25 | Nos effréelles (1/2)

Notes de l’auteur : Chapitre mis à jour le 17.02.24.

JULES.

Roulée en boule dans la terre, Jules soufflait ripée. Elle avait fini par s’écrouler au beau milieu d’un parc, complet’ vannée, tournant l’dos à Océanette qui s’était couchée pas loin là-bas. Jambes estropiées. Poitrine enflammée. Joue posée dans l’herbe. Elle respirait la verdure et appréciait l’humidité du gazon sur sa peau, avec ses doigts rouges qui glissaient dans la p’louse, tachaient les pissenlits. P’tit à p’tit, elle r’trouvait un souffle régulier, moins siffleclopé. Là-haut là-d’ssus, la lune coulait une caresse fatiguée sur son visage émacié.

— Saleté de galopine… plus… jamais…

Ça sort d’où cette voix ? Qui qu’c’est ? J’suis sur mes pieds, parée à attaquer contrattaquer qui qu’ça soit. J’me tourne dans tous les sens et… là. Estomaquée, j’découvre Caligo. Hein mais qui quoi ?¡¿! Qu’est-ce qu’y fout là lui ¿

Le buste penché, les deux mains sur les cuisses, il respire fort à cause qu’il vient d’courir. Quoi il m’a suivie quand j’coursais ? L’a réussi à t’nir l’allure alors que j’fusais comme une démencée ? Faut que j’décampe fissa mais au moment où j’esquisse un geste, j’glisse dans l’herbe, vidée d’tout c’que j’ai couru. Tombée outch ! Ma dingz énergie d’avant s’est crasée lourde dans mes bask’. Fichtre. La tête dans la prairie, j’grommelle, espérant qu’Caligo va pas en profiter pour m’chipper. Mais quand j’me relève, j’remarque qu’il essaie toujours d’récup’ son souffle et qu’il a pas l’air d’vouloir m’prisonner. Sinon il l’aurait déjà fait, heh ? J’fais quoi, j’décampe j’décampe pas ? J’regarde c’qu’il m’veut et si ça m’plait pas, j’déguerpis violencée dans la nuit ? Gneh. Ok. On va faire ça… Donc quoi heh : j’visse quand même mes semelles en profondé dans la terre, tout pour un meilleur appui au cas où j’doive sprinter sèchement.

Enfin, Caligo r’lève son torse massif des frigos. Masque d’froideur à sa face. L’a retrouvé une expir’ régulière, et s’il faisait moins l’guignol y’a deux minutes à râpe-respirer malgré l’athlétique d’son corps, c’te fois il m’toise de haut, l’air suffisant. Sur son dos : son éternel manteau violet, avec c’papillon perché sur une épaule. Son chapeau l’y penche. Mèches blanches, qui pendent plat’ment autour d’sa mâchoire aiguisée. Elles sont aussi claires qu’sa peau d’albinos, quoiqu’un peu jaunâtres. À côté d’moi, Océanette lève son fusil, comme si elle voulait m’protéger, et lui, lorsque son regard vire brillanto-blême, vision-idéelle trop quoi, et qu’il surprend une militaire l’tenir en joue, ça l’peur rien du tout. C’est tout juste s’il lève un sourcil surpris, étant plus préoccupé à sortir une p’tite bouteille d’sa poche, verser des gouttelettes sur sa paume, la ranger pis s’laver les mains. Mon nez s’y fronce. Beh, vilain relent d’désinfectant.

— Ta copine peut me fusiller tout ce qu’elle veut, je vais pas en mourir, me signale-t-il.

— Primo, c’est pas ma copine, craché-je. Deuxio, n’en sois pas aussi sûr.

— Hmm ? Tu n’es pas morte toi, pourtant la balle t’est passée à travers la tête.

Lividée, il m’faut pas long avant d’capter qu’il a tout vu d’la mort d’Océane, caché quelque part derrière un immeuble ou une bagnole ou j’sais pas trop. Et maintenant, probab’ qu’il va tout rapporter à Siloé l’délire sur les Absolus en m’kidnappant là-bas à l’O.V.E.A. Mon pouls s’galopine. Si j’accepte avec grand plaiz que l’arithméticodame démolisse Océanette, j’veux pas qu’elle fasse pareille avec Noée tant que j’sais pas comment Elévie l’a débrouillé sa vie. Faut pas qu’il m’capture une deuxième fois. J’enfonce encore plus mes godasses dans la terre, j’jure j’vais déguerpir violent, l’aura rien l’temps d’voir. Et pourtant, toujours j’bronche que dalle. Y’a ce truc, j’sais pas trop quoi, ça m’retient. Dans son attitude, p’t-être ?

Subita, son r’gard pâle quasi blanc s’fait plus foncé. Ça tire sur l’gris un p’tiot peu jaune-vomi. Sa couleur naturelle quoi, Océanette l’a disparu d’sa Vision. Alors l’y reprend la parole, sans aucune nuance dans la voix, très monotone et mornasse qu’elle est :

— Je sais ce que tu penses. Tu penses que je vais t’enlever puis te livrer à mama-Siloé, avant de lui narrer le souvenir-idéelle que je viens d’apercevoir.

J’grince des dents en le foudroyant du r’gard, sans que ça l’impressionne rien du tout. Lui l’y ajuste son chapeau qui tombe encore plus d’traviole sur son oeil droit et l’y continue :

— Eh bien tu sais quoi ? Aussi invraisemblable que ça puisse te paraître, je ne vais pas le faire.

L’corps rigidax, j’plisse le regard.

— Tu ne me crois pas, constate-t-il.

— Non.

— Bon.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Tu sais très bien quel pourquoi, répliqué-je.

— Et si c’était plutôt un comment ?

J’mords ma joue, tandis que chez lui, rien n’bouge dans son masque d’glace ennuyée. Ça m’creusiflippe l’ventre qu’on puisse être figeax comme ça, mais j’tente d’garder la face à lever le menton pis lancer :

— Quel comment ?

— Un comment comme : comment je t’ai retrouvée ?

— Mais moi j’veux savoir pourquoi tu m’prisonnes pas.

— Et moi pourquoi tu ne fuis pas.

Une bouffée d’impatience m’monte aux joues, j’respire plus forté avec la terriblo envie d’lui talocher une sacrée giboulée, une qu’il s’ra pas prêt d’oublier, mais j’me contiens, du moins j’tente. Il jette un oeil sur sa montre. Morne, aplati :

— Bon, je commence ?

Un ‘tiot peu étonnée, j’hoche final’ la tête, comprenant qu’il a envie d’être efficace dans la conversation et qu’il s’ra pas la parolée-politesse-j’m’étends-pour-être-sympatoche comme les gens font d’habitude. Et moi qui hais la causette, ça m’va plus que ça m’va parf’.

— C’est le hasard qui m’a amené à toi, dit-il. Tu n’étais pas la seule à te balader dehors pendant l’effréelle.

J’moue une vilaine moue. Efficace l’type mais pas tant qu’ça. Alors avant qu’il continue j’interviens :

— Ouais ? Et tu peux être clair quand tu t’exprimes ?

Ses sourcils s’lèvent de surprise. L’y comprend pas tout d’suite c’qui va pas dans ce qu’il a dit, et quand enfin il voit l’prob’, il lâche un « oh » condescendant, m’fixe un moment sans rien dire, pis enfin dédaigne :

— Tes connaissances sur le sujet sont vraiment maigres, en fait. Je t’avoue, j’espérais un peu plus pour une personne qui détient l’Anima d’Océane Libelle. Est-ce que le mot Eurythmie te dit seulement quelque chose ?

— J’suis pas complètement ignare non plus.

— Pandémonium ?

— Et si tu m’expliquais c’que c’est une effréelle au lieu de m’prendre pour une stupiotte ?

Pendant un long bail, il m’étudie avec du marbre à la place d’la figure. L’y a juste son papillon qui change d’épaule et l’ciel qui pèse toujours plus lourdo sur mon dos. Mes veines, coursées tout àl, pulsent encore assez fort, j’y sens mon corps distendu à l’harassement des muscles. L’besoin de m’asseoir. Final’ , l’y soupire :

— Bon, ma p’tite, je pense que tu peux deviner toute seule, non ?

— J’suis pas ‘tite.

— Ni canaille qui s’faufile partout à une vitesse inouïe.

— Est-ce qu’une effréelle c’est une idéelle qui effraie ?

Toujours aucune émotion là-d’dans, ses yeux, ses traits, jusqu’à ce que, venu d’nulle part, un rictus s’pointe à ses lèvres. Enfin… j’crois ? C’sont des lèvres si peu lèvres que ça fait juste une fente qui s’tire un miniot peu et qu’alors on peut pas vraiment savoir, surtout que l’reste ça impassible encore. Quoiqu’il en soit, moi j’continue pask’ soudain les choses ça s’illumio sous mon crâne :

— Donc la nuit noire, c’était ça ? Pis… pis les rats aussi ? Les rats qui ont inondé les rues là ? C’était des… idéelles ?

Mécaniqué, il hoche la tête. J’me remémore les deux scènes. Les rongeurs crissants. L’obscurité complète. J’m’y perds un peu dans mes réflexions, l’nez fronce, pis j’remarque :

— C’était pas spécialement brillanté pourtant. Ni beau. Pis ça paraissait plus… réel. Les rats par exemple, ça faisait un boucan pas possible et clair que j’ressens pas la même fascin’ que face aux idéelles.

— Qu’est-ce que tu ressens, à la place ?

— D’la fichue peur. Et du vide, beaucoup d’vide dans la tête. Du froid. Le coeur qui lourde follement.

— Pourquoi une idéelle pourrait être nourrie par la beauté, par exemple, et non pas par la peur ?

J’mène la main à mon front qui tenaille un début d’migraine, tout poisseux-transpire qu’il est. Ça tapote à mon oeil gauche. Ma gorge est archi asséchée, terrible comme j’ai l’assoiffe et l’à-faim et l’à-sieste qu’il faut que j’dorme. P’t-être j’vacille, p’t-être pas trop. En tout cas, si j’chancelle, Caligo l’y réagit pas, ou alors un peu d’dégoût en plus à sa tronchiglace. Il réobserve sa montre, réfléchit, et soudain lève la tête :

— Bon. Je t’explique vite et après on discute d’autres trucs plus urgents. Ça te va ?

Jules ouvrait la bouche pour protester mais lui attendait aucune réponse. Il s’lance l’ton monocorde, comme une leçon apprise par coeur :

— Pour faire simple, les effréelles sont des idéelles nourries par la peur et qui s’abreuvent d’un imaginaire noir, dissimulé, profond comme un inaveu. Elles personnifient souvent une phobie : la peur de l’obscurité, la peur des rats, pour celles qu’on a pu voir. Elles peuvent aussi simplement chercher à faire éprouver de l’horreur, comme cette pluie acide, observée l’autre nuit, qui ressemblait fortement à du sang. Elles ont une telle emprise sur notre esprit qu’elles brouillent nos sensorialités, ne brillent pas et se confondent souvent avec la réalité. Les effréelles naissent à échelle individuelle, mais sont contagieuses et croissent comme un virus, si bien que beaucoup de personnes, à la fin, se retrouvent embarquées dedans, alors même que tout le monde, à la base, n’est pas effrayé par les rats ou l’obscurité, par exemple. Voilà pour les grosses lignes. C’est bon, t’as compris ?

Et vraim’, Jules l’y sait pas pourquoi il a pris l’temps d’lui expliquer tout ça. Il devait juste s’dire que Jules devait savoir alors il l’a éclairée, sans réflexioner plus loin, uniquement préoccupé par l’côté pratique et efficace des choses.

Caligo attend ma réaction. Impassible qu’il m’observe m’dandiner d’un pied à l’autre pendant que j’médite ses propos. Ça paraît logique c’qu’il me raconte là. Encore j’réfléchis encore, les sourcils froncés, faisant du tri dans mon tas d’conclusions et, enfin :

— Ok. C’est bien.

— C’est… bien ? s’étonne-t-il.

— Ouais. Tout l’barge au moins c’est plus si barge. J’me souviens de l’O.V.E.A. qui disait que ces attaques ça vient du mouvement néonaïen, pas vrai ? Mais les effréelles final’ c’est juste nous qui d’vons réussir à maîtriser notre peur. Donc plus si redoutable. Alors ouais : cette ‘xplication, c’est bien.

Caligo penche la tête. La flegme à sa trogne s’perd peu à peu, s’curiovivifie, comme si j’le surprisais ou quoi à dire des choses invraisemblables. Océanette à mes côtés, elle tient toujours son fusil en direction d’sa poitrine, même s’il l’voit pas, et moi, j’lui jette un r’gard incendiaire pour qu’elle arrête, ce à quoi elle répond par rien du tout. Même, elle raffermit la prise sur son arme, c’qui m’trifouille les doigts entre eux d’nervosité. Enfin, l’type-à-papillon tranche :

— C’est rare de rencontrer des gens comme toi.

— Heh ?

— Des qui n’ont pas froid aux yeux. Remarque…

Ses lèvres frémissent, s’étirent presque. Presque.

— Pour une mouflette qui se réinvente funambule sur une tige végétale, je ne devrais peut-être pas être étonné.

— Hé ! Depuis combien d’temps tu m’suis en fait ? Crapule d’voyeur !

— Tu peux t’en prendre qu’à toi-même. Premièrement, avec ta corde-idéelle particulièrement lumineuse, t’étais bien la seule chose de visible dans l’obscurité. Deuxièmement, quand une effréelle plonge les rues dans une sombre angoisse mais qu’une cinglée trouve quand même la force d’idéeller, disons que ça pique ma curiosité. D’autant plus que…

La fin d’sa phrase, il la meurt pour lui. Renfrognée, j’croise mes bras.

— D’autant plus que quoi ? exigé-je.

— Tu marchais dans le vide, petiote. Dans le vide. T’aurais pu te tuer.

— J’marchais pas dans le vide mais sur une idéelle !

— Qui est, dois-je vraiment te le rappeler, une simple abstraction de l’esprit ?

— Pis d’abord, qu’est-ce que tu t’en fiches d’ma mort !

— Moins que ce que tu t’imagines.

— Ah ouais ? Et pourquoi ça t’importerait comme ça ? J’t’aime pas et tu m’aimes pas non plus !

Caligo soupire, ferme ses paupières, garde son masque de froideur, mais j’y sens bien qu’il est excédé par moi. Ses lèvres l’y sont trop inexistantes pour que j’arrive à décider si elles sont pincées ou pas, c’qui est sûr : ça l’est crispé. Son papillon l’y volète d’droite à gauche et subito j’me demande si c’est une idéelle et alors pourquoi j’la verrais si c’est la sienne ? Glacial, Caligo claque soudain :

— T’as raison. Je t’aime pas. Si je veux que tu survives, c’est purement fonctionnel.

Il rouvre ses yeux. Deux fentes polaires qui m’épinglent fermes, avant de s’déplacer sur Océanette au corps mirobolant la houle. Zéro émotion passe, il continue :

— T’es au croisement de plusieurs conflits, gamine. Quand bien même j’voudrais qu’il en soit autrement, ton rôle à jouer là-dedans est…

Il hésite, comme s’il s’apprêtait à avouer quelque chose à contre-coeur.

— … important.

— Ouais ouais, ricané-je. C’est ça. Et bientôt, j’suis la reine de l’Eurythmie ?

— Faut que je te présente aux Ondés. Ça fait depuis ta capture à l’O.V.E.A. qu’on te cherche mais impossible de te mettre la main dessus, à croire que tu avais réussi par on ne sait quel miracle à quitter la ville.

J’ouvre mes yeux d’stupeur. Avant que mon corps s’tende définito et qu’à petits pas j’recule-moi, tout sur la défensive. D’où il connaît l’Onde, lui ¿?!

— À moins que tu les as déjà rencontrés ? demande-t-il, surpris par ma réaction.

— T’es un traître, sifflé-je.

— Hhm-hhm. De quel côté maintenant ? Suis-je du côté des Grisœils à avoir infiltré les Ondés, ou du côté des Ondés à avoir infiltré les Grisœils ?

Sourire goguenard. Heh quoi ¿!¿ Un vrai, le premier que j’vois sur sa fichue binette.

— Qu’est-ce que tu m’veux ? insisté-je, les muscles parés à détaler.

— T’amener à quelques connaissances.

— Ta méchancée d’patronne Siloé ?

— T’écoutes un peu, quand je te parle ?

— J’veux pas aller chez les Ondés.

— Et pourquoi pas ? Tu sais, ils pourront t’apprendre un tas de choses sur Océane Libelle. Encore plus sur Noée Elévie.

J’tique. J’mords ma lèvre. Dans mon ventre, ça s’contorsionne dans deux directions différentes, à m’en tordre les boyaux. Jasmin pis l’Eustache, eux ils m’ont prévenu : l’Onde c’est l’fourbe par excellence. Ils disent détenir les Animas de Noée Elévie et Jules Orion sans qu’on sache vraim’ si c’est vrai, enseignent une version d’la Poétique qu’à moitié vraie et l’y encouragent les Ondés à s’droguer, soit disant que ça libère la tête d’imagination. Donc j’sais c’est l’alerte-alerte ! que d’aller chez eux. Sans parler du fait que moi, jamax j’m’engage dans aucun groupe des révolutions. En même temps, j’fixe Océanette que j’rejette à cause d’ses principes d’horriblée, et pask’ tout mon socle d’stabilité s’est croulé et que j’récupère un gros trou à la poitrine, j’sens j’ai archi besoin d’une nouvelle chose sur laquelle m’faire cramponne. Et si l’mouvement l’avait vraiment l’Anima de Noée ? Et si j’pouvais accéder à son passé à travers lui ? Total’ paumée que j’suis, en savoir plus sur Noée c’est m’trouver moi, et rater une chance d’accéder à ça, c’serait bestiot, nan ?

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Edouard PArle
Posté le 26/09/2024
Coucou Louison !
Me revoici ! (trois mois après lol) Bon, difficile de trouver du temps pour PA ces mois-ci mais on s'accroche ici ^^
Comme toujours, c'est très intéressant de voir tes personnages argumenter. Ils réussissent à mettre du doute autant dans l''esprit de Jules que dans le nôtre, on ne sait plus forcément si ce qu'on a cru est vrai... Ca fait aussi découvrir d'autres dimensions de l'univers, on comprend mieux ici le concept d'effréelle.
Curieux de découvrir la suite !
Un plaisir,
A bientôt !
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