Ça devait jaser sur le quai de la gare. L’apparence de Juan et la présence de Peterclock à ses côtés avaient dû éveiller l’attention de quelques curieux.
Mais M. Olivertown et Eustache l’avaient prévu et ils passèrent par l’Ouest de l’île où Lunaé les attendait accoudée à sa voiture jaune, des lunettes aux vitres sombres d’aviateur sur le front. Le soleil rendait le paysage aveuglant.
— On est sept, dit Pierre qui n’avait pas perdu le Nord malgré sa respiration sifflante et ses grimaces de douleur.
Lunaé tapa de sa paume la carrosserie et ouvrit grand la portière arrière.
— Il suffit de se serrer un peu.
L’habitacle était exigu. Quatre personnes là-dedans, était-ce bien raisonnable ?
— Allez, ne faites pas cette tête, s’exclama Lunaé avec une lueur malicieuse dans le regard. Nathanaël, Kateline et Eustache vont bientôt arriver pour vous tenir compagnie. Ce ne sera l’histoire d’une petite heure, pas plus. Le chalet est tout près.
— Tooout près, répéta Pierre.
Puis Judy et lui s’entreregardèrent. Le premier entré serait le premier près de la fenêtre. Judy s’engagea tête la première sans réfléchir une seconde de plus.
— Judy, grommela Pierre.
— N’oublie pas de mettre ta ceinture, se moqua Judy en balançant son sac de l’autre côté de la banquette arrière.
M. Olivertown s’installa à la place avant, en tirant un calpin de sa veste et commença à l’étudier avec un crayon, les lunettes sur le bout du nez. Il tira une bouffée de sa pipe par la vitre baissée.
L’air frais fit frissonner Judy, mais cela ne l’empêcha pas de se coller contre la vitre froide et de contempler le paysage pour l’instant fixe des champs entrecoupés de forêt.
— On va tous rentrer dans cette voiture ? s’étonna une voix.
Nathanaël plissait les yeux, derrière ses mèches blondes. Kateline était juste derrière lui. De loin, on pourrait presque croire qu’ils appartenaient à la même famille. Mais de près, leurs différences sautaient aux yeux.
— Apparemment.
Eustache s’arrêta, bouche bée.
— Lunaé, s’énerva-t-il. Qu’est-ce que… Pourquoi pas une montgolfière, hein, pour une fois ?
Pour toute réponse, Lunaé fit vrombir le moteur et claqua sa portière. Eustache soupira, consterné. Il prit les valises des mains de Nathanaël et Kateline et les fourra dans le coffre. Nathanaël se pressa contre Pierre pour permettre à Kateline d’entrer. Quand Eustache s’assit, ils se retrouvèrent tous écrasés les uns contre les autres.
— C’est pas bon pour ma convalescence, marmonna Pierre.
— Ni pour mon nez, dit Judy.
— Pff, ton nez n’est pas broyé comme mes côtes.
— Je suis enrhumée autant que toi.
— Bienvenue au club des canards.
Ils pouffèrent, et Lunaé se retourna.
— Prêts ?
Ils hochèrent tous prudemment la tête. Lunaé enfila ses lunettes d’aviateur.
— Si vous saviez… Un jour, on décollera pour de vrai, j’ai confiance dans le Cabinet des Inventions, dit-elle. Mais pour le moment, voyons ce que mon petit bijou à dans le ventre.
Lunaé appuya sur l’accélérateur.
— On mets les gaz !
Judy ne savait pas ce que Lunaé avait fait à ce vieux tacot, mais il accéléra si vite qu’ils se retrouvèrent propulsés sur le dossier de la banquette.
Judy consulta sa montre. Ils n’avaient pas mis une heure. Quarante minutes à peine. Elle n’osait pas savoir quelle vitesse indiquait le compteur alors que Lunaé embrayait sur la côte qui menait au chalet, comme si elle était en pleine course automobile.
Elle ramena le frein à main brusquement vers elle devant le chalet et la voiture s’arrêta avec un dérapage qui les laissa tous hébétés pendant quelques secondes.
— J’espère que la route vous a plu ! Il fallait se grouiller, on ne pouvait pas se permettre de croiser des contrôleurs des Calamités. Ils nous auraient jamais laissé filer à sept dans mon petit bijou.
Étourdie et soulagée de retrouver la terre ferme sous ses semelles, Judy fit un pas à l’extérieur avec son sac. La porte qui faisait la moitié d’une porte normale les attendait impatiemment. M. Olivertown entra et disparut dans le dédale sombre et poussiéreux de sa demeure. Les silhouettes des bois des cerfs se découpaient dans le clair-obscur.
— Cette maison m’a manquée, dit Nathanaël, pince-sans-rire.
Il attrapa Pierre par le bras.
— Toi, je crois qu’on a beaucoup de choses à se raconter. (Et attrapant Judy :) Et toi aussi. Tu as une belle de tête de voyou.
Puis il se tourna vers Kateline. Hésita.
— Et toi aussi. Je pense qu’on va s’entendre à merveille.
Kateline resta de marbre et Nathanaël rougit. Mais il ne se laissa pas déstabiliser pour autant. Son visage resta très sérieux et il soutint le regard dévastateur de Kateline. Voyant qu’il n’arriverait pas à son objectif, il se détourna et tira Pierre et Judy. On ne saurait dire quels étaient ses bagages, les valises ou bien Pierre et Judy.
— C’est bien, Pierre. Tu n’as pas pris ta valise de dix milles kilos.
— Normal, elle est chez Hélène…
Nathanaël les fit entrer dans une pièce sobre pourvue de deux lits et leurs meubles associés. Il y avait la tête d’un sanglier au-dessus de chaque sommier. La chambre de Nathanaël et Pierre, apparemment.
— Alors ? dit Nathanaël.
Kateline resta en retrait, à demi dans le couloir. C’était même étonnant qu’elle ait consenti à les suivre. Pierre expliqua comment Juan avait essayé de lui tordre le cou. Il avait alors sauté dans le bateau de Rémi, non pas par désespoir face à sa connexion mais pour sauver sa peau, sans réfléchir aux conséquences. Avec Juan aux trousses, on était capable de beaucoup de choses à vrai dire.
Puis Judy expliqua son différend avec Juan, son coup de poing, et s’arrêta en pleine phrase, ne pouvant se résoudre à prononcer « je » et « déconnecté » l’un à la suite de l’autre. Pourtant, il n’y avait rien à cacher. Kateline savait. Nathanaël savait. Ou s’ils ne savaient pas encore pour Juan, ils le sauraient et ne tarderaient pas à faire le lien.
— Je l’ai déconnecté.
Voilà, elle l’avait dit, la mâchoire crispée, la gorge nouée. Mais elle l’avait dit. Aussitôt, la honte et la culpabilité montèrent en elle. Nathanaël hocha la tête.
— D’accord.
Il ne dit rien de plus.
— Et toi, Kateline ? Qu’est-ce que tu fais là ? On peut te faire confiance ? Ou est-ce que tu es comme ton père ? dit Nathanaël comme s’il avait eu affaire à l’ancien ministre de Creux en personne.
— Je ne suis pas mon père.
— Tu ne veux pas la même chose que lui ? dit Pierre.
— Renoncer à ma connexion avec le Feu pour les idéaux des Lombrics ? Non.
— Ça paraît logique, concéda Pierre. Pourquoi tu l’aidais, alors ?
— C’est un interrogatoire ?
Elle les toisa, les trois, avec la hauteur de son rang, puis fit un pas dans la pièce.
— Que serais-tu prêt à faire, Pierre, si ton père vous demandait de l’aider à rendre le monde plus juste ? Et toi, Judy, tu sais très bien de quoi je parle. Hein, que serais-tu prêt à faire ? Et toi, Nathanaël ? Si ta famille complotait avec les Lombrics, que ferais-tu ? Tu les dénoncerais, tu t’enfuirais pour ne pas prendre part à ton tour à leurs machinations ?
Nathanaël resta silencieux.
— Réfléchissez un peu au lieu de faire des conclusions hâtives. Vous n’êtes pas obligés de me faire confiance. Si je suis ici, c’est parce que M. Olivertown a bien compris que je ne ferai pas long feu à Otaïla, comme vous d’ailleurs, avec les rumeurs de cette « déconnexion », les gens auraient bientôt aussi peur de vous que de moi. Ce serait le chaos.
Kateline reprit sa valise et la fit rouler sur la moquette sale jusque dans leur chambre, à elle et Judy.
Pierre, blessé, s’était refermé comme une huître. Nathanaël soupira :
— Elle n’a pas tort. Je pense que j’aurais certainement obéi et que j’aurais même été fier d’obéir, ajouta-t-il pensivement.
— Tais-toi, Nathanaël, dit Pierre.
Nathanaël voulut répliquer mais il se tut quand il croisa le regard de Judy et secoua la tête, en comprenant qu’il y avait encore une information qui s’était égarée avant d’avoir pu atteindre ses oreilles.
— Je comprends, marmonna-t-il.
Judy quitta leur chambre, et se retrouva face aux pattes de chevreuil clouées tout le long du mur. Ce chalet était effrayant. Tel père, telle fille, hein ? Et tel père, tels fils ? Elle osait croire que M. Olivertown et Eustache n’étaient pas les chasseurs avides de gloire qu’étaient leurs parents comme l’attestaient les animaux empaillés dans toute la maison.
Elle passa devant la fléchette qui perçaient le mur au-dessus de la cloison qui menait dans l’immense salon et salle à manger, avec les grandes vitres qui faisaient le coin du fond et éclairaient tellement la salle qu’on avait l’impression d’être dehors, entre les chênes.
Il n’y avait plus rien à faire. Depuis quand s’était-elle résolue à cette pensée ? La pensée de Gaspard – le seul père qu’elle n’ait jamais eu qui n’était pas son père – étranglait toujours son cœur. Il y avait toujours tant à faire, et elle ne pouvait rien faire, sinon attendre dans cet espace lugubre. Elle ne voulait pas se l’admettre mais il lui manquait. Mais elle pensait quelque fois au père qu’elle n’avait jamais connu, son vrai, père, celui qui n’avait plus de visage et qui avait effacé l’avatar qu’elle avait créé de sa mère. Deux inconnus.
Pour une fois, elle avait envie d’oublier. D’oublier qu’elle était déracinée et qu’elle n’avait personne qui s’inquiéterait pour elle et qui la chercherait des années durant si elle venait à disparaître. Elle avait envie de savourer la quiétude d’une maison, même si cette maison n’était pas parfaite, sans penser à ce qu’elle n’avait pas.
Le lendemain matin, Lunaé passa devant les chambres, tonitruante. Ils n’étaient plus à Otaïla mais à l’instar d’Otaïla, ce n’était pas une raison pour faire la grasse-matinée.
— Deeeebout ! hurla-t-elle en cognant contre les portes. Eustache vous attend pour la leçon du jour à dix heures pétantes !
Judy sortit de sa chambre, échevelée, sa montre à la main. Huit heures. Deux heures pour se préparer ? Lunaé était tombée sur la tête.
— Où est-ce que ce boulon de malheur s’est caché ? marmonna Lunaé en scrutant la moquette. Cette moquette a une couleur abominable, d’ailleurs. Ce vert ?
— S’il n’y avait que ça, lâcha Judy en passant à côté de Lunaé.
Lunaé leva la tête, surprise, et éclata de rire. Une lueur de ravissement éclaira son regard et elle se pencha pour ramasser l’objet argenté.
— Ce n’est pas un boulon, dit Judy, que tout sommeil avait quitté.
— Oui. Enfin, une bobine. Une résistance.
— À quoi ça sert ?
— À réparer une radio. La nouvelle invention du Cabinet, roucoula-t-elle.
Elle lui adressa un sourire laconique et s’en fut au troisième étage. Une radio ? Qu’est-ce que c’était ? Les poutres du chalet craquèrent et Judy sursauta.
Eustache était engoncé dans un pyjama qui lui donnait un air de grand-père, et portait des chaussons moutonneux aux pieds. Il faisait couler du miel de la cuiller au pot sans se rendre compte qu’il avait des spectateurs.
— Bonjour ! lança Nathanaël en dévalant les escaliers.
Pierre et Kateline le suivaient, moroses. Judy se sentait un peu comme eux. Une question tournait dans son esprit depuis : Qu’est-ce que je fais là ?
— Bonjour, Nathanaël, répondit Eustache.
— Bonjour, dit Lunaé avec une caisse sous le bras que Judy devinait être la radio. On va enfin pouvoir écouter les informations.
À la bonne heure, dit Eustache, en refermant le couvercle du pot de miel. Quelles informations ? Il a à peine trois clampins qui parlent au bout de l’unique onde disponible. Je vais chercher le journal.
Il se leva d’un pas traînant, et Nathanaël s’installa autour de la table. Judy fut la dernière à prendre place. Elle n’avait pas l’habitude de tant d’opulence. Enfin, Otaïla aurait dû l’y initier, mais il y avait toujours cet émerveillement face à autant de choix et de plats, de pots au milieu d’une tablée, surtout que cette fois, elle était entourée d’une véritable tablée, comme les tablées de famille à la veillée de la fête des Esprits primitifs.
Un silence embarrassant se posa sur eux, seulement interrompu par le grésillement des ondes radios et des marmonnements de Lunaé et son tournevis. Elle bougeait l’antenne, l’allongeait, à droite à gauche, demi-tour, glissement de quelques pouces...
Aucune trace de M. Olivertown.
— Je ne comprends pas. J’ai réhabilité la radio de Léonard sans problème. Qu’est-ce qu’il se passe ?
Lunaé s’illumina et appuya sur un bouton. Le poste grésilla puis une voix de femme s’échappa grelottant entre les ondes :
— … une tentative d’assassinat contre la présidente du Conseil et la ministre des Calamités Viviane Dertella a eu lieu dans la nuit… (grésillement)… autorités ont barricadé le parlement d’Edel et toute la capitale est ébranlée. La garde verte a été déployé jusque dans les tréfonds des galeries et des doigts de fée… (grésillement)… trois Lombrics ont été abattu… rien n’a pu empêcher l’évasion de l’ancien ministre de Creux et chef de l’organisation criminel des Lombrics, Armand Aster, de la prison du tribunal d’Edel… (grésillement) aujourd’hui introuvable… (grésillement)… la présidente du Conseil s’en sort indemne mais plusieurs sénateurs ont succombé, sauvagement lacéré à coups de couteau… (grésillement)… après des semaines de…
Lunaé tourna brusquement le bouton du son et le silence tomba sur eux comme une chappe de plomb. Ils restèrent cois pendant plusieurs minutes, pris entre deux réalités : suspendus entre leur vie tranquille autour d’une tablée de nourriture et de leur avenir et de celui de tout un continent. Suspendus entre deux illusions, peut-être.
— Où est M. Olivertown ? demanda Judy d’une petite voix.
— Dans son bureau, je crois, fit Lunaé, encore sous le choc. Oui, bonne idée… Va le chercher. Je vais aller… hum (et ne trouvant pas les mots s’étonna :) Eustache !
À ce moment-là, la porte d’entrée claqua et Eustache entra, le journal ouvert en deux devant lui. Il leva les yeux, grave, et un éclair de peur passa dans tous les regards. Judy quitta son petit-déjeuner, avec un crissement de chaise et grimpa dans l’obscurité des étages.