne dans leur tâche. Lorsque Jacques était arrivé, il s’était imposé de lui-même pour devenir le onzième. Il s’était donc nommé ainsi comme étant un ministre gérant la sécurité du monde, les droits et les quelques devoirs tandis que d’autres se préoccupaient de savoir si l’Occupant lambda préférait plutôt du marbre ou du bois pour son plan de cuisine. Jeanne avait dû convaincre Louise qu’elles avaient besoin de quelqu’un comme lui, une personne étant stricte, n’ayant pas peur des conflits et sachant les régler rapidement et calmement.
Depuis environ un siècle, des représentants géographiques avaient été nommés, pouvant alors participer aux grandes réunions et rapporter dans leur région ce qui avait été discuté. Il était à présent impossible pour les dirigeantes de rassembler tout l’Entre-Deux dans la cour du château malgré son abondante superficie, mais chacun était en droit de venir et en savoir plus sur la politique étrange de ce lieu.
— Concernant le premier sujet, est-ce que vous pourriez me faire un rapide résumé sur les récents événements ? demanda la Créatrice.
Ugo, le jeune homme arrivé en retard, leva la main. Il était grand et sec, des taches de rousseur parsemaient son nez. Jeanne pencha la tête, l’autorisant à prendre la parole.
— Honoré est venu nous voir hier, rapporta-t-il, jetant un œil à la seconde flâneuse. Il nous a raconté qu’il y avait de l’agitation au dortoir, du moins plus que d’habitude. Il a dû intervenir dans plusieurs ailes pour du tapage, principalement. Il y a eu également des rassemblements nocturnes. Le peuple a peur, Jeanne.
La Créatrice resta un instant silencieuse. Une femme d’une quarantaine d’années, nommée Pétronille à la peau brune et aux cheveux crépus, osa :
— Jeanne, je pense que nous devrions réunir les Occupants ou au moins les représentants pour les rassurer. La situation va se compliquer si nous n’intervenons pas. Je sais qu’il est impossible de tous les contenir dans un seul lieu à présent, mais nous pourrions faire des relais d’information, justement avec ces ambassadeurs.
— Nous devons leur expliquer ce qu’il se passe avec Louise. Ils ne l’ont pas vue depuis plusieurs jours, vous ne leur avez rien dit, reprocha Kenshin, un homme aux yeux bridés.
Alors que chacun parlait, exprimant son avis et ses désaccords, Jeanne s’impatienta. Elle leva la voix :
— S’il vous plaît, clama-t-elle. Pas tous en même temps. Je sais que nous sommes dans une position délicate. Je suis d’accord pour rassembler le peuple dans la cour du château dans cinq jours, le 14 mai. Je leur dois des explications, vous avez raison. Nous allons mettre à dispositions des navettes pour que les Occupants arrivent assez vite et nous préparerons les lieux afin de les recevoir.
Les personnes autour de la table semblèrent se détendre, quelque peu rassurées. La vieille femme lança un coup d’œil vers son mari, puis se racla la gorge. Jeanne attendit qu’elle s’exprime. Ses interventions étaient rares, mais le plus souvent d’une grande sagesse. C’était la raison pour laquelle ce couple faisait partie du conseil depuis tant d’années.
— Si le peuple a peur, c’est qu’il ressent le changement, articula Adélaïde. Ce changement est différent des autres. En 472 ans, jamais le Bien et le Mal ne s’étaient montrés aux portes du château, vous l’avez vous-même dit. Ils n’avaient jamais passé la grande ouverture de la gare.
Elle fit une pause, observant les réactions de ses congénères.
— Pourquoi maintenant ? Quelles sont leurs véritables intentions ? interrogea-t-elle en poursuivant. Essaient-ils de nous tester ? Ou est-ce vraiment un présent dans le but de nous aider à cause de l’importante augmentation d’arrivants ? Qu’arrive-t-il à la jeune Louise ? Qui sont Lucas et Tom ? Pourquoi ont-ils été choisis ? Autant de questions que doivent se poser les Occupants de l’Entre-Deux. C’est à ces questions que nous devrions chercher des réponses.
Personne n’intervint. Elle avait raison, Jeanne en avait conscience. Mais personne ne connaissait les explications à ces interrogations. Comment la dirigeante allait-elle rassurer le peuple alors qu’elle était elle-même terrorisée, complètement effrayée à l’idée de ne pas être à la hauteur, de perdre son amie, de décevoir toute une population ?
Le reste de la réunion se fit de façon plus détendue. Ils organisèrent le rassemblement et décidèrent de reporter le remaniement à plus tard, lorsque les choses se calmeraient. La Créatrice remercia le conseil et les laissa à leur tâche quotidienne, elle avait besoin de souffler. Les dix se relayeraient dans la journée afin de recevoir les différentes demandes et plaintes des Occupants. Il s’agissait de les diriger vers la Récupération, lieu de stockage d’une grande quantité de matériel pour construire son logement. Sinon les requêtes les plus originales étaient transmises aux Créatrices.
Mais à cet instant, Jeanne n’avait pas la tête à réaliser une double vasque pour un couple d’hommes. Elle avait besoin de parler à quelqu’un, de se confier et d’obtenir des conseils. C’était rarement vers Louise qu’elle se tournait habituellement pour ce genre de situation, mais sa présence aurait suffi à la rassurer. L’aînée était la plus posée des deux et avait plus de facilité à résoudre des problèmes d’ordre public. Mais sans Louise, Jeanne n’arrivait pas à penser clairement et à avoir la tête sur les épaules.
Il n’y avait qu’une personne qui savait l’écouter. Elle était attentive, prêtait une oreille à ses soucis et s’exprimait simplement. C’était une bouffée d’air frais pour Jeanne de se livrer à elle. Son cœur devenait plus léger et elle partait le sourire aux lèvres. La Créatrice demanda donc à son chauffeur habituel de la conduire à la gare.
Égarée dans ses pensées, elle ne remarqua pas les Occupants qui l’interpellaient. Le véhicule avait ralenti et sur le bord de la route, plusieurs centaines de personnes se rapprochaient d’elle. Certains avaient le regard mauvais, d’autres semblaient angoissés. C’est lorsqu’un homme tapota à sa vitre, assez brusquement, que la dirigeante remarqua le nombre d’habitants rassemblé autour d’elle. Le carreau glissa de lui-même vers le bas tandis que la grande femme observait son interlocuteur.
— Madame Jeanne, supplia le quémandeur. Expliquez-nous, que se passe-t-il ici ?
Tristement, la Créatrice prit la main du soixantenaire. Elle chercha dans son regard la lueur d’espoir.
— Monsieur Maurice, nous faisons tout en notre pouvoir pour arranger la situation, révéla-t-elle calmement.
Puis elle tenta de se tourner vers le plus de monde possible, tout en gardant le contact avec l’homme, sortant presque la tête à travers la fenêtre de sa portière.
— Nous allons organiser un rassemblement dans la cour du château dans cinq jours, annonça-t-elle d’une voix forte pour se faire entendre de tous. Les Grands Occupants se chargeront de vous apporter les informations dans la journée. Je serai également là pour répondre à vos questions dans la mesure de mon savoir.
Elle salua le dénommé Maurice avant de le lâcher et de demander au conducteur de reprendre la route. Quelques habitants râlèrent et essayèrent de l’empêcher de passer. Ils bousculèrent le véhicule, voulant le renverser. Ce fut un petit groupe qui repoussa les rebelles aidant ainsi la Créatrice. La voiture réussit finalement à s’extirper de la foule, mais Jeanne entendait derrière elle le bruit de querelles. Sans se retourner, elle demanda à son chauffeur d’accélérer. Une larme roula sur sa joue alors qu’elle s’avachissait dans son siège, comme pour se cacher du monde extérieur.
Il était rare que Jeanne se laisse submerger par ses émotions. Mais elle avait le cœur gros. Le peuple de l’Entre-Deux avait toujours vécu dans la paix et l’harmonie. Il y avait eu quelques difficultés, mais le bonheur avait été majoritaire. Alors que plusieurs divisions se créaient, la joie s’envolait, laissant place à la crainte.
La dirigeante arriva finalement devant la très haute ouverture menant au hall de ce monde. Elle sortit du véhicule et s’avança dans ce décor blanc où seuls quelques bancs de pierre trônaient au centre. Le plafond de verre, plus élevé que la brume environnante, était majestueux, il laissait entrer la lumière dans ce lieu. Et de longues arabesques de métal en dégoulinaient sur les murs, apportant un aspect moderne et de l’habit.
Jeanne croisa un groupe qui se rendait au dortoir, elle les salua chaleureusement malgré sa peine. Elle aperçut alors la Gardienne près de la Porte d’Argent. Il se refermait de lui-même tandis que la jeune femme rangeait méticuleusement la clé. Un faible sourire se dessina sur les fines lèvres de la Créatrice. Son interlocutrice le lui rendit.
— Jeanne, c’est un plaisir de te voir, chantonna-t-elle.
Sa voix était cristalline et apaisante. La grande dirigeante appréciait particulièrement l’entendre fredonner des airs de son pays. Les traits constamment joyeux, la Gardienne illuminait ceux qui croisaient son chemin. Ses cheveux, aussi noirs que ses yeux, tombaient en cascade de boucles sur ses épaules. Jeanne admirait sa peau brune que le soleil de la Méditerranée avait léchée.
— Tu sembles avoir beaucoup à me raconter, gazouilla la jeune femme tout en approchant de son amie.
— Naïra, souffla Jeanne. Si tu savais. Depuis le départ de Louise, l’Entre-Deux est sens dessus dessous. Je ne sais plus quoi faire.
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