Paris, hiver 2010-2011. – Point de vue d'Émilie.
J'ai lâché la psy, elle croyait que mon ex n'existait pas. Que je l'avais inventé par fantasme, pour ne pas avouer que je suis encore vierge à mon âge. Quand j'ai dit ça à Alexis, il a rigolé, et il a dit que c'était elle la folle, pas moi. Le pire, c'est que ça m'a foutu le doute et que j'ai été vérifier dans mes affaires. Les lettres « d'amour », les photos explicites, des échanges de mails qui prouvent que je suis bien sortie pendant trois ans avec ce type, et qu'il m'a bien baisée. J'ai aucune trace du nombre exact de gigas de porno dans son disque dur, cela dit. Mais au point où j'en suis, je ne vois pas pourquoi j'aurais inventé le sordide. Et je ne comprenais surtout pas pourquoi la psychiatre me faisait à tout prix décrire les détails glauques de cette relation entre une jeune fille mineure et un homme majeur, alors que ce que je voulais, c'était pouvoir retourner sereinement sur les bancs de l'université.
La psy, elle m'a dit de commencer par sortir avec des copines au cinéma, avant d'oser parler à un garçon, et que je pourrais bien leur plaire si je m'arrangeais mieux. Je croirais entendre Valentin, dommage qu'il soit masculin et que je lui parle déjà. J'ai des preuves de ça aussi... De l'existence de Solène aussi, d'ailleurs. Peut-être pas des cinémas maintenant que j'y pense ?
En parlant de Solène, elle a encore fait sa « love-victim ». A ce niveau-là, c'est presque un running gag. Ça fait plusieurs mois qu'avec Valentin ils rejouent la scène des amants maudits, sous le signe du romantisme, mais elle s'est jetée dans les bras du plus gros dragueur de ma fac, Roméo. Il paraît qu'il lui a dit les mots bleus, par sexto. Et maintenant qu'ils ont couché ensemble, il ne veut pas s'engager pour lui offrir la grande histoire d'amour dont elle rêve tant. J'ai l'impression qu'elle fait exprès de s'inventer les mélodrames les plus pourris possibles, qui me feront le plus chier possible, et surtout avec les mecs de mon entourage à moi, de préférence.
Solène a enchaîné les pintes de bière toute la soirée. Lola, la pote de Valentin, aussi. Elles tiennent à peine debout toutes les deux, et elles hurlent avec une haleine de fond de poubelle en se trémoussant sur la musique de Roméo, et Célestin, sur scène. C'est le moment qu'elle choisit pour jeter sa bombe sentimentale dégoupillée à Valentin. C'était lui le bon pour elle, mais elle n'a pas eu la clairvoyance de le choisir, alors elle est retenue en otage dans les bras d'un manipulateur qui lui a ravi son cœur. Les gens bourrés disent souvent n'importe quoi, mais là, c'est le pompon.
Valentin est effondré, dit-il. Ses antennes de sauveur se dressent sur sa tête, il faut sauver le soldat Solène des griffes du super-vilain Roméo. Pendant ce temps, je me débats pour essayer de remettre le pied à l'étrier de mes études. Moralement c'est l'angoisse, mais physiquement c'est carrément le chaos. J'en suis à deux tablettes par jour, pas de chocolat hein. J'en prends une d'ibuprofène et l'autre de paracétamol. Et j'ai mal, quand même.
Mais Solène est belle, elle a la souffrance romantique des jeunes filles qui ont le temps et les moyens d'avoir des problèmes sentimentaux. Moi j'ai ni le temps ni les moyens, j'ai un corps qui fuit. Des gouttes d'encre rouge, s'échappant du stylo de sa propre histoire.
Moi j'accomplis l'exploit d'être à la fois invisible ET gênante, comme me le rappelle Lola qui me tire vers la piste de danse, en me glissant un « faut qu'ils parlent, Émilie », avec une énergie qu'elle imagine subtile. Et que je ressens comme la lourdeur d'un éléphant. Elle croit que je ne me rends pas compte que, dès qu'elle me voit, elle me pousse loin de Solène et Valentin, pour qu'ils finissent ensemble, sur un malentendu. Et que moi, je finisse sans mes amis.
Sur scène, je remarque Alice – manquait plus qu'elle, ma soirée ne pouvait pas plus mal se passer – qui se dandine en minaudant dans les bras de Roméo. Quelle pouffiasse ! C'est sorti tout seul, la vérité, c'est que je l'envie d'être là, à sa place. Rayonnante : visible, ostensiblement sensuelle devant une foule de personnes qui la regardent, et une partie qui doit se dire qu'ils voudraient bien la baiser. Je l'envie parce qu'elle, elle sait que ce que les autres veulent, ce n'est pas elle, ce n'est pas son bonheur mais seulement d'utiliser son corps en guise de soulagement, et qu'elle ne leur doit rien.
Projet de couverture du livre : Solène à la place de la Reine de Coupes du tarot Rider-Waite. Elle évoque une femme mature, compatissante et bienveillante, prête à offrir soutien et réconfort.. Prêtresse des grands sentiments représente la situation où quelqu'un occupe l'attention émotionnelle et matérielle avec des problèmes plutôt mineurs et fumeux.