Nous laissâmes les deux crapules ligotées et bâillonnées à la va-vite dans le fond de la ruelle, dissimulées derrière des poubelles. Hippolyte s’était chargé du saucissonnage, y compris pour celui qui semblait plus mort que vif. « Il s’en sortira », avait-il affirmé. Qu’en savait-il ? D’ailleurs, honnêtement, je doutais que ce fût une si bonne nouvelle.
J’étais impatiente de filer vers le port et m’élançai à grands pas : Gus ne se sentait pas bien, il n’était que temps de se rapprocher de San Francisco. Et puis, autant se dépêcher, car nous ignorions ce qu’étaient devenus les deux autres hommes de main.
— Nous sommes armés maintenant, remarqua mon frère en brandissant son revolver.
Pendant notre marche, il m’apprit comment armer l’engin.
— Ce ne serait pas une bonne idée de se tirer par mégarde dans le pied, plaisanta-t-il.
Très à l’aise, il me fit la démonstration – presque la réclame – du Smith & Wesson M&P, calibre 38, avec son barillet à six balles. Il me montra les cinq projectiles qui restaient dans le mien ainsi que la totalité du chargeur de six dans le sien. Je l’observai avec effarement sans ralentir le pas ; je ne savais pas d’où il tenait cette science des armes à feu. Cela dit, il y avait tellement de choses que je découvrais sur mon frère… Je fis un rapide inventaire : il se battait, il parlait anglais, il était poursuivi par des hommes de main d’Edison. Quoi d’autre encore ? Je brûlais de l’interroger, mais notre marche au pas de charge me laissait peu de souffle.
D’autre part – et c’était bien là le plus singulier –, maintenant qu’Hippolyte se tenait en face de moi, vivant, mes priorités avaient changé : l’urgence du moment était de ramener Gus près du pont entre nos deux dimensions. Il n’était pas humain, mais Louise avait raison, c’était une personne, une personne avec qui j’avais noué des liens particuliers, une personne dont je me sentais responsable. Que se passerait-il s’il était éjecté de ce monde ? Comment le retrouverais-je ? Un sentiment d’urgence me fit accélérer, ce qui obligea Hippolyte à m’emboîter le pas, en rangeant précipitamment son arme dans sa poche. Je fis de même avec la mienne, aux dépens de mon manteau qui se mit à bâiller sur la droite.
Les rues que nous arpentions au pas de charge étaient devenues animées, comme si un signal invisible avait été donné, sans doute l’heure de fermeture des bureaux. On voyait beaucoup d’hommes pressés en costume, peut-être des employés de la ville de Sacramento, où l’on gérait l’administration de tout l’État de Californie.
Hippolyte demanda son chemin à un passant, puis il nous entraîna vers le port de marchandises : c’était plus sûr, car on nous chercherait plutôt au quai des voyageurs. Là, il fut enfantin d’embarquer sur une barge qui convoyait des légumes de saison vers la baie, choux-fleurs, oignons et endives. C’était la fin de l’hiver, la période creuse, les cargaisons n’étaient pas pleines ; le batelier nous prit contre une petite somme.
Je soupirai de soulagement en voyant le quai s’éloigner, alors qu’un magnifique crépuscule coloriait le ciel en rouge. Je le contemplai en reprenant mon souffle. Avant les explications, je ne rêvais que d’un répit au sein de cette folie, un instant calme bercé par l’ondulation du fleuve.
Ce fut le moment que choisit Hippolyte pour me secouer d’une main furieuse. Il m’apostropha dans un langage si peu châtié qu’il aurait fait s’évanouir Mère :
— Qu’est-ce que tu fous là, dis, enfin ? On aurait pu se faire descendre aujourd’hui. Ces types voulaient ta peau. Il faut que tu rentres à Paris au plus vite.
Je crois bien que sans les gloussements d’hilarité que j’entendis au fond de ma poche, j’aurais réagi de manière bien plus violente. Tout à mon indignation, peut-être aurais-je été capable de jeter Hippolyte dans la Sacramento River. Là, clouée par la stupéfaction, je reculai d’un pas pour me dégager. Dans le prolongement de cet élan, mon pied droit se planta au sol, tandis que mon bras droit se portait en avant, dans un mouvement que n’eut pas renié Franck, qui s’entraînait à la boxe dans la cour de la maison. Dans un uppercut maladroit mais efficace, mon poing s’enfonça avec satisfaction dans l’estomac de mon cher frère.
₰
Tandis qu’Hippolyte vomissait sa dernière collation, un fort peu charitable sentiment de satisfaction m’envahit : c’était quand même incroyable ! Je me retrouvais à l’autre bout de la terre parce que « Monsieur » Hippolyte s’était volatilisé et c’était tout ce qu’il trouvait à me dire ?
Gus, après s’être hissé péniblement à sa place habituelle, rajouta à mon irritation en me soufflant :
— Ton frangin, il a menti. Les deux zigs cherchaient « la fille » pour la « ramener au boss ».
— Mais alors, ils allaient tirer ou pas ? murmurai-je.
— Ah, c’est pas net ! Avant que Léonard se débine, y en a un qui a dit que deux macchabées valaient mieux qu’un.
— Deux macch… Ah, tu veux dire deux cadavres ? Pourquoi tuer Léonard s’ils me veulent vivante… sauf si…
Gus compléta pour moi :
— Sauf si la personne recherchée en même temps que toi, ce n’était pas Léonard, ton avatar, mais Hippolyte. Vous vous ressemblez comme deux verres d’absinthe, l’embrouille est pas surprenante.
Il ajouta après une pause :
— J’aime mieux Léonard… J’l’ai pas trop à la bonne, ton frangin.
Hippolyte commençait à regagner son souffle et à se déplier. Je le regardai avec la sensation qu’une pièce du jeu venait de trouver sa place. J’en avais déjà posé quelques-unes sur l’échiquier : d’un côté les faées majeures, de l’autre le président, également nommé la fausse Curie. Edison, dont j’entendais bien trop parler ; et enfin les membres de notre petite bande. Il manquait néanmoins des atouts, une reine ou un roi, comme la personne mystérieuse qui avait ouvert le premier pont entre les deux dimensions. Je venais en tout cas de confirmer mon intuition sur un pion… ou peut-être bien un cavalier ? Hippolyte était impliqué dans tout cela, puisque Edison avait mis sa tête à prix. Mouillé jusqu’au cou, aurait dit Gus. Il détenait sans doute des informations derrière lesquelles je courais depuis le début de toute cette mésaventure. Je n’allais pas le laisser m’en priver.
Je l’interpellai en parodiant son ton :
— Rentre à la maison, sœurette, tu m’encombres… C’est vraiment tout ce que tu trouves à me dire ? En plus, tu n’es qu’un menteur ! Ces types cherchaient à t’envoyer au paradis… ou en enfer. Toi, Hippolyte, pas moi. Moi, ils me voulaient vivante. C’est bien de ton cru alors, ce télégramme ? Réponds-moi !
Je fis un effort pour me taire, parce que si je ne fermais pas la vanne aux questions, Hippolyte ne placerait jamais un mot.
Il me regarda avec reproche et soupira :
— Oui, c’était moi. Je ne voulais pas qu’il t’arrive quelque chose. Je ne sais pas comment tu es venue jusqu’ici, mais c’est très périlleux, tout ça, crois-moi.
— Ah bon ? C’est dangereux ? fis-je avec ironie. Laisse-moi te dire que c’est depuis que j’ai reçu ce fâcheux télégramme que tout a éclaté en feu d’artifice. Poursuis donc mon illumination : si tu voulais que je m’embarque pour Paris, pourquoi étais-tu dans ce train et m’en as-tu fait sortir justement là où l’on nous attendait ?
— Parce que tout a déraillé : alors que je surveillais ton départ, à la gare – soit dit en passant, j’ai failli ne pas te reconnaître –, j’ai constaté que tu avais été repérée par les sbires d’Edison. Je suis monté dans le wagon pour tâcher de sauver la situation.
— C’était bien réussi.
Je sentis qu’il ravalait une réplique. Un silence boudeur s’installa de part et d’autre. Je le rompis la première :
— Tu ne peux pas imaginer. Je finissais par croire que je ne te reverrais plus jamais. Depuis ton enlèvement à Paris, je n’ai eu de cesse d’élucider ta disparition. Par un enchaînement de circonstances toutes plus extravagantes les unes que les autres, je te retrouve ici, cinq mois après, alors que je ne l’espérais plus. Ou plutôt, admettons : c’est toi qui m’as retrouvée. Mais maintenant, n’escompte pas te débarrasser de moi avec quelques mots sirupeux et un billet pour Paris.
Je cherchai ses yeux, qui me fuyaient toujours. Il y avait quelque chose qui clochait, des paroles qu’il retenait et dont l’absence se cristallisait en un silence coupable.
— Je te jure que tu vas finir par tout me dire, Hippolyte ; autant t’y résoudre. Parce que je ne te lâcherai pas avant de tout savoir. Tout !
Il frotta son estomac encore douloureux. Il avait des yeux de chien battu qui auraient apitoyé un tas de cailloux, néanmoins je refusai l’attendrissement.
— Vous n’avez pas reçu mes lettres, à Rennes ? biaisa-t-il.
— Non, pour la bonne raison que je ne suis pas rentrée là-bas me cacher dans les jupons de mère.
Il parut encore plus coupable qu’avant. Entre nous stagnait un air épais à couper au couteau. Mais j’étais prête à trancher dans le vif. Je voulais la vérité.
— Tu n’avais pas à me chercher, se défendit-il. Je veux dire… je veux dire que je n’imaginais pas que tu mettrais tout ça en œuvre, que tu viendrais jusqu’ici…
— Avoue plutôt que tu ne m’en croyais pas capable.
— Je ne l’imaginais pas, répéta-t-il. Pas du tout.
Il regarda fixement ses pieds et se tortilla comme quand mère le grondait, autrefois. Il hésitait, cherchait ses mots peut-être ; puis, il inspira profondément et lâcha :
— La vérité… la vérité, c’est que je n’ai jamais été enlevé.
Hum... Je suis exactement du même avis qu'Ophélie Dlc ! x) Ce chapitre se termine réellement en beauté ! Comment ça, Hippolyte n'a pas été enlevé ? Que faisait-t-il donc durant tout ce temps ? Comment ? Pourquoi ? POUQUOI ?! Je te dois sincèrement toute la superbe de mon admiration pour cette chute si efficace ! J'ai hâte d'en recevoir les explications ;)
Cela fait un bon bout de temps que je ne me suis pas laissé souffler un peu sur Plume d'Argent, un bon bout de temps que je n'ai pas pointer mon museau dans un commentaire sur *La Clairevoyeuse de Pantruche*… Et pourtant, j'étais toujours là. Mes lectures demeuraient seulement fantomatiques... Ne devrais-je pas faire le "point", n'est-ce pas ?
C'est parti !
Déjà, je dois dire que ton style d'écriture ne perd jamais de son originalité ni de sa fluidité, c'est une qualité merveilleuse et à chérir. A chaque fois que je lis un nouveau chapitre, je suis surprise par sa capacité à "couler" si simplement, tout en poignant parfois... Je te tire mon chapeau, Rachael ! <3
Oh, ne t'ai-je pas dit non plus à quel point ton vocabulaire ancien, riche et varié me ravis aussi ? C'est toujours un plaisir de constater que ces mots n'ont pas définitivement quittés les mémoires...
Bon, d'accord, c'était un petit point. Très petit. Je ne sais en revanche pas vraiment quoi ajouter, à part que j'ai cru voir se balader quelques coquilles dans le texte (sans les relever, désolée) Je me sens un peu coupable de ne pas t'adresser un commentaire plus constructif, surtout après un aussi long silence MAIS c'est plutôt une bonne nouvelle, de n'avoir aucune autre remarque négative, non ? ;) Je me rassure en me disant que ce commentaire, sûrement, te sera rassurant <3
Pleins de flots d'inspirations, de cascades d'imagination !
Pluma.
Pour la langue quelquefois "ancienne", ça ne te paraît pas trop compliqué par moment ? (j'essaie de mettre en contexte quand le vocabulaire est argotique comme celui de gus, mais pas quand c'est Léo qui raconte...)
D'un point de vue plus "technique" j'ai repris le découpage des chapitres, justement pour que celui-ci se termine sur le "twist" que je prépare depuis un bon moment... Il faut qu'on croit qu'Hippo a été enlevé, tout porte d'ailleurs à le croire (et Léo le croit fermement, donc on le croit avec elle). D'où une certaine stupéfaction (j'espère) quand il nous détrompe. Explication au prochain épisode, que je relirai aujourd'hui pour le poster demain.
Bizzz
J'ai remarqué que c'était surtout Gus qui avait cet "argot" dans le cœur ;) C'est vrai qu'il faut faire attention de bien accentuer le sien, et d'assouplir au maximum celui de Léontine - même s'il déteint forcément un peu sur elle.
Encore un excellent chapitre qui confirme ma théorie précédente d'Hippo recherché plutôt que Léo l'avatar. J'aime ces retrouvailles car elles mettent en lumière l'évolution de Léo. Nous l'avons vu apprendre, évoluer et s'émanciper, ça nous semble presque "normal". La confronter à quelqu'un qui ne l'a plus revu depuis ses premiers pas à Paris braque le projecteur sur la jeune guerrière qu'elle est devenue.
Et tu viens de m'apprendre que je faisais une faute depuis des années. Je disais "un langage châtié" en lieu et place de "un langage peu châtié". La langue française ne cessera jamais de me trahir.
Merci pour ce chapitre :)
Pour "châtié", en même temps, ce n'est pas un mot qu'on emploie tous les jours... XD