26) Deuxième punition

Améthyste se tenait actuellement sur le tatami, agrippant Layla par derrière pour l'empêcher de s'approcher de moi.

— Qui ose ?! s'insurgea Layla en se débattant vainement.

— Mes fans ne reconnaissent pas ma voix ? demanda la DJ en haussant un sourcil à travers ses larges lunettes de soleil. Il faut dire que je chante peu, conclut-elle.

— Non, souffla Layla, incrédule. Améthyste ? Mais comment, pourquoi tu, enfin vous... bafouilla-t-elle en cessant de se débattre. Mon pouvoir aurait dû vous voir venir, même si vous pouvez vraiment vous rendre invisible.

Apparemment, le petit talent de la DJ était soupçonné parmi ses fans, ce qui ne m'étonna pas grandement. Après tout, elle en faisait étalage dans ses concerts, sous prétexte qu'il y avait un truc de magicien derrière. Mais étant mariée à ni plus ni moins qu'Emily Lindermark, la figure de la technologie avancée, se rendre réellement invisible ne semblait pas si saugrenu que ça.

— Je ferais ce que tu veux si tu dis la phrase, encouragea Améthyste. Et ton pouvoir empêche les gens de te faire du mal, ce qui n'est pas mon intention, expliqua-t-elle. J'essaie de sauver Lili et de te sauver de la Reine Noire.

— Ne me dites pas que vous aussi, vous croyez à ces conneries de Reine Blanche ? gémit Layla. Je... je peux pas le croire, vous connaissez mon histoire, non ?

Amélie relâcha sa prisonnière et lui pris les épaules pour lui faire face.

— Écoute, je sais ce que c'est, de se faire emmerder parce qu'on est différente. En tant que femme, j'ai eu mon lot de propos et de gestes déplacés. Mais prendre le parti de la Reine Noire, c'est s'abaisser au même niveau que ceux qui nous harcèlent.

Elle semblait avoir réfléchi à son laïus, avant de le prononcer. Non pas qu'il sonnait faux, mais il sonnait comme une parole calculée. Je me relevais tant bien que mal en me tenant à distance de Layla, par précaution.

— Alors, quand vous avez dit que vous garderiez un œil sur moi, c'était littéral ? demandais-je.

La DJ se tourna vers moi avec un sourire crispé.

— Je suis désolée, je pensais que c'était une bonne idée... répondit-elle.

— Vous êtes vraiment là... articula Layla en tombant à genoux. Je... je suis votre plus grande fan !

— J'en doute pas, répondit Améthyste. Alors, prononce cette phrase pour moi, et je te réserve un traitement spécial VIP pour mon prochain concert. (elle marqua une pause) Enfin, presque, attends d'être majeure, précisa-t-elle.

— Je ne suis pas une gamine, protesta Layla. J'ai dix-huit ans dans moins d'un mois !

— Super, on verra à ce moment-là alors, mais en attendant, tu dois dire la phrase, insista Améthyste.

— Mais je ne peux pas... J'ai besoin de la Reine Noire ! gémit Layla. Vous ne pouvez pas me forcer, je vous admire tellement, vous pouvez pas me demander ça...

Elle se mordit la lèvre et ne put retenir une larme, avant de laisser échapper un bref sanglot. Amélie s'était déjà agenouillée pour être à sa hauteur et la tenait toujours par l'épaule.

— Écoute moi, murmura la DJ. J'ai été dans des galères, et moi aussi j'en voulais au monde entier... Mais la Reine Noire, sérieusement, tu vaux mieux que ça, non ? T'as pas besoin d'elle.

— C'est faux, je suis trop faible sans elle... Vous ne comprenez pas, j'ai besoin de pouvoir me défendre !

— Hey, hey... c'est faux. T'as pas besoin de super pouvoir ou d'autres trucs, t'es déjà super forte. répondit Améthyste.

— C'est facile pour vous de dire ça, contra Layla en essuyant ses larmes d'un revers de manche. Vous êtes marié à Lindermark, vous êtes intouchable, et vous pouvez vraiment devenir invisible !

— Je... ouais, je peux devenir invisible, tu as raison. Mais être populaire, fréquenter des gens haut-placés, ça me met aussi une cible sur le dos. J'en prends plein la gueule sur les réseaux sociaux, et parfois même dans la rue. Parfois même à mes propres concerts.

— Mais vous avez des gardes du corps à vos concerts, souligna Layla en durcissant son regard. Pourquoi être contre la Reine Noire, pourquoi être contre moi ? Moi aussi j'ai besoin de me défendre !

Amélie resta silencieuse, ne sachant pas quoi répondre à ça. De mon côté, j'échangeais un bref regard avec Antoine, qui hocha la tête.

— Pour quoi pas la Reine Blanche ? demanda-t-il.

— Je l'ai déjà dit, elle est trop gentille, reste en dehors de ça, répliqua Layla.

— Non, c'est une question pertinente, qu'est-ce qu'y a de mal à être gentil, même avec les salauds ? dit Améthyste. Ça leur montre qu'on est meilleurs qu'eux. C'est pas seulement une question de pouvoir te défendre, on parle de voir la Reine Noire accéder au trône d'un petit pays, avec les ambitions qu'elle a... Je veux pas laisser ce genre de monde à mon fils, conclut-elle.

— Votre fils ? répéta Layla, comme si elle venait de se souvenir du fait. Alexandre ?

— Oui, Alexandre, souffla la DJ. Tu ne peux pas garder un pouvoir pour te défendre seulement toi, au détriment de tous les autres. Il y a des dimensions politiques hyper compliquées.

— Mais j'ai besoin de me défendre, je ne veux plus jamais que ça m'arrive, répondit Layla entre deux sanglots.

— Alors je te défendrais, répliqua Amélie. Tu as dit que moi, j'étais intouchable. Alors si je te protège, rien ne pourra t'arriver. Alors, dis-moi, pourquoi pas la Reine Blanche ?

— Je... je ne sais pas. La Reine Noire m'en a parlé, elle m'a dit que sa sœur était trop gentille, trop faible.

— Elle a joué sur tes peurs, comme elle le fait toujours, commentais-je. Elle se sers de ta peur d'être agressée pour te vendre son règne de terreur.

Un long silence s'installa, pendant lequel on ne pouvait entendre que les sanglots contenus de Layla, qui brisa finalement le silence :

— Mille piques transperçant le ciel, enchainés dans les entrailles de la terre, muraille noire et infranchissable, ceint la tête de l'obscurité portant un masque de chair et de sang ; laisse-la griffer de ses ongles noirs le tissu de l'existence et effacer mon nom de son royaume.

Je sentis mon corps se tendre d'un coup, la peur s'insinuait en moi tandis qu'elle récitait cette incantation maudite. Nyarlathotep allait apparaitre, je le sentais comme une odeur nauséabonde. Les nanites dans l'air se rassemblèrent alors pour façonner la silhouette de la Reine Noire.

— Hé bien, voilà que Nous perdons face à une pathétique relation parasociale, grogna-t-elle, faisant mine d'être vexée.

— Ne la punissez pas ! ordonnais-je sans trop y croire. À partir de maintenant, c'est moi qui prendrait les punitions !

— Voilà qui est intéressant, répondit-elle. Tu serais prête à te sacrifier pour de pauvres âmes en détresse. Et ça n'aurait aucun intérêt. Une punition est faite pour donner l'exemple, tu ne peux pas... fit-elle avant de s'interrompre. Quoi ? Oui, ça me semble évident, répondit-elle à une voix qu'elle semblait être seule à entendre. Mais tu as raison, c'était Notre propre loi, Nous allons la respecter. (elle se tourna vers Améthyste) Toi, tu as conscience que tu viens de convaincre cette enfant de renoncer à Notre serment ?

— Ouais, et alors ? répliqua Amélie, qui peinait à soutenir le regard de Nyarlathotep. Quel est le problème... ?

— Le problème, comme Notre sœur viens de Nous le rappeler, c'est que cette Lili (elle me pointa du doigt) devait être la seule à agir. Hors, tu viens de bafouer cette règle.

Améthyste soupira. Layla, elle, semblait sentir la présence imposante de la Reine Noire, bien qu'elle lui tournait le dos, et n'osait pas faire le moindre geste.

— Tu as dit que tu garderais un œil sur elle, c'est donc tout naturellement que Nous allons t'en priver, déclara-t-elle. Et Nous sommes généreuse, Nous aurions pu prendre les deux.

À peine eut-elle le temps de comprendre, qu'Amélie tombait déjà au sol, en pressant sa main contre l'œil qu'elle n'avait plus. Ce dernier avait jailli hors de son orbite, de la même manière que la Reine Noire avait arraché l'utérus d'Octavia. Ses lunettes de soleil maculées de sang avaient été éjectées dans la foulée, teintant le tatami de rouge. Nyarlathotep avait à peine eu le temps de disparaitre, que Layla était déjà près d'Améthyste, pleurant que tout cela était de sa faute.

— C'est pas ta faute, tentais-je de la rassurer.

— Ouais, c'est pas ta faute... articula Améthyste entre deux gémissements de douleur. Je savais ce que je faisais...

— Je suis désolée... gémit Layla. Si j'avais écouté Lili et si j'avais dit la phrase je... C'est ma faute, je vous admire tellement, et c'est de ma faute si...

— Tu n'auras plus à te battre seule, Layla, murmura Amélie.

— Oui, je... On est là maintenant, répondis-je en me rapprochant légèrement.

— Lili, m'interpella Antoine. Je crois que Lindermark va bientôt arriver, dit-il en montrant les lunettes ensanglantées.

Ces dernières étaient en train de clignoter, comme si une petite led avait été activée dans ses branches. Layla ne pouvait plus retenir ses larmes, elle tenait la main d'Améthyste, qui serrait la sienne en retour, comme pour mieux supporter la douleur.

— T'es plus seule Layla, souffla la DJ. Même pour tes études. À mon époque, t'aurais même dû choisir une filière pour passer ton bac. Tu vas t'en sortir, sois pas désolée...

À ces mots, Améthyste perdit connaissance, peut-être à cause de la douleur. Pendant ce temps, le bruit des pals d'un hélicoptère se rapprochait. Antoine avait vu juste, Emily arrivait.

— Tu comptes le dire à quelqu'un ? demanda Layla dans un murmure.

— Pardon ? Dire quoi ? demandais-je.

— Que je suis pas une vraie femme, soupira-t-elle en tournant son regard vers moi.

Je pris une profonde inspiration avant de m'approcher un peu plus.

— Écoute, je sais pas ce que c'est d'être une "vraie" femme. Mais toi tu en es une, y a aucun doute là-dessus...

Que pouvais-je répondre d'autre, moi qu'on appelait le "garçon manqué". Le bruit des pals de l'hélicoptère devint assourdissant, et quelque chose cogna contre le toit du dojo, Emily arrivait bel et bien.

 

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