26. Charbons ardents et poudre d’escampette

Par Rachael

Un bon millier de questions se bousculaient, dont aucune ne parvint à franchir mes lèvres, ce qui valait probablement mieux. En outre, Hippolyte venait de me signifier d’un froncement de sourcil de me taire. Dans le wagon, une voyageuse se décala aimablement pour le laisser s’asseoir en face de moi. Nous étions si semblables qu’elle devait nous prendre pour des jumeaux. Je la remerciai d’un pâle sourire, tandis qu’il se confondait en excuses.

— Mais enfin, fis-je, pourquoi on ne pourrait…

Il s’était penché vers moi et me coupa la parole d’un murmure :

— Trop dangereux. On parlera plus tard.

Je contins ma frustration. Réduite au silence, je me contentai d’observer combien en cinq mois, Hippolyte avait changé : il ressemblait plus à Léonard qu’à lui-même. Ses cheveux avaient poussé et pris leur indépendance. Il ne restait rien de sa coiffure de jeune homme de bonne famille, raie sur le côté, mèche romantique, oreilles bien dégagées. Ses boucles sauvages d’une propreté douteuse lui donnaient un air plus viril, plus adulte, précisément ce que le docteur Mélius s’était efforcé de faire ressortir en créant Léonard. Ses vêtements de travail, conformes aux us locaux, se rapprochaient également de ceux de mon avatar. Il ne lui manquait que la casquette. Cela n’aurait pas été jugé convenable à Paris, mais ici, les jeunes hommes allaient souvent nu-tête, au mépris du soleil. Le teint d’Hippolyte restait néanmoins aussi pâle qu’à l’accoutumée ; il accentuait les cernes violets sous ses yeux noirs qui me fuyaient. Son regard ne se posait nulle part, d’ailleurs : il balayait le wagon sans relâche, dans un manège qui dénotait sa nervosité.

Je rongeai mon frein en ressassant le dialogue que j’aurais aimé avoir avec lui. Qui l’avait enlevé à Paris ? Comment s’était-il libéré ? Pourquoi avait-il atterri en Californie ? Était-il l’auteur du mot que j’avais reçu ? Que faisait-il là dans ce train ?

Un dialogue ? Plutôt un interrogatoire ! Avec beaucoup trop de questions déjà.

Quand allions-nous pouvoir échanger ? Conscient de mon agitation, Gus avait sorti la tête de ma poche et contemplait mon double avec circonspection. J’aurais voulu lui crier que c’était Hippolyte, mais s’il pouvait me parler sans être entendu, ce n’était pas le cas pour moi.

Nous roulions à présent plein est, le soleil bas de cette fin d’hiver pénétrait le wagon par la droite. Il fallait descendre au plus tôt : prendre nos poursuivants de vitesse, en même temps que préserver Gus d’un trop grand éloignement de San Francisco. Par chance, les haltes étaient fréquentes, nous ne faisions que nous arrêter depuis le départ.

Cependant, la gare suivante passa à toute allure devant mes yeux, le train ne ralentit même pas. Comme je questionnai Hipolyte du regard, il m’éclaira, toujours à voix basse :

— C’est un express sur ce tronçon, il ne fera étape qu’à Sacramento, d’ici une heure. Attends !

Il interrogea la voyageuse obligeante en anglais et rectifia son estimation.

— Nous devrions y être dans une heure trente.

Je me sentis mal tout à coup et ne réussis qu’à articuler :

— C’est impossible !

L’air me manquait. Qu’allait-il se passer pour Gus quand la distance avec San Francisco se creuserait inexorablement ? Pour autant, je ne pouvais pas sauter en marche. Et je n’avais aucune idée de la manière dont j’aurais pu employer la magie faéerique pour retourner la situation.

En face de moi, Hippolyte fronça les sourcils. S’imaginait-il que seule la perspective de rester une heure et demie à le contempler produisait cet effet ?

— Te fais pas de bile, murmura Gus dans mon oreille. Si on repart vite dans l’autre sens, ça devrait rouler. Je m’sens d’attaque !

Je secouai la tête devant l’impossibilité d’expliquer à Hippolyte mon désarroi. Exaspérée, je serrai les paupières et croisai les bras sur ma poitrine. Il me semblait que je ressentais physiquement chaque kilomètre qui nous éloignait de San Francisco. Mes muscles et mes tendons s’étiraient douloureusement comme si j’étais un immense élastique tendu entre chaque côté de la baie.

— Lâche d’un cran, intima Gus, c’est pas en te faisant du mauvais sang que ça va nous sortir du pétrin.

Je tâchai de me calmer. En accordant mes respirations sur le claquement rythmique des roues, je parvins à rétablir un semblant de sérénité. Yeux étrécis, je fixai Hippolyte, qui paraissait dormir. Cette heure et demie allait être très longue.

 

 

Quand le train ralentit enfin, j’étais sur les charbons ardents, prête à bondir dès la gare en vue. Hippolyte me devança : il se leva en faisant mine de perdre l’équilibre et en profita pour me souffler :

— On descend là et on file vers le port. Suis-moi à quelques mètres.

Tout haut, il me jeta en anglais, d’un ton enjoué :

— Sorry, Brother, I lost my balance.

J’enviai incontinent ses capacités linguistiques, tandis qu’il s’éloignait sans plus attendre vers la porte du wagon. Je laissai deux autres personnes se lever pour sortir puis me plaçai derrière elles. Le train courait sur sa lancée ; bientôt le crissement des freins vint annoncer l’arrivée à Sacramento.

Je ne vis pas à quoi ressemblait la gare, j’étais trop occupée à ne pas perdre Hippolyte. Il s’était noyé dans le flot des voyageurs qui débarquaient ; je tâchai de me fondre comme lui dans la foule qui s’étirait le long des quais. Quand j’atteignis la sortie vers la rue, je le cherchai des yeux. Il avait bifurqué vers la gauche ; je le distinguais beaucoup mieux maintenant que le flux des arrivants s’était dispersé dans toutes les directions. Il ralentit pour attendre que je le rejoigne. Malheureusement, je n’étais pas la seule à m’intéresser à lui. Deux individus à l’allure louche venaient vers nous. Je ne les avais pas aperçus dans le train ni à la descente ; ils paraissaient plutôt avoir fait le pied de grue devant la gare. Ce n’était pas complètement une surprise, mais cela ne me disait pas qui ils attendaient. Hippolyte ou moi ? Bon sang, si seulement je pouvais comprendre quelque chose à cette histoire !

On trouvait peu de voyageurs de ce côté, l’avenue était presque déserte. Les deux hommes convergeaient vers nous à grands pas, alors que je rejoignais juste Hippolyte. Il me saisit un poignet :

— Viens, déguerpissons !

Sans attendre, il me tira en avant. Je partis au galop, comme lorsque nous étions enfants et jouions à être poursuivis. À l’époque, le jeu consistait à détaler le plus vite possible, sous peine d’être rattrapés et de finir punis, emprisonnés ou bien croqués, selon la nature des poursuivants imaginaires du jour : marâtre, policiers ou monstres.

Je tâchai à présent de ranimer mon esprit juvénile pour soutenir le rythme effréné. Nos poursuivants, hélas, n’avaient cette fois rien d’imaginaire. Heureusement, nous n’avions pas perdu l’habitude de courir à la même vitesse l’un et l’autre ; les foulées de mon frère étaient rapides, les miennes allongées – j’avais toujours les plus grandes jambes.

Cela ne suffisait pas. Dans un style pataud, mais puissant, les deux hommes comblaient petit à petit l’écart. Ils n’avaient pas de mal à nous pister, car nous traversions un quartier résidentiel peu animé. Nous avions tourné plusieurs fois, à droite ou à gauche. Peine perdue : ils ne se laissaient pas prendre à nos changements de direction.

— Est-ce qu’on n’aurait pas dû partir de l’autre côté ? m’écriai-je. Il y avait davantage de monde, on aurait pu se fondre dans la foule.

— Je ne sais pas, haleta Hippolyte, c’est difficile de courir dans la cohue.

— Précisément : eux non plus, ils n’auraient pas pu courir.

— Tu n’as pas changé, tu veux toujours avoir raison. De toute façon, c’est trop tard, non ?

— Tâchons quand même de nous rapprocher du centre.

— Si tu as une idée de la direction…

Je tournai résolument du côté qui me semblait correspondre, mais nous devions être loin du cœur de la ville. Ou alors je me trompais. Ah, c’était agaçant : ces villes américaines n’étaient pourtant que rues à angle droit qui se succédaient au sein d’un vaste quadrillage ; j’aurais cru mieux m’y orienter. En outre, Sacramento était une grande cité, la capitale de la Californie, on aurait dû voir du monde ici, à cette heure de début de soirée. Où étaient les voitures, les piétons qui emplissaient San Francisco ?

La course commençait à m’épuiser, si bien que je traînais derrière Hippolyte qui me tirait par le bras. Où se cacher ? Après un dernier virage dans une de ces ruelles qui longent l’arrière des bâtiments, le pire se produisit : une impasse. Le temps de freiner notre élan, il était trop tard pour faire demi-tour. Acculés, nous vîmes s’approcher nos poursuivants, revolvers en main.

Piégés !

Je regardai autour de nous : derrière, le côté lisse de la palissade ; à droite et à gauche, des murs en briques bien jointes. Aucune échappatoire.

Les deux bandits qui nous faisaient face semblaient deux fois plus hauts et larges que nous, avec des visages patibulaires. Toutefois, le plus inquiétant était sans conteste la bouche noire des revolvers qu’ils tenaient braqués sur nous. Un pour chacun d’entre nous.

— Écarte-toi, c’est moi qu’ils veulent, fit Hippolyte en me repoussant.

Je resserrai au contraire ma prise pour que sa main moite ne m’échappe pas.

— Pas question ! Je viens juste de te retrouver, je ne te lâche pas.

Les deux brigands s’interpellèrent. Sans surprise, je ne compris rien. Gus s’essaya à la traduction, mais cela allait trop vite pour lui, de sorte que son interprétation n’avait pas beaucoup de sens :

— Y a une histoire de jumeaux et pis de source. Ils gambergent sur ce qu’ils doivent faire.

Cela, je l’avais saisi à leur air confus. Malgré leur dialogue qui virait à la dispute, les canons ne s’éloignaient pas de leur cible.

— Chierie, beugla Gus dans mon oreille, ils parlent de cadavres, y vont nous esquinter. Enlève ton avatar. Fais-le disparaître, nom d’un chien !

J’hésitai à suivre son conseil, néanmoins une certaine détermination dans le regard des deux crapules me décida. Je repoussai violemment Hippolyte, fis deux pas de côté et murmurai le mot secret. Ma nouvelle apparence provoqua la surprise des hommes, qui se tournèrent vers moi.

Il y eut comme une suspension, un silence bref, puis tout se déchaîna. Profitant de leur distraction, Hippolyte fit sauter d’un coup de pied bien ajusté l’arme du plus proche et se jeta sur lui. Le revolver s’éleva dans les airs tandis qu’ils roulaient au sol en un corps à corps à l’issue incertaine. L’autre bandit hésitait, de crainte de blesser son camarade, si bien qu’il ne me vit pas ramasser l’arme du premier. Probablement ne se méfiait-il pas d’une femme ? Tant pis pour lui !

Comment tirait-on avec ces machins ? Pas le temps de réfléchir ni celui de tergiverser quand la vie de mon frère était en jeu. Je devais mettre l’homme encore armé hors d’état de nuire : j’appuyai sur la gâchette. J’avais visé la jambe, mais l’engin, comme animé d’une volonté propre, échappa à mon contrôle. Une tache de sang s’étala sur la poitrine du brigand qui s’écroula en arrière.

— Frise[1] ! hurlai-je.

J’avais crié si fort le mot que Gus venait de me souffler que je n’eus pas besoin de répéter mon injonction. Le second bandit la comprit mieux que moi. Il se releva, mains en l’air, et commença à aligner des phrases sur un ton précipité. Hippolyte, assis par terre, se frottait la tête en prenant la mesure de la scène.

— Bravo, c’était un coup de génie de changer d’apparence.

— Traduis, tu me féliciteras après.

— Il t’implore de ne pas le tuer, il nous dira combien il y a de gars à nos trousses et où sont ses complices.

— Qu’il parle alors ! Et toi, vite, ramasse l’autre arme.

Je devais avoir l’air d’une furie, avec le revolver brandi au bout de mes deux bras tendus. En fait, je n’en menais pas large. Une fois Hippolyte en possession de l’arme, je me sentis plus rassurée. Quoi qu’il arrive, pas question de flancher.

Je jetai un regard à l’homme à terre qui ne bougeait pas, peut-être mort. Je serrai les dents : si je l’avais tué, tant pis, je ne l’avais pas voulu ; et puis, c’étaient les risques de son sale métier. Ce coup d’éclat – ou mon allure de folle – me donnait visiblement une crédibilité aux yeux de l’autre, qui parlait plus vite qu’Hippolyte ne pouvait traduire.

— Eh, oh ! Hippo, dis-lui de ralentir.

Il ressortit du flot de paroles du tueur que l’opération comportait quatre personnes : deux étaient montés fouiller dans le train tandis que deux se tenaient en embuscade à l’entrée de la gare. Tout avait été décidé au dernier moment, sur les renseignements d’un acolyte descendu à San José ; cela concernait une femme. Il me montra du doigt. Le patron avait des hommes de main un peu partout, il n’avait eu qu’à donner les ordres. C’était un hasard si l’autre – il désigna Hippolyte – avait été repéré sur la ligne. Il n’avait pas voulu nous tuer, c’était son collègue qui avait paniqué en voyant le dédoublement. Il avait cru à des sorciers, à un sort faéerique. Comme l’homme répétait tout le temps « aïe suaire », je finis par comprendre que cela n’avait rien de macabre – aucun rapport avec un drap mortuaire –, mais que cela signifiait « je le jure ».

— Des sorciers ? commentai-je. C’est comme cela qu’ils considèrent les clairvoyeurs, par ici ? Attends, attends… Il y avait bien quelqu’un dans le train, alors ? Demande-lui à quoi ressemble leur type de San José !

— Quelle importance ?

— Demande-lui !

Je rongeai mon frein pendant qu’Hippolyte, après avoir haussé les épaules avec incompréhension, transmettait ma requête.

— Il s’appelle Smith, c’est un grand maigre, la cinquantaine, qui a l’apparence d’un commerçant… ou d’un notaire.

Je n’avais pas rêvé, dans le wagon. Surexcité, Gus s’agita sur mon épaule.

— Zut, on aurait dû mieux lui fermer sa boîte, à çui-là, grogna-t-il, les sorts de confusion, ça dure pas jusqu’à perpète.

Je me retins de lui répondre, j’avais déjà bien assez l’air d’une folle comme ça.

— Le patron, qui est leur patron ?

— Il ne te le révélera pas, fit Hippolyte, mais moi, je peux te le dire.

— Ah oui ?

Je le regardai avec curiosité, en me demandant quelle était l’étendue de ce qu’il avait à m’apprendre. Il ne me déçut pas :

— Ces types, c’est la clique d’Edison.

Décidément, il était partout, celui-là !

 

[1] Ou plutôt « freeze » : On ne bouge plus !

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OphelieDlc
Posté le 08/01/2021
"Probablement ne se méfiait-il pas d’une femme ? Tant pis pour lui !
Comment tirait-on avec ces machins ?"

Cet enchainement est absolument génial et très drôle. Pile ce qu'il nous faut pour reprendre notre respiration au milieu de cette frénésie.
Je note, également, que les policiers tuent dans l'imaginaire d'enfance de Léo, haha ! Alors, moi, je n'ai rien contre, je la trouve plutôt perspicace comme enfant, mais puisque ton récit s'adresse à un jeune lectorat, peut-être nuancer un peu la sentence.

Je n'ai rien d'autre à dire, j'ai adoré. Et je suis à jour. Je déteste être à jour, j'aime avoir quelques chapitres en réserve ;)
Rachael
Posté le 09/01/2021
Hello Ophélie,
Je note qu'il va falloir que j'ajoute un chapitre demain ! (oui je suis psychorigide, j'ajoute des chapitres le dimanche et pas un autre jour...). Merci pour ta fidélité dans la lecture !

Taa daaa, j'attaque en ce moment l'écriture du dernier, si, si !

J'ai eu du mal avec ton commentaire (Je note, également, que les policiers tuent dans l'imaginaire d'enfance de Léo, haha !), parce que je ne voyais pas à quoi tu faisais allusion.
J'ai fini par comprendre que c'était la phrase (À l’époque, le jeu consistait à détaler le plus vite possible, sous peine d’être rattrapés et de finir punis, tués ou bien croqués, selon la nature des poursuivants imaginaires du jour : marâtre, policiers ou monstres.).
Et en effet, tu as raison, si on attribue chaque verbe on aurait puni pour la marâtre, croqué pour le monstre et tué pour les policiers. C'est quand même un peu raide, alors je vais plutôt mettre emprisonné !
Ton œil de Lynx m'impressionne !
Merci pour ton commentaire et à bientôt !
OphelieDlc
Posté le 10/01/2021
Pardon, en effet j'ai été évasive dans mon commentaire.
Mais ravie que ma lecture te soit utile. :)

GueuleDeLoup
Posté le 06/01/2021
Coucou Rach,

Je viens te faire un commentaire pas du tout constructif pour te dire que je suis à jour sur tes chapitres !! Je n’ai malheureusement pas grand chose à dire :p . comme les autres autres plumes, je ne m’attendait pas du tout au retour d’Hippolyte, c’était une vraie surprise. et maintenant , j’attends surtout qu’ils puissent avoir une bonne grosse conversation sur le sujet ! Sinon, pas de soucis particuliers avec les autres chapitres, la scène du train et la course poursuite ma paraissent agréables, fluides et cohérentes. J’attends tranquillement la suite <3
Rachael
Posté le 06/01/2021
Coucou Loup !
Ah mais si, c'est très constructif que tu me dises que cela te semble fonctionner.
Pour le côté surprises, c'est un des objectifs de cette histoire : surprendre les lecteurs, déjouer leurs attentes. Si ça marche tant mieux !
La suite bientôt !
Bises <3 <3
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