25 — Le Manoir, partie 5

Par Rouky

La Victoire

Clément et Valère étaient à genoux, face à face. Le cercle d’incantation à demi effacé frémissait encore d’une faible lumière, mais l’énergie s’éteignait peu à peu, comme une chandelle mourante dans l’obscurité. Le revolver de Clément reposait sur ses genoux, et ses lèvres répétaient, d’une voix tremblante, les derniers mots de la conjuration, ses yeux fermés pour ne pas voir le cauchemar en face de lui.

— …sanguis… exi… tenebris…

Valère, à demi effondré, l’épaule ensanglantée et l’un de ses yeux crevé comme sa bête, observait Clément avec un calme presque doux. L’ombre de son visage spectral frémissait à peine. Sa voix, quand elle s’éleva, n’était ni rageuse, ni haineuse. Elle était mielleuse, basse, séduisante.

— Tu ne comprends pas encore, murmura-t-il. Mais tu le sentiras bientôt. Le vide, Clément. L’après. Le froid qui ronge même les souvenirs. Moi… je peux te l’épargner. Je peux t’épargner la mort.

Clément ne répondit pas. Il poursuivit son incantation, plus bas, comme s’il récitait un vers oublié. Mais ses doigts tremblaient.

— Je peux te l’offrir, continua le comte. Une éternité lucide, un monde à reconstruire. Tu ne serais plus un pion dans un tribunal… tu serais juge, créateur. Tu aurais le savoir, la longévité, la mémoire des âges… plus rien ne pourrait t’atteindre. Je peux t’emmener avec moi, t’épargner le vide et la souffrance. Laisse-moi faire...

Clément rouvrit les yeux. Son regard était traversé d’un doute, d’un vertige intérieur. L’immortalité… La fin de la peur… Une vie au-delà de l’oubli. La voix du comte était chaude, presque humaine. Mais le jeune greffier détourna le regard.

— Tu… tu es un assassin, souffla-t-il. Tu as tué tellement de gens, tu as brisé des familles, tu as maudit la lignée des Ravène, les a forcé à commetre des actes horribles... Tu as transformé cette ville en tombeau…

Valère ferma un instant la seule paupière qui lui restait. Son sourire se fendit. Et sa voix changea de ton, devint moqueuse.

— Et tu crois que c’était facile ? Tu crois que j’ai choisi de devenir cela ? Un monstre qui doit se repaître d’âmes pathétiques ? Une bête qui doit fuir la lumière pour se morfondre dans le silence des ténèbres ?

Il pencha la tête sur le côté.

— Je n’avais rien. Silas voulait me dépouiller, me rayer du testament. J’ai eu peur, Clément… peur de tout perdre, de finir dans la rue comme un chien. J’étais seul, toute ma famille était morte, dévastée par la maladie. Alors j’ai frappé le premier, avant que Silas m’enterre.

Il baissa les yeux, l’air accablé.

— J’ai été abandonné par ma propre famille, mon propre sang. Je me suis défendu comme j’ai pu. Et puis… quand je suis mort, là-bas, dans ces marais… Je me suis vu glisser, sans air, sans peau, sans prière, vers une mort violente et douloureuse. Il faisait noir, et ça brûlait. Je ne voulais pas… pas ça. Je n’ai jamais rien voulu de tout cela. Je voulais finir mes jours paisiblement, entouré de ma femme, de mes enfants, mes héritiers.

Clément déglutit. Sa voix se brisa.

— Alors tu t’es vengé ? Sur Victor ? Sur la lignée des Ravène ? Sur… sur la ville toute entière ?

Le comte ne répondit pas. Il leva son unique oeil, un oeil bleu si humain.

— Tu ne peux pas comprendre, souffla-t-il. Ce n’était pas pour le plaisir de tuer. Chaque fois que je prenais une vie, je sentais… une chaleur, un souvenir. Une minute de paix. Un instant où j’étais encore humain, où j’avais un nom, où je n’étais pas seul.

Clément recula sur ses genoux. Son souffle s'accélérait. Ses doigts se crispèrent sur le revolver. Mais ses lèvres… ses lèvres ne prononçaient plus l’incantation.

Le comte le remarqua. Et il avança, lentement.

— Tu vois… tu n’es pas si différent. Tu veux comprendre. Tu veux te souvenir. Tu veux appartenir à quelque chose de plus grand. Tu ne veux pas finir seul, dans la solitude des ténèbres.

Clément secoua la tête, murmura un non, mais sa volonté cédait. Il sortit du cercle sans s’en rendre compte, rampant sur ses mains.

Il recula encore quand Valère leva la main. Une main spectrale, pâle, presque douce. Il voulut crier. Il voulut hurler l’incantation. Mais rien ne sortit. Sa gorge était prise. Comme un nœud de fer.

Et là, il le sentit.

Un froid rampant. Une sensation de serpent dans ses veines.Quelque chose de long, d’insidieux, s’insinuait en lui. Une pensée étrangère, une présence qui rampait le long de son dos, caressait sa nuque, murmurait à son oreille.Il ne contrôlait plus ses bras. Ses doigts s’ouvraient tout seuls, lâchant le revolver. Il était de retour dans le tribunal des spectres… et il n’avait plus de voix, plus aucun contrôle sur son corps.

Les larmes perlèrent à ses yeux. Il avait peur, il avait froid, il était seul.

Le comte sourit, triomphant.

— Tu vois ? C’est fini. Tu m’as entendu. Tu m’as compris. Tu t’es ouvert à moi.

Clément voulut s’éloigner encore… mais il était figé, glacé sur place.La main de Valère se posa doucement sur sa nuque. Il frissonna, mais ne protesta plus. Son regard était noyé de larmes et d’ombre.

L’oeil crevé du comte se résorba, ses pupilles redevinrent rouges flamboyants, la peau pâlit de nouveau...

— Merci, Clément, murmura le comte. Merci d’avoir écouté.

Alors, les ténèbres tombèrent.

D’abord dans la salle. Puis sur le manoir. Puis, lentement, sur Ossenoir.

Comme un voile gigantesque, une suie éternelle, un rideau de nuit sans fin.

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Talharr
Posté le 01/08/2025
Hello,
je ne pouvais pas ne pas être là pour la fin de cette histoire ahaa.
Je m'attendais pas à ce dénouement mais c'est vraiment bien amené :)
Finalement valère a gagné.
Tout ça pour ça clément ? ahaaa
Rouky
Posté le 02/08/2025
Salut ! ^^
Pauvre Clément qui n'a pas su résister ! Dès le début de cette histoire je savais que le comte allait gagner, j'ai tendance à faire gagner le côté obscur ah ah !
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