25) Invisible

Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas retrouvée sur un tatami, ou même dans un dojo. Celui-ci était décoré aux couleurs de la Corée du sud. Ce qui n'était pas étonnant, vu les origines de Lindermark.

— Tu aurais pu mettre un gi, rouspéta Layla, qui portait le sien à merveille.

— Hors de question, répondis-je aussitôt. Je déteste porter ces trucs. D'ailleurs, on ne dit pas "gi" en coréen, si ?

Elle haussa les épaules.

— On ne dit pas "dojo" non-plus, c'est juste la déco qui est comme ça. Au moins, tu as enlevé tes chaussures, soupira-t-elle.

Le bruit de la porte d'entrée attira alors notre attention. Elle s'était légèrement ouverte avant de se refermer. Antoine, qui gardait ma veste et mes chaussures, hors du tatami, se leva pour vérifier.

— On a dû mal la refermer, expliqua-t-il en la poussant légèrement.

— Bon, assez plaisanté, dis-je en me tournant vers Layla. Prononce la phrase, qu'on en finisse.

— Dans tes rêves, répliqua-t-elle immédiatement.

Elle se mit en garde, je fis de même. Je n'aimais pas du tout l'aspect formel que prenait notre affrontement, je trouvais cela de mauvais goût.

Elle s'approcha alors d'un grand pas vif, et enchaîna d'impressionnants coups de pied retournés. Il me suffit de reculer légèrement pour les éviter. Son agilité et sa puissance étaient impressionnantes, et ses mouvements semblaient être fait pour me le démontrer.

— Arrête, c'est ridicule, dis-je en me décalant sur le côté, afin d'éviter de me retrouver dos à un mur. Quoi que la Reine Noire t'aie promis, ça ne vaut pas le coup de la laisser gouverner !

Elle s'approcha de moi avec la même vélocité que tout à l'heure, et empoigna le col de ma chemise. En réponse, j'attrapais son poignet.

— Et alors ? Peut-être que c'est tout ce que les gens méritent ! répliqua-t-elle en essayant de m'agripper le bras de sa main libre.

Je l'interceptais, non sans difficulté, et tentait de la repousser, en vain.

— Et c'est quoi ta raison ? demandais-je en tentant de me dégager. Ta raison égoïste de vouloir laisser une créature surpuissante régner par la terreur, et priver les gens de leur libre arbitre !

Avec un dernier effort, j'arrivais finalement à repousser Layla, sans pour autant lui faire perde l'équilibre.

— C'est simple, commença-t-elle en se mettant à tourner autour de moi. Elle m'a rendue imbattable.

— Imbattable dans quelle mesure ? contrais-je en la suivant du regard. Personne n'est imbattable.

Je me tournais vers elle d'un coup et feintais un coup de poing. En réponse, elle eut un mouvement d'esquive. Je me plaçais alors juste hors de portée de ses poings et baissais volontairement ma garde. Comme prévu, elle amorça la même série de coups de pied que tout à l'heure. J'interceptais sa jambe en plein vol, la laissant en équilibre précaire sur un seul pied.

— T'as encore rien vu ! s'exclama-t-elle. Je n'utilise même pas le-

Elle s'interrompit lorsque je tentais de lui flanquer un coup de pied dans l'aine. Cependant, je manquais de précision et frappais son entre-jambe. C'est là que je sentis quelque-chose qui me prit par surprise. La satisfaction d'avoir réussi à porter un coup, laissa place à la stupéfaction.

— Putain ! Ah, putain ! grogna-t-elle en reculant, tentant de ne pas s'écrouler sous la douleur. Bordel Lili, ça se fait pas ! ajouta-t-elle en se tenant le bas-ventre.

— Layla... fis-je, inquiète de la voir si mal en point. Je, heu... ce que je viens de frapper, bafouillais-je.

Je me tournais vers Antoine, qui grimaçait de douleur par empathie, en se mordant la lèvre. Je reportais mon regard sur mon adversaire, lorsqu'elle reprit la parole :

— Ben quoi ? T'as jamais vu une femme avec des couilles ? grogna-t-elle en tentant d'ignorer la douleur. Et le reste aussi d'ailleurs, conclut-elle.

Je me tenais hors de portée de ses coups et baissais de nouveau ma garde, mais pas dans l'idée de feinter, cette fois-ci. Je devais tenter de rouvrir le dialogue, tant qu'elle était encore incapable de se battre correctement.

— Layla, je suis désolée je... Je savais pas que... bredouillais-je.

— Ben maintenant tu le sais, grogna-t-elle en reprenant son souffle.

— Est-ce que... ça aurait un rapport avec ce que t'a promis Nyarlathotep ? demandais-je.

Elle marqua un temps d'hésitation avant de comprendre. Les noms que j'avais donnés aux deux reines n'était pas aussi populaire que je le pensais.

— Pas vraiment, non. (elle se remit en garde) Mais si tu veux tout savoir, je me suis déjà faite tabasser pour cette raison. Je te passe les détails, mais des gars ont déjà tenté de me forcer la main. Et quand ils se sont rendu compte de ce que j'avais entre les jambes...

Son regard s'assombrit, je devinais la suite avec horreur. Après avoir appris tout ça, je me sentais d'autant plus mal de devoir me battre contre elle.

— Je disais donc, reprit-elle en sautillant sur place. Je n'ai même pas utilisé le don de la Reine Noire !

À ses mots, l'air vibra. Par réflexe, j'activais Porcupine Tree et sentis l'omniprésence de nanites autour de moi.

— Qu'est-ce que c'est ? demandais-je, me remettant en garde.

— Mon vœux était le suivant, répondit-elle : "je veux pouvoir empêcher quiconque de me faire du mal". Si quelqu'un cherche à s'en prendre à moi, je le saurais à l'avance, et je pourrais toujours réagir. (Elle afficha un grand sourire satisfait) Autant dire qu'avec mon entrainement, je suis invincible !

Je serrais les dents. En proie au doute. Je sentais poindre l'angoisse. Je ne savais pas quoi faire face à un tel pouvoir, hormis espérer qu'il ait ses limites. J'invoquais alors toutes les couleurs de ma combativité au creux de mes mains, et m'apprêtais à me les appliquer, lorsque je fus interrompue par l'intervention d'Antoine.

— Attend une minute ! s'exclama-t-il en se levant. J'ai trouvé des informations importantes sur toi. (Il tapota ses fameuses lunettes) J'ai retrouvé les réseaux sociaux de tes parents, et c'est pas beau à voir...

— Et alors ? ricana Layla. Tu crois que c'est ça qui va m'arrêter ?

— C'est pas tout, reprit Antoine. J'ai trouvé un article de journal : "La jeune Layla devient enfin elle-même". Pas terrible comme titre, commenta-t-il. Dans cet article, on apprend que c'est la fondation Lindermark qui a pris en charge ton opération, et qui t'a aidé à t'émancipé de tes parents. (Il fronça les sourcils) Du coup, comment as-tu osé passer un marché avec la Reine Noire ?

— Tu ne sais rien ! gronda Layla, qui le fusillait du regard. (Elle se tourna vers moi) Toi ! T'as été absente pendant une semaine entière, mais tu as déjà rattrapé tous tes cours ! Et c'est pas juste grâce au nouveau système en place ! Alors que moi je galère, même avec mes amis et les profs pour m'aider... Tu peux pas me juger !

— Et tu voudrais que ce soit la Reine Noire qui monte sur le trône ? Même si tu as une bonne raison de le vouloir ? demandais-je.

— Tu lui ressembles, de toute façon, lança-t-elle. Toi aussi tu t'en prends directement aux gens qui t'emmerdent. Qu'est-ce que tu crois que la Reine Blanche aurait fait pour, par exemple, mes agresseurs ?

Je sentis monter une bouffée d'angoisse, et Porcupine Tree se désactiva. Hélène était la bonté incarnée, je ne savais pas ce qu'elle aurait fait face à ce genre de problèmes. Mais des agresseurs méritaient simplement d'être punis, c'est ce que j'avais toujours pensé. Et si je ressemblais tant que ça à la Reine Noire ? Je chassais cette idée de ma tête. Je l'avais rencontrée ; elle n'était qu'angoisse et noirceur. Elle voulait tout contrôler.

— Je... je ne suis pas comme elle... répondis-je, la gorge serrée. Je ne sais pas ce que la Reine Blanche aurait fait à tes agresseurs, mais... elle aurait trouvé une solution, j'en suis sûre, je les ai rencontrées toutes les deux, toi non. Tu peux pas comprendre.

— Arrête de parler, et bas-toi ! aboya-t-elle en s'approchant.

Je levais les bras pour me mettre en garde, sentant les nanites autour de moi suivre tous mes mouvements. Layla eut alors l'occasion de passer à travers ma garde et me frapper à la tempe. Je reculais vivement, le temps de ne plus être sonnée et de riposter d'un coup de pied direct ; qu'elle esquiva sans aucun problème, comme si je l'avais annoncé à l'avance.

— Et ce qui m'énerve le plus chez toi, dit-elle en relâchant sa garde. C'est que tu aies rencontré Améthyste ! Tu ne sais même pas la chance que tu as. Et comment tu pourrais le savoir de toute façon ? C'est une icône de la communauté LGBT, et toi, tu n'es qu'une femme cisgenre hétérosexuelle !

Sur ce, elle enchaina de nouveau les coups de pieds retournés, avec une telle maestria que j'eue cette fois du mal à les esquiver.

— Je pourrais te la présenter, si tu dis la phrase. tentais-je de négocier.

La voyant hésiter une fraction de seconde, j'en profitais pour tenter plusieurs coups de poings directs, qu'elle para s'en même avoir l'air d'y penser.

— Tu mens ! accusa-t-elle en baissant de nouveau sa garde. Ça m'étonnerait beaucoup qu'elle t'accorde de l'intérêt ! (elle feinta un coup de pied) Je la connais mieux que toi, même sans jamais lui avoir parlé !

Elle envoya cette fois-ci un vrai coup de pied, qui me prit par surprise. Je parvenais à le bloquer du bout des doigts, ne l'empêchant pas de me heurter douloureusement l'épaule. Je n'étais pas en état de faire appel à Porcupine Tree, j'étais en proie au doute et à l'angoisse. Mes pensées se mélangeaient dans ma tête, incapable que j'étais de gérer mes émotions contradictoires.

— Ta Reine Blanche est trop gentille ! s'exclama Layla en avançant à portée de coup de poing. Elle est incapable de punir correctement, elle cherchera toujours à rendre les gens meilleurs, plutôt que de leur infliger ce qu'ils méritent pour comprendre leur leçon.

Elle m'envoya un crochet du droit, directement au visage, si fulgurant que je n'eus même pas le temps de le voir venir. Je l'encaissais dans la douleur en tenant bon sur mes appuies. Cependant, un coup de pied dans le ventre, encore plus douloureux, m'envoya au sol. Je n'eus même pas le temps de comprendre comment elle avait pu enchainer ces coups aussi rapidement.

— C'est fini ! s'exclama Antoine. C'est bon Layla, t'as gagné !

— C'est moi qui décide quand c'est fini, répondit-elle. Allez, lève-toi, je sais que tu peux faire mieux !

Je reprenais doucement mes esprits, tentant de me relever en faisant fi de la douleur. Elle pouvait anticiper tous mes coups et voir à travers ma garde, je n'avais aucune idée de comment la combattre. Même avec Porcupine Tree, je ne pensais pas avoir la moindre chance.

— Et moi, je dis que c'est fini ! s'exclama la voix d'Améthyste.

 

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