Paris, automne 2010. – Point de vue d'Émilie.
J'ai déjà dit – je crois – que Costis, l'ami d'Alexis, était un con. Vraiment, il n'y a rien à dire de plus à part que c'est un abruti notoire qui se prend beaucoup trop au sérieux. Mais je n'ai pas encore parlé de Jelena. C'est tout l'inverse de lui, elle est modeste et intelligente. C'est notre doctorante en pédagogie, la stagiaire de Guillaume qui s'occupe de notre promo. Elle est belle aussi, mais c'est beaucoup plus que ça. Je comprends pourquoi Alexis la fréquente, elle le stimule intellectuellement, et à côté d'elle, il fait même un peu bêta. Maladroit, vulgairement inculte. C'est ce qu'on fait tous, à côté d'elle.
Sauf Camille, la première de la classe, qui paraît totalement dans son élément avec Jelena. Elles discutent théorie de l'évolution et histoire des sciences avec l'aisance des gamins qui s'échangent des cartes Pokémon à la récré. À moi, Jelena me jette des regards lourdement chargés de pitié et de condescendance. C'est sûr qu'elle se dit qu'Alexis est bien trop doué pour traîner avec une fille débile comme moi. À Camille, elle lui dit bien qu'Alexis est d'un niveau intellectuel trop bas pour elle. Je ne veux même pas imaginer ce qu'elle pense de moi. Elle me fait peur.
C'est pire qu'une peur, c'est une angoisse. Mon cerveau se fige quand je la vois. Mon corps bouge, mais je ne sais pas comment. J'ai des palpitations, mais ce n'est rien à côté du vide que je ressens « après », comme si j'avais été fracturée en mille morceaux pendant mon absence. Je ne comprendrai jamais cet effet-là. Ni pourquoi je vois sa bouche se métamorphoser en gueule qui crache du feu, sans feu.
Jelena prend l'apparence d'un dragon hideux, le visage d'Alexis s'efface en étant baigné dans la lumière, le corps de Guillaume se gonfle comme un énorme ballon de baudruche anguleux, et je subis ces visions féroces sans pouvoir réagir. Quand j'en parle à Solène, elle trouve que c'est « marrant ». Quand je lui montre les dessins que j'ai faits de mes hallucinations, elle dit que c'est sympa, que j'ai beaucoup d'imagination. Mais je n'imagine rien !
Je vais de moins en moins souvent en cours, aller à la fac c'est comme traverser la grande forêt. Tout me fait peur là-bas. Je suis allée d'urgence consulter une psychiatre, au moins pour trouver une solution pour que ça ne recommence pas comme avec l'événement. Et voilà que cette psychiatre me dit à son tour que j'ai du talent, pour le domaine artistique. Que je devrais laisser tomber les sciences pour partir en philo, ou en dessin. Peu importe finalement, ce que ça veut dire c'est que je ne suis définitivement pas à ma place.
Projet de couverture du livre : Jelena à la place de la Reine de Bâtons du tarot Rider-Waite. Elle évoque une femme charismatique, créative et passionnée. Dragon sans visage représente une terreur qui dépasse la seule évocation du danger qui la déclenche.