Grâce au flyer que m’avait laissé Améthyste avec son numéro de téléphone, je n’eus aucun mal à trouver le club dans lequel elle jouait. De plus, cette ville accueillant un campus un peu en retrait, de nombreux bus assuraient un service nocturne.
L’air du soir était agréablement frais, et un léger vent ne cessait de souffler à travers les ruelles des vieux quartiers.
Trouver le club en question avait d’ailleurs été encore plus facile que prévu, grâce au son étouffé de musique techno que l’on pouvait entendre à plusieurs rues à la ronde. Cela ne me disait rien qui vaille cependant, car j’imaginais aisément que le bruit à l’intérieur même du club devait être des plus assourdissant. C’est pourquoi j’avais pris soin d’emporter une paire de bouchons d’oreille, histoire de ne pas simplement finir en position fœtale sous une table.
J’avais également opté pour une tenue encore plus décontractée, troquant ma veste contre un simple pull moulant à col large.
Tandis que j’arpentais la rue en direction du club, mon attention fut attirée par un groupe de filles de l’autre côté de la rue. Elles gloussaient d’excitation tout en se dirigeant vers l’entrée, surveillée par le videur. Il me semblait les connaître, et pour cause, je reconnus dans ce groupe les deux filles m’ayant agressée devant le bâtiment G, avant qu’Hélène n’intervienne. Je tentais de me faire discrète en restant contre le mur le plus proche, franchement étonnée de voir que des personnes aussi fermées d’esprit et superficielles fréquentaient ce genre d’endroit.
Cependant, elles semblaient avoir quelques problèmes avec le videur, la discussion semblait animée. De là où j’étais, je ne pouvais pas entendre ce qui se disait, mais elles avaient l’air outrées qu’on ne les laisse pas rentrer, ce qui me semblait étrange. En voyant leur attitude, on aurait pu croire qu’elles avaient l’habitude de se rendre à ce club en particulier, et leur étonnement à se voir refuser l’entrée me semblait étrange. Si elles n’étaient plus les bienvenues pour une raison précise, elles devraient être au courant…
À la recherche d’un indice, je sortais le flyer de mon sac à main et l’examinait à la lueur de l’écran de mon téléphone. Au recto, il y avait les informations habituelles, les tarifs, les horaires, les noms des DJ donnant leur concert ce soir-là. Au verso, il y avait un petit plan du quartier pour situer le club.
— Voyons voir… songeais-je en me penchant sur les petits caractères en bas de page. « ne pas jeter sur la voie publique, soirée privée, le staff se réserve le droit de… » murmurai-je en plissant des yeux à la recherche d’autre chose. Ah ! m’exclamais-je alors, trouvant ce que je cherchais.
De manière assez discrète, en bas à droite du verso, se trouvait une minuscule représentation d’un drapeau arc-en-ciel, à côté duquel se tenaient deux signes de Vénus entrelacés. Même moi, je ne pouvais pas en ignorer le sens. De plus, un astérisque semblait vouloir renvoyer un peu plus haut sur le flyer, correspondant au terme « soirée privée ».
Je hochais la tête. Améthyste m’avait prévenue, cependant, je partais du principe qu’il s’agissait d’un club réservé aux filles. Mais il ne s’agissait en réalité que de cette soirée en particulier. Je devinais alors facilement pourquoi le groupe que j’avais identifié s’était vu refuser l’entrée.
Cependant, je ne pouvais pas m’empêcher de me poser une question. Comment ce videur pouvait-il deviner qui était lesbienne et qui ne l’était pas ? Et cette question résonna un certain temps dans mon crâne. Comment savoir ? Et encore plus ardu, comment le deviner chez les autres.
Ma curiosité redoublant d’intensité, je me dirigeais vers l’entrée d’un pas résolu.
— Bonsoir, résonna alors la voix du videur.
Je levais alors les yeux dans sa direction en essayant de paraître le plus décontractée possible, esquissant un sourire avenant. Puis j’écarquillais les yeux un bref instant tandis que je détaillais enfin l’armoire à glace qui se tenait devant moi. Selon toutes vraisemblances, il s’agissait en réalité d’une femme. Et non seulement elle semblait être naturellement charpentée comme un bœuf, mais il était clairement visible qu’elle pratiquait la musculation de manière très assidue. Je ne devinais sa nature féminine qu’à la forme de ses hanches, son maquillage léger et le peu de seins qui ne s’étaient pas encore confondus avec ses pectoraux surentraînés.
— Bonsoir répondis-je alors, parvenant à masquer tant bien que mal ma nervosité. Puis-je entrer ? Je suis venue assister au set d’Améthyste, demandais-je poliment, réutilisant le vocabulaire de la Napolitaine.
— Hmmm, grogna la videuse en me toisant avec un sourire en quoi. T’es quel genre de lipstick toi ? J’t’ai jamais vue dans l’coin, t’es étudiante ?
— Eh bien je… oui, je suis étudiante, mais je ne porte pas de rouge à lèvres, c’est juste un peu de gloss… répondis-je, un brin intimidée.
— Hahaha ! se gaussa la videuse. Bon, ça se voit que t’en es pas, tu ferais mieux de rentrer chez toi ! conclut-elle avec un geste de la main.
Je haussais les sourcils, vexée par son attitude.
— Comment pouvez-vous le savoir ? Regardez ! déclarais-je en lui présentant le flyer. C’est elle qui m’a écrit ce message !
La videuse attrapa le flyer et inspecta le message qu’Améthyste y avait gribouillé avec son numéro de téléphone et la petite mention « on s’envoie des textos ? » Et réalité, je ne savais pas trop ce que j’espérais obtenir avec cette simple preuve plutôt vague, mais je nourrissais tout de même l’espoir que mon interlocutrice en tire des conclusions par elle-même.
— Ah, tu connais Améthyste… constata la videuse. Écoute, j’veux bien t’croire, mais j’peux pas laisser une het' rentrer, conclut-elle.
Je savais que ce mensonge allait me faire mal, pour la raison même qui faisait que je n’étais pas certaine qu’il s’agisse d’un mensonge, mais j’avais l’intention de jouer toutes mes cartes :
— Justement ! Je… je ne suis pas certaine de l’être ! bredouillais-je. Donc dans le doute, vous pourriez me laisser rentrer… non ? demandais-je, un peu embarrassée.
La videuse soupira :
— Écoute, j’te fais la causette parce qu’y a plus personne qui arrive à c’t’heure-ci, mais j’vais pas te laisser rentrer. Déjà de une, c’est pas un spectacle pour les petites bicurieuses, et de deux, tu te ferais bouffer toute crue à cette soirée. Au sens propre comme au figuré ! déclara-t-elle sans pudeur, envoyant mon visage dans des teintes de rouges inédites.
Chassant les images mentales qu’elle venait de m’envoyer avec sa dernière réplique, j’essayais de reprendre mes esprits. J’étais en terrain inconnu, face à une adversaire intimidante et face à laquelle je n’étais pas préparée. Mais je ne comptais pas laisser tomber aussi facilement. Cette videuse avait dit que je n’en étais clairement pas, à un certain point de la discussion. En y réfléchissant, je me souvins qu’elle avait parlé de lipstick, ce qui m’avait déstabilisée au point de répondre que je portais du gloss. La clef était forcément là. Et je devinais facilement qu’il devait s’agir d’un nom de code ou d’un élément de langage courant dans cette communauté en particulier. Je n’avais cependant pas le temps de faire des recherches sur mon téléphone.
— Oh fait, comment vous appelez-vous ? demandais-je, espérant gagner du temps.
— On m’appelle Zarya, expliqua-t-elle non sans fierté. Et arrête de vouvoyer les gens ! Ici, ça s’fait pas. Et j’ai du mal à croire que tu connaisses Améthyste ! Elle est pas du genre à aimer se coltiner les petites filles à papa ! ajouta-t-elle en riant de bon cœur.
Je grimaçais, elle m’avait eu là où ça faisait mal. Peu importait mes arguments désormais, je n’arriverais ni à me faire passer pour une initiée de la communauté lesbienne ni à la convaincre qu’Améthyste m’avait demandé de venir ici.
Je rassemblais alors tous mes souvenirs à propos de la Napolitaine, essayant de trouver un élément qui pourrait m’aider à déchiffrer ce fameux terme, « lipstick ». Mais rien d’utile ne me revint en mémoire. En tous cas, c’était quelque chose que je semblais être aux yeux de cette Zarya.
Amélie m’avait répété tout à l’heure que j’avais un physique qui me rendrait populaire chez la gent féminine homosexuelle. Y avait-il un lien ? Je manquais cruellement d’informations. Je tentais alors une frappe directe :
— D’accord, c’est vrai, je suis une lipstick, dis-je sur le ton de la confession. Et je ne voulais pas que ça se sache trop, mais j’ai couché avec Améthyste ! ajoutais-je avec aplomb.
Ce qui n’était pas vraiment un mensonge au final, vu que nous avions en effet partagé le même lit. Cela sembla prendre la videuse par surprise, mais pas outre mesure. Elle devait être habituée à devoir démêler ce genre de situation.
— Oooh… voyez-vous ça, pouffa-t-elle. Et qu’est-ce qui me le prouve ?
Évidemment, ce qu’elle ne savait pas, c’était que j’avais déjà préparé la réponse à cette question. Car en repassant en vue mes souvenirs sur la Napolitaine, j’étais tombé sur des informations que je pensais avoir effacées.
— Elle a un grain de beauté de la taille d’un petit pois sous le sein gauche ! déclarais-je sur le ton de la confidence, mais avec suffisamment de conviction pour que ça paraisse crédible.
La videuse m’observa alors d’un air incrédule. En réalité, je ne savais pas trop bien où j’allais avec cette révélation, et je me sentais un peu mal de révéler une telle chose sur mon amie. Mais c’était toujours mieux que de faire du sur-place.
— Hmm… marmonna Zarya. Donc soit tu l’as bien vu topless, soit tu es déjà venue à une soirée comme celle-ci, résuma-t-elle en tournant le pouce vers la porte derrière elle.
— V-vous, enfin, tu veux dire qu’elle se promène seins nus sur scène ? m’exclamai-je en rougissant de nouveau, agrippant la hanse de mon sac à main comme pour éviter de tomber.
— Hahaha ! s’esclaffa la videuse. Je vois je vois ! On a une lesbutante qui vient à sa première soirée, c’est ça qu’tu essaies de dire ? demanda-t-elle en se penchant sur moi, du haut de son incroyable carrure.
Cependant, ma détermination était dorénavant plus forte que son talent naturel pour l’intimidation, j’étais allée trop loin pour m’arrêter ici, je hochais donc la tête. Cette fois-ci, l’argot qu’elle avait employé était parfaitement compréhensible. Le combat le plus difficile étant dorénavant de ne pas me laisser envahir par la honte et la gêne.
— Alors, je peux entrer ? Je ne compte pas poser de problèmes, juste passer la soirée avec Améthyste, assurais-je.
Zarya, qui rivalisait aisément en termes de carrure avec Hélène, prit une grande inspiration en se frottant le menton et en me jaugeant du regard.
— Une dernière question… parce que je connais les goûts d’Améthyste, fit-elle avant de me pointer du doigt. Est-ce que tu étais une étoile avant de la connaître, par hasard ?
J’écarquillais brièvement les yeux à cette expression. Les souvenirs sur Améthyste, que je venais de rafraîchir dans ma mémoire, m’imposèrent immédiatement l’étoile à cinq branches qu’elle arborait sur son vieux sweat-shirt, et que j’avais aussi pu voir sur sa camionnette. Je me doutais également qu’il s’agissait d’un nouvel élément d’argot de la part de la videuse, dans le but de me tester. En effet, si j’étais bel et bien allé jusqu’à coucher avec elle, au sens où Zarya l’entendait, elle estimait que je devais au moins savoir pourquoi elle m’avait choisie.
Je fermais alors les yeux et fis appel à Cool Cat, en dernier recours. Si la videuse voyait mes yeux se fendre et devenir brillants, elle paniquerait. Mais si je les gardais fermés trop longtemps, je semblerais bizarre et éveillerais sa méfiance. Je n’avais donc que trois secondes, quatre au maximum, pour inspirer et soupirer. Temps normal pendant lequel on admettait que quelqu’un puisse garder les yeux fermés dans une conversation normale.
Et il suffit de quelques fractions de seconde à Cool Cat pour me proposer une liste de possibilités, ainsi qu’une réponse capable de toutes les couvrir à la fois :
— Eh bien, je… soufflais-je en fuyant légèrement le regard de la videuse. Ce… ce n’est pas quelque chose que j’apprécie de révéler à n’importe qui, mais oui, j’en étais une, confessais-je en laissant mon accent anglais prendre le dessus.
Et visiblement, il n’y avait pas qu’Améthyste pour être attendrie par mon accent, puisque Zarya elle-même sembla afficher une expression plus adoucie.
— Hey, je te prenais pour une chinoise, mais t’as un accent anglais… constata-t-elle simplement.
— Oh, oui, je, c’est quand je suis un peu sous pression, admis-je avec un faux sourire gêné, laissant encore un peu de mon accent dans cette phrase.
— Ah, OK, fit simplement la videuse en passant un index sur sa tempe. Bon, j’imagine qu’une Anglaise un peu BCBG posera pas de problème… surtout si tu connais la DJ… marmonna-t-elle.
— Attends, tu veux dire que ça aurait posé problème si j’avais été cent pour cent coréenne ? demandais-je sur un ton de reproche, cherchant à porter l’estoque.
— Hein ? Heu, non mais, enfin quand tu fais ce boulot depuis aussi longtemps que moi, t’as des préjugés ! C’est normal, ça fait partie du métier ! se justifia-t-elle.
Je me contentais de la regarder en haussant un sourcil, avec une moue incrédule. J’avais fait vaciller le colosse, il ne me restait plus qu’à attendre qu’il tombe.
— Bon, enchaîna-t-elle, tu voulais pas rentrer ? Aller, c’est par là ! m’encouragea-t-elle en ouvrant la porte et en faisant un geste de la main un peu pressé.
Retenant un sourire victorieux, j’arrangeais mon pull et l’anse de mon sac à main avant de passer la porte en lui soufflant simplement un petit :
— Merci.
Je me faufilais alors à l’intérieur du club, passant un étrange couloir plutôt étroit recouvert de vieilles affiches de film ou de spectacle. J’avais réellement l’impression de m’engouffrer dans un autre monde. Les affiches en question vantant les mérites de groupes ou d’artistes qui, à ma connaissance, étaient décédés ou démodés depuis bien longtemps déjà. Il s’agissait donc davantage d’un « wall of fame », comme disaient les Américains.
J’arrivais ensuite dans une sorte de petit réduit tout de bois meublé, tandis que la musique électro qui me parvenait déjà de dehors enflait de plus en plus au fil de mes pas.
Soudain, une voix éraillée par les années et le tabac, mais tout de même douce et enjouée m’interpella :
— Salut ma chérie, bienvenue à la soirée, tu as besoin du vestiaire ?
Je cherchais un bref instant la source de la voix et tombais sur une femme dont je n’aurais pas su déterminer l’âge. Elle avait la peau tannée, couverte de tatouages, et portait plusieurs débardeurs les uns par-dessus les autres, chacun étant déchiré en un endroit différent. Son visage était maquillé à la mode gothique, couvert de piercings, et ses cheveux étaient d’un rouge cuivré plutôt sage, coiffés à la Marilyn Monroe.
— Oh, bonsoir, je… je viens pour le set d’Améthyste, expliquais-je un peu maladroitement, ne sachant que dire d’autre.
— Aah, hé ben ça fait plaisir de voir de nouvelles têtes ! déclara la dame en affichant un grand sourire plein de bienveillance tandis qu’elle s’approchait de moi les bras ouverts.
Sans crier garde, elle s’avança vers moi, posa ses mains sur mes épaules et me fit une unique bise sur la joue gauche. Je savais que c’était de coutume en France, mais c’était la première fois que j’y avais droit.
Elle se recula ensuite et m’examina avec le même sourire, visiblement sincèrement ravie de rencontrer quelqu’un qu’elle n’avait jamais vu.
— Si Isa' t’a laissé rentrer, j’imagine que tu dois être la cousine d’Améthyste, déclara-t-elle en se retournant pour faire de la place parmi de nombreux cintres, dans un petit dressing bondé. Je vais te trouver une place et je vais te donner un ticket, tu peux me faire confiance, je n’ai jamais rien perdu, ma chérie ! Alors, comment tu t’appelles ?
Je fus un peu prise au dépourvu par son comportement très amical, mais loin d’être aussi intrusif que celui d’Amélie. Je devinais rapidement que « Isa » était le diminutif d’Isabelle et que ça devait être le vrai nom de la videuse juste dehors. Vraisemblablement, une fois passé ce terrible cerbère, quiconque était accueilli ici avec la plus grande amabilité. Je décidais de jouer le jeu, même si cette histoire de « cousine » m’échappait encore.
— Oh, je… je m’appelle Emily, mais tout le monde m’appelle Lili, annonçais-je, habituée à me présenter de la sorte. C’est la première fois que je viens dans ce genre de club, précisais-je avec un sourire poli en lui tendant mon sac à main.
— Enchantée ma chérie ! Moi c’est Dax, se présenta-t-elle en prenant délicatement mon sac et en l’accrochant dans la penderie. D’habitude, on se trouve à Brest, mais c’est en travaux, hah, fit-elle avec un haussement d’épaules. Et comme le propriétaire de ce club est un ami, on peut continuer de faire nos soirées importantes !
Elle se retourna ensuite vers moi avec un ticket numéroté et je m’arrêtais, un peu gênée en le lui prenant des mains, car je n’avais littéralement nulle part où le garder.
— Excuse-moi, commençais-je en me rappelant du tutoiement de rigueur. Mais comme c’est un pantalon de concert, il n’y a pas de poches, alors… expliquais-je sur le ton des excuses.
— Ah, une musicienne ! s’exclama la dénommée Dax en levant les deux mains en l’air. Je jouais du piano en mon temps, je sais ce que c’est, crois-moi. Être la petite fille qui va jouer devant la famille pour Noël, tout en restant cachée dans son placard ! Houlala ! J’espère que tu es au moins outée ma chérie !
À ces mots et par un quelconque sortilège, sans déclencher chez moi le réflexe de l’en empêcher, elle tira délicatement sur le col large de mon pull, jusqu’à atteindre les bords de mon haut et glissa gentiment un doigt pour soulever le bonnet de mon soutien-gorge avant d’y laisser tomber le papier.
Puis elle repartit comme elle était venue sans rien perdre de son expression de départ. Et je m’en trouvais relativement fascinée.
En temps normal, ce qui nous mène à repousser le geste d’une personne, c’est le côté inhabituel du geste, l’expression du visage qui affiche clairement une volonté de violation de l’espace privé et la légère hésitation qui l’accompagne. Ici, cette mystérieuse Dax avait effectué sa manœuvre avec tant de dextérité et de naturel, que cela ne déclencha même pas chez moi le réflexe de la repousser, ni même d’être outrée a posteriori. L’ambiance aidait peut-être également, vu que j’étais en territoire inconnu, alors qu’elle était littéralement chez elle.
— Merci, répondis-je le plus naturellement possible, en rajustant mon bonnet. Eh bien, je suis ravie de rencontrer une autre musicienne, qu’est-ce qui v – t’as mené à apprécier le genre de musique produite dans les night-clubs ? demandai-je, sincèrement curieuse.
— Hah, fit-elle en retournant s’asseoir et en attrapant une revue. Quand t’es une vieille goudou qui a soupé son solfège et qui joue que des musiques de film à sa gonzesse pour lui faire plaisir, t’en viens à aimer la nouveauté ! Une recherche du son qui n’est pas mathématique mais instinctive ! expliqua-t-elle en faisant claquer son magazine sur sa cuisse. Mais t’es jeune, t’as l’temps, ma chérie.
— Oh, c’est… très intéressant, dis-je en portant une main à mon menton. Une musique instinctive et non pas scientifique… Merci ! Je vais faire de mon mieux pour apprécier cette soirée ! déclarais-je avec un sourire qui sembla amuser Dax.
— Hah ! T’es mignonne, tiens. Améthyste en a de la chance ! Tu sais, cette pauvre chérie en a chié ! Pourtant elle a tout fait pour s’en sortir ! Et en amour, hah, disons que ça a toujours été compliqué pour elle de se faire aimer ! Tu connais son caractère ! Mais bon, je laisse le drama aux dramagouines ! s’exclama-t-elle en riant. Va plutôt t’amuser ma chérie, ou tu vas rater le clou du spectacle d’Amélie ! Oh, et passe au bar et dis-leur que Micheline t’offre un verre, ça m’a fait plaisir de croiser une musicienne aussi, conclut-elle avec un sourire avant d’ouvrir son magazine.
Je plissais un instant les yeux pour détailler la couverture du magazine qu’elle lisait. Je reconnus le logo de Harley-Davidson, au-dessus de la photo d’une femme courtement vêtue et lascivement allongée sur une moto. Et vu le nombre de revues posées sur le comptoir en vrac, Dax devait être une grande amatrice de motos.
Je me permis alors simplement de me faufiler jusqu’à mon sac en soufflant simplement un « j’ai oublié un truc » pour justifier mon geste et attrapait mes bouchons d’oreilles.
Je pris alors une profonde inspiration en me tournant vers le nouveau couloir qui s’offrait à moi et plaçais mes bouchons d’oreilles. J’avais l’habitude d’en porter lorsque mon père m’amenait à des concerts où, assis au premier rang, nous subissions l’assaut de centaines de musiciens jouant en même temps. Lui-même n’en portait pas, mais il s’était rapidement rendu compte que les bruits violents et continus me donnaient des crises d’angoisse.
— OK, souviens-toi Lili, tu joues pour gagner ! murmurais-je afin de m’encourager.
Phrase que je n’avais vraisemblablement pas suffisamment murmurée d’ailleurs, car Dax m’adressa un clin d’œil par-dessus son magazine.
J’entrais alors dans l’arène.
Et quelle ambiance infernale j’y trouvais.
Des néons, des projecteurs de toutes les couleurs, des machines à fumée, des podiums lumineux, des décorations reflétant un maximum de lumière, des silhouettes de toutes formes et de toutes tailles ornées de bijoux fluorescents, brandissant des tubes lumineux de toutes les couleurs.
Et cette musique qui, en plus de percer trop facilement à travers mes bouchons d’oreilles, semblait faire vibrer le sol lui-même, comme s’il émanait directement des enfers. J’avançais alors dans cette foule, prenant garde au moindre de mes pas, le regard vif, un brin tendue, avec un mélange de terreur et de fascination. Je sentais mon esprit se laisser envahir par ces lieux qui semblaient voués à la vénération frénétique d’un chaos organisé.
— Non ! m’exclamais-je alors en me forçant à me redresser.
Je ne voulais pas me laisser aller à l’angoisse. J’avais bien le droit d’avoir peur, j’avais bien le droit d’être impressionnée par cette ambiance semblant venue d’un autre monde. Mais je me répétais alors qu’il ne s’agissait que de filles venues pour danser. Danser sauvagement à en oublier tous leurs soucis, avec l’aide de l’alcool, sur de la musique qui n’avait pour but que de résonner dans leur chair et dans leurs os, afin de se sentir exister dans un chaos de lumières et de sons, mais un chaos dont elles étaient à la fois les maîtresses et les esclaves. Et le lendemain, avec leurs courbatures et leur gueule de bois, elles se rappelleront que la réalité est dure, mais que l’instant qu’elles ont vécu en valait le coup.
Ce simple discours que je formulais dans ma tête me fit sourire. J’eus une pensée émue pour les quelques auteurs m’ayant inspiré cette description.
Mais désormais, je disposais d’un bouclier suffisant pour rester maîtresse de moi-même, une sûreté au cas où je me sentirais dépassée par les événements. Je me permis donc de me détendre en observant le podium lumineux qui ornait le centre du club et me surpris à battre la mesure avec mon pied. La mesure semblant être, dans ce style de musique, la seule chose régulière.
Retrouvant petit à petit le contrôle de ma respiration et de mes nerfs, je décidais de me diriger en direction du bar, l’un des rares endroits qui semblait être un petit peu plus calme et où l’on pouvait s’asseoir tranquillement.
Le zinc était frais et plutôt propre. Les étagères miroitantes et lumineuses contenant les bouteilles d’alcool donnaient aux liqueurs un aspect magique, et le tabouret que je trouvais de libre était plus confortable que je ne l’aurais cru, avec son petit dossier venant soutenir le dos au niveau des lombaires. Du moins pour ma carrure.
Soudain, les lumières se tamisèrent au maximum et le tremblement de la musique cessa de faire vibrer mes entrailles. Les machines à fumée crachèrent leur mélange de glycol et de glycérine, puis des lumières blanches, projetant des formes tranchantes sur la fumée, semblables à des lames de rasoir, commencèrent à clignoter furieusement.
Et comme si elle savait ce que cet étrange répit annonçait, la foule commença à se masser près du podium central et commença à s’agiter, tandis qu’un son lointain et inhumain enflait dans l’atmosphère à travers les puissantes enceintes. Redoutant le pire, je portais rapidement mes doigts à mes oreilles afin d’enfoncer un peu plus profondément mes bouchons d’oreilles, ce qui étouffa un peu plus les sons ambiants et me fit soupirer de soulagement.
Je tournais ensuite brièvement en direction du bar sur lequel j’étais accoudée et constatais qu’une serveuse me dévisageait avec un sourire amusé. Je sursautais.
— Oh pardon ! soufflais-je avec un petit rire nerveux, peu certaine d’avoir été entendue.
— C’est rien, du-je lire sur ses lèvres en la voyant secouer la tête. Tu bois ?
Je hochais alors la tête, consciente qu’à ce stade de la fête, il était inutile d’articuler des mots, puis je me souvenais d’ajouter :
— Micheline a dit qu’elle m’offrait un verre, articulais-je, plus pour que la serveuse lise sur mes lèvres qu’autre chose.
Je la vis hocher la tête.
— Tu veux quoi ?
— N’importe, répondis-je en haussant les épaules et en secouant légèrement la tête.
Je n’avais certainement pas l’intention de boire plus que de raison. De plus, j’étais trop jeune pour avoir connu ce genre de soirée où l’on boit entre amis pour se détendre et rire à se raconter les blagues les plus saugrenues.
Puis soudain, la musique explosa, comme si le son aigu et strident qui avait commencé à enfler dans l’air s’était soudainement rompu pour laisser tomber de salvatrices basses. Ces dernières revenant faire vibrer jusqu’à l’intérieur même de mes os.
Je me retournais à temps pour observer une gerbe de fumée particulièrement dense sur le podium, avant d’y voir apparaître une silhouette.
Friande de spectacles de fantaisie, j’abandonnais le comptoir en prenant la boisson qui venait de m’être servie et m’approchais de la foule massée autour du podium.
Soudain, la musique s’emballa dans un florilège de sons n’ayant aucune commune mesure en musique acoustique. Et comme par magie, la silhouette s’anima au rythme de ces sons. Des mouvements aussi saccadés et précis que la musique électronique qui les déclenchait, l’intégralité du corps s’articulait et bougeait comme si la gravité n’avait plus vraiment de prise dans l’univers surréaliste qui s’était créé dans ce sous-sol.
Puis, petit à petit, la fumée se dissipa et laissa entrevoir une crinière d’un violet vif et fluorescent que je n’eus aucun mal à reconnaître. Ces branches de lunettes bleu fluo, et ces deux étoiles phosphorescentes, peintes à même la poitrine de la danseuse.
— Améthyste ! m’exclamais-je soudainement en portant une main à ma bouche.
Quelques personnes se tournèrent vers moi avec un regard entendu, mon visage inconnu leur laissant certainement penser que c’était la première fois que je la voyais.
Et ils n’étaient pas si loin du compte. Car je n’avais jamais vu Amélie Verreccia sous cet angle.
Elle dansait à la perfection. Ses muscles bien dessinés étaient mis en valeur par la lumière des néons, qui faisaient briller son corps en sueur et accentuaient chaque détail de sa superbe anatomie. Elle était la maîtresse de ce corps qu’elle exhibait ici, et qu’elle contrôlait dans la terrible précision avec laquelle elle bougeait au rythme d’un son qu’elle avait vraisemblablement elle-même composé. Toute la magie de ce lieu, canalisée par l’enthousiasme de la foule, semblait alimenter un seul et même démon invoqué ici, sur ce podium, dont le public scandait le nom : « Améthyste ».
Amélie n’était pas présente ici. Amélie n’était plus qu’une vague appellation donnée à un être en particulier dans un vaste cosmos de pensées. Mais ici et maintenant, tout ce qui restait était la musique, la danse, le rythme… et les vibrations de l’air affluaient et refluaient dans ces vaisseaux afin de créer quelque chose de plus pur, de plus entier qu’aucun individu humain. S’abandonnant au rythme, rien de tout cela n’était permanent, mais cette danse… était éternelle.