26 : La photo

Judy était déjà passée dans le couloir brumeux du grenier, ou autrement dit, le couloir du bureau du directeur, mais elle n’avait jamais remarqué les nombreux tableaux qui constellaient les murs. Son cœur battait si fort qu’elle avait l’impression qu’il faisait tressauter les vitres et le papier peint. Ce n’était que ses tremblements. Elle prit une inspiration et s’agrippa au mur. Elle s’accrocha à la photo en noir et blanc juste sous son nez. Un grand homme avec un chapeau sur la tête et un fusil sur l’épaule brandissait un lapin mort par les pattes, en souriant. En retrait, deux petits garçons, un qui lui arrivait au coude et l’autre à la hanche, fixaient d’un air effaré la caméra.

Une peinture sans forme était clouée juste au-dessus. Plus loin, le même homme – le père de M. Olivertown et Eustache, forcément – tenait une goutte d’eau en suspension devant les yeux émerveillés de son aîné, et le petit Eustache, assis à la lisière du jardin, croisait les bras, en train de bouder.

Chaque pas dans le couloir débobinait le temps. La dernière photo montrait une femme et deux adolescents en noir, les yeux presque baissés, inatteignables par l’objectif de l’appareil photo.

Judy fronça les sourcils. Son cœur s’était tu.

M. Olivertown et Eustache avaient perdu leur père.

Le plafond émit un craquement sinistre qui ramena Judy à la réalité. La peur retrouva sa place entre ses côtes. Elle toqua à la porte du bureau trois fois. Mais personne ne répondit, ou plutôt : la porte ne s’ouvrit pas d’elle-même.

Judy abaissa la poignée, qui à sa grande surprise, céda.

Le bureau, ensommeillé, rangé, rideaux tirés, était vide. Judy s’avança et se retrouva au milieu du tapis et des étagères, qui dardaient sur elle leurs livres comme des yeux qui l’accusaient, ou qui lui chuchotaient de les ouvrir.

Qui était M. Olivertown ? Que voulaient véritablement les Chaussettes violettes ? La réponse était peut-être dans cette pièce. C’était une opportunité qui ne se reproduirait plus. Ils étaient tous en bas, à prononcer leurs nouveaux plans, à réarranger l’avenir avec la nouvelle menace qui s’était déclarée, mais qui ne s’était en réalité jamais dissipée. Judy referma doucement la porte et se laissa choir dans le fauteuil molletonné de M. Olivertown, très certainement, maître meuble de la pièce derrière la massive table de chêne.

Elle leva les yeux la charpente sombre du chalet. Où M. Olivertown cacherait-il les documents de hautes importances ? Il n’y avait qu’un tas de vieux livres sur la table et les tiroirs étaient fermés à clef. Inaccessible.

Soudain la porte tourna sur ses gonds. Électrocutée par une décharge d’adrénaline, Judy bondit hors du siège et se cacha derrière le bureau. Cependant, le fauteuil de bureau ne se figea pas et continua de tourner silencieusement. Quelle empotée.

— Judy ? s’enquit la voix de Pierre.

Judy se redressa en manquant de se cogner le crâne contre la table.

— Pierre, tu m’as fait une peur bleue.

Pierre secoua la tête.

— Mais c’est une manie chez toi.

— Quoi donc ?

— De fouiller.

Il leva un sourcil essaie-donc-de-me-contredire.

— On n’est jamais mieux servi que par soi-même.

Judy se rassit dans le fauteuil, retournant à son raisonnement intérieur. Elle fit glisser les roues sur le tapis. Qui était M. Olivertown ?

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Pierre.

— Tu savais que M. Olivertown et Eustache ont perdu leur père quand ils étaient jeunes ?

Pierre s’approcha d’un pas précautionneux. De toute évidence, la situation ne lui plaisait pas. Il devait même la trouver très inconfortable. Il avait vécu sans parents, mais il n’avait sans doute jamais goûté à la transgression des règles de ses familles d’accueil. Judy avait dû transgresser chaque règle énoncée par son père, voire même celles qui régissaient le microcosme des galeries. À ses dépens d’ailleurs et à la joie des Lombrics.

Son cœur se serra d’angoisse à la pensée des Lombrics. Trois mois plus tôt, elle riait de leur nom ridicule, aussi ridicule d’ailleurs que celui des Chaussettes violettes. Maintenant, elle ne voyait plus aucune once de ver de terre gluant quand elle entendait leur nom. Elle ressentait un océan de peurs, près à l’engloutir, le poids d’une ancre refermée sur sa cheville.

— Il est où, Nathanaël ? demanda-t-elle en voyant que Pierre ne réagissait pas à sa remarque.

— Il arrive, malheureusement, et je vais devoir vous suivre dans vos idioties.

— Tu n’as pas envie de savoir ? s’étonna Judy. Nan, je sais, tu fais semblant de ne pas vouloir nous suivre, mais ça t’intéresse de savoir. Tu as plus d’intérêts à nous suivre qu’à nous arrêter.

— N’importe quoi. Il n’y a rien à savoir.

— On agit toujours pour une bonne raison, répliqua Judy en sentant l’agacement fouetter ses entrailles.

Elle s’approcha des bibliothèques.

— Punaise de merde, s’exclama une voix dans le couloir.

Nathanaël entra dans le bureau un cadre dans la main.

— Vous avez vu ça ?

Un sourire illumina Judy. Enfin quelqu’un qui comprenait !

— Quoi ? fit Pierre.

— Cette photo est quand même bizarre.

Il s’arrêta cependant d’expliquer en arrivant au milieu du tapis.

— On a le droit d’être ici ?

— Non, répondit Judy.

— C’est bien ce que je me disais.

Il baissa à nouveau les yeux (avec une normalité professionnelle) vers le cadre et le tourna vers eux, le tenant coincé entre les fils de son pull et sa main droite.

— Un, deux, trois. Léonard Olivertown, Eustache Travel, Elena Olivertown.

— Travel ?

— Parce que Lunaé Travel. Ça doit être pour changer de terralité.

-el était l’un des terminaisons des noms des Calamités.

— Mais ce n’est pas le propos.

— Mmm. Eh quoi ? intervint Pierre. Leur père est mort.

— Elena n’était jamais sur les autres photos.

Pierre haussa les sourcils : « Et ? ».

—  Ça veut probablement dire que c’était elle qui prenait les photos, avant.

Nathanaël ouvrit le tableau et extirpa la photographie, coincée entre la vitre et le carton.

— Et vous ne devinez pas quoi : quand on sort la photo et qu’on la retourne, il y a écrit Lombric.

— Montre-moi, ça, dit Pierre en allongeant le bras. « Lombric », lut-il. Pourquoi on aurait écrit ça ici ?

Judy attrapa la photographie que Pierre, hébété, tenait du bout des doigts.

— Je ne sais pas…

Une présence absorba les lumières de la pièce. La porte était grande ouverte, et M. Olivertown les fixait de toute sa hauteur. Ils se figèrent tous les trois. Une peur étrange immobilisa Judy. Presque plus forte que celle qu’elle ressentait devant Aster.

— C’est moi qui l’ai écrit.

Un lourd silence plana. Judy croisa le regard de Nathanaël, une hésitation. Mais M. Olivertown continua.

— Pour me rappeler ce que les Lombrics ont fait à ma famille.

La voix de M. Olivertown était glaciale.

— Ma mère était Déconnectée. Elle a détruit notre famille en intégrant les Lombrics. Maintenant, je pense que mes motivations et celles des Chaussettes violettes sont claires. Au-delà d’une affaire personnelle, c’est la vie de milliers d’autres familles qui peut être sauvée.

M. Olivertown fixa Pierre et Judy, comme si l’issue de ce combat était entre leurs mains. Il l’était. Judy hocha lentement la tête. M. Olivertown indiqua la sortie.

— Comme la vôtre.  

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