27) Troisième punition

Une heure plus tard, dans la cours de récréation, le lycée était encore en ébullition. Emily Lindermark était arrivée et avait soigné sa femme sur place, sans aucun autre matériel médical que ses nanites. Elle avait pu traiter la blessure et remplacer l'œil d'Améthyste par un implant, tout ça à partir de simples nanomachines. La médecine était sur le point de faire un immense pas en avant dans les prochaines années, ça ne faisait aucun doute.

Une fois Amélie rapatriée en hélicoptère, une rumeur se mit à courir dans le lycée. La rumeur que la célèbre DJ Améthyste était venu ici, et s'était gravement blessée au point de faire intervenir sa femme en urgence. Aucun autre détail n'avait filtré, mais les regards s'étaient rapidement posés sur Layla et moi. Notre version de l'histoire était une leçon d'arts martiaux qui avait mal tournée, sans jamais trop en dire. Nous prenions comme prétexte le respect de la vie privée d'une personne publique, lorsqu'on nous posait trop de questions.

De mon côté, j'avais rapidement absorbé le fragment laissé par la Reine Noire, sentant mon pouvoir augmenter ce faisant. Désormais, je sentais la présence de Phybie Paillet où qu'elle soit dans l'enceinte du lycée, comme si les deux fragments que je possédais désormais étaient attirés par les autres. Cependant, je n'eus aucune autre sensation étrangère, le porteur de la dernière marque n'était pas dans les environs, qui que ce soit.

— Lili ? m'appela Phybie, me sortant de mes pensées. Il s'est passé quoi en vrai ? murmura-t-elle.

Je vérifiais rapidement qu'aucune oreille indiscrète ne trainait avant de répondre :

— Elle a dit la phrase, et Améthyste s'est arrangée pour prendre la punition à sa place, résumais-je.

— On peut faire ça ? demanda-t-elle.

— Je ne pense pas qu'en temps normal ce soit possible... J'ai proposé de prendre la punition à la place de Layla, mais la Reine Noire semblait trouver l'idée risible. (Je marquais une pause) Pourquoi, tu penses à quelque-chose ? Tu regrettes ton vœu ?

Phybie baissa les yeux sur ses mains, triturant les pans de sa jupe, comme embarrassée par ma présence.

— Je... je crois que oui, dit-elle dans un souffle. En fait, ça s'est mal passé avec Dimitri.

Je grimaçais. Vu ce qu'elle avait prévu de faire avec lui, le fait que les choses se soient mal passées était déjà une très mauvaise nouvelle.

— Dis-moi, encourageais-je.

— Hé ben... je me suis dégonflée... Et lui, ça lui a pas plu, il s'est presque mis en colère, je l'avais jamais vu comme ça.

— Ne me dis pas qu'il t'a forcé, sinon je-

— Non ! m'interrompit-elle en me prenant la main. Il est pas comme ça, je t'assure. C'est juste que... Je sais pas si c'est à cause de mon vœu ou quoi mais... Je croyais être amoureuse, je veux dire vraiment amoureuse.

— Et tu as des doutes ? Que maintenant ? ironisais-je. Franchement Pinkie, je te comprendrais jamais.

Elle gonfla ses joues et détourna le regard.

— Tu veux m'aider oui ou non ? demanda-t-elle, vexée.

Je soupirais et retirais ma main, qu'elle tenait toujours.

— Ça dépend, c'était quoi ton vœu à la base ? Je m'attends à quelque-chose de stupide, prévins-je.

— J'ai souhaité que Dimitri soit amoureux de moi, avoua-t-elle.

Je manquais de m'étouffer en avalant ma salive et toussais à plusieurs reprises.

— Stupide à ce point ?! m'exclamais-je. Et comment la Reine Noire a pu réaliser une chose pareille ? Jusque-là, c'était plutôt simple et très physique.

Phybie regarda autour d'elle et m'emmena un peu plus à l'écart des autres élèves.

— Elle m'a expliqué, mais c'est compliqué, m'assura-t-elle.

— Dis-le moi. Si tu as pu comprendre, je pense que j'aurais pas de problème.

— Je suis pas stupide non plus, se vexa-t-elle. La Reine Noire a fait en sorte qu'il sente mes phéromones, et seulement les miennes.

J'écarquillais les yeux, avant de répondre :

— Mais, l'humanité a perdu la capacité de sentir les phéromones il y a des centaines de milliers d'années au moins, comment elle a pu... ?

— Je sais pas les détails, répondit-elle. Mais elle a dit que mes phéromones étaient véhiculées par des nanites.

— Et elles se forcent un chemin à travers le système de Dimitri, déduisis-je. Tu as vraiment accepté un pacte avec la Reine Noire pour une broutille pareille ? Tu sais qu'il y a un trône en jeu ?

Elle baissa les yeux, recommençant à triturer sa jupe.

— Je n'y connais rien en politique... Et c'est pas si terrible qu'elle devienne vraiment la reine d'un pays, se défendit-elle.

— J'ai l'impression qu'on a pas rencontré la même personne, répondis-je. Tu as sentis cette aura inexplicable d'angoisse et de peur qui suit la Reine Noire ?

— Oui, et je me disais que c'était normal de la part d'une reine, d'être aussi impressionnante. Et puis elle n'est pas méchante, elle a juste beaucoup d'autorité et elle établit des règles claires...

— Pinkie Pie, murmurais-je. Tu es vraiment la victime idéale pour ce genre de personne...

Je cherchais Antoine du regard avant d'attirer son attention. Il nous rejoignit aussitôt.

— Alors ? Quoi de neuf ? demanda-t-il en observant Phybie.

— Elle a fait un vœux d'amour, figure-toi, expliquais-je brièvement.

Antoine n'eut aucun mal à comprendre le pourquoi du comment par lui-même, une qualité que je trouvais extraordinaire chez lui.

— Je ne sais pas qui est le plus à plaindre entre elle et Dimitri, dit-il.

— Oh, j'ai bien une idée, répondis-je avant de me tourner vers Phybie. Alors, tu te souviens de la phrase ?

— Oui mais... on devrait le faire dans un endroit plus discret, non ?

— Mais tu n'as pas peur de la punition ? demanda Antoine.

— Je pensais que Lili pouvait s'en charger, comme avec Layla, répondit-elle d'un ton mal assuré.

— Non, tu n'as pas compris, soupirais-je. C'était un concours de circonstances si la punition est allée à quelqu'un d'autre.

— On pourrait recréer ces circonstances, proposa Phybie. J'ai une idée qui-

— Tu as si peur que ça de ta punition ? l'interrompis-je. Qu'est-ce qu'elle va te faire au pire ? Elle ne peut pas t'arracher le cœur, elle est incapable de tuer directement.

— Contente-toi de lui demander de prendre la punition à ma place, répondit-elle aussitôt. Je sais ce que je fais.

— Écoute... Je veux bien la prendre à ta place, mais ce n'est pas aussi facile... murmurais-je, étonnée par l'assurance de Phybie.

Finalement, nous décidâmes de nous retrouver au même endroit le soir même. La journée se passa sans encombre, et j'en profitais pour aider Layla avec ses fiches de révisions. Je n'étais pas certaine d'avoir la fibre professorale, mais elle semblait progresser grâce à moi, ce qui fut une source inattendue de satisfaction. Nous n'échangeâmes pas un mot à propos de l'incident de ce midi, craignant d'attirer l'attention, mais une vraie complicité semblait poindre entre elle et moi. Comme si elle avait finalement décidé de baisser sa garde face à moi, face aux leçons qu'elle devait apprendre. Quelque-chose en elle s'était adoucit au sens large du terme.

À la fin de la journée, après que tous les élèves aient quitté l'école, nous nous retrouvâmes avec Phybie et Antoine, décidant d'aller se cacher derrière le gymnase pour être sûrs de ne pas être vus.

— Je crois que c'est bon, dit Antoine en regardant autour de lui. Tu peux dire la phrase, mais n'oublie pas qu'on peut pas t'assurer que Lili pourra prendre la punition à ta place.

— Ne t'inquiète pas, j'ai une idée, répondit-elle avec un sourire en coin. Vous êtes prêts ?

— Nous oui, et toi ? demandais-je.

Pour toute réponse, Phybie commença à réciter :

— Mille piques transperçant le ciel, enchainés dans les entrailles de la terre, muraille noire et infranchissable, ceint la tête de l'obscurité portant un masque de chair et de sang ; laisse-la griffer de ses ongles noirs le tissu de l'existence et effacer mon nom de son royaume.

La présence de la Reine Noire commença à se faire sentir, l'air était comme alourdi par l'angoisse et la peur, chacun de nous semblait vivre la même expérience désagréable. Sa silhouette se dessina de nouveau, à l'aide de nanites sortant du corps de Phybie.

— Hé bien, Nous pensions que tu aurais commencé par cette personne, qu'est ce qui t'en a empêché tout ce temps ? demanda Nyarlathotep, les bras croisés.

— Vous saviez qu'elle allait regretter son vœu ? demandais-je.

— Évidemment, rien ne se passe autrement que selon Nos plans, sache-le.

— Alors faites une exception, et punissez-moi à sa place, proposais-je.

— Quelle impudence, demander une telle chose...

— Non ! intervint Phybie, se plaçant vaillamment entre la silhouette et moi. Vous ne devez pas faire de mal à Lili, je suis la seule responsable !

— Et Nous qui te pensions faible, jeune fille... Pourquoi un tel entrain à l'idée d'être punie ?

— Je... j'ai peur, oui. Mais j'ai encore plus peur pour Lili, elle n'a rien fait d'autre que sa mission, elle ne mérite pas d'être punie comme vous avez puni Améthyste ! C'est moi seule qui suis responsable, j'ai dit la phrase sans aucune contrainte !

Antoine et moi échangions un regard, nous retenant de hocher la tête, comprenant désormais le plan de Phybie.

— Peur pour Lili ? répéta la Reine Noire. Voilà qui est intéressant...

— Quoi que vous ayez prévu, je suis prête, déclara Phybie, qui tremblait sur ses jambes.

— Dépêchez-vous de la punir, qu'on puisse en finir avec ça, lançais-je avec impertinence.

— Toi, tu n'es plus aussi prête à prendre la défense de cette fille que tu ne l'étais avec l'autre.

— Vous êtes la seule à décider de ce qui arrive, chaque fois que l'on vous invoque, répondis-je. Je me suis fait une raison. Peu m'importe désormais, les punitions que vous avez prévues. Vous ne pouvez pas tuer, et dès que ce petit jeu morbide sera fini, Octavia se fera reconstruire ce que vous lui avait pris. Et Améthyste voudra peut-être même garder son nouvel œil plutôt que de récupérer l'ancien. Au fond, avouez-le... vous êtes insignifiante.

— Et tu penses attirer Notre colère sur toi avec ce genre de propos ? demanda Nyarlathotep en décroisant les bras. Nous allons te prouver que non seulement Nos punitions sont justes, mais également que ma chère sœur est une menteuse.

— Quoi ? fis-je par réflexe, ne comprenant plus rien. Votre sœur, qu'est-ce qu'elle vient faire là-dedans ?

— Elle t'a laissé croire que la résurrection était impossible... Mais les humains ne sont qu'un tas de données, loin d'être si différents de Notre sœur et Nous-même. (sa silhouette vibra de façon désordonnée) Laisse-Nous te montrer ce que tu refuses en agissant contre Nous !

Sa silhouette se ratatina et se précisa, ressemblant de plus en plus à celle de mon grand-père. Elle avait déjà utilisé cette illusion contre moi, si c'était son idée pour me punir, elle manquait cruellement d'imagination.

— Monsieur Papazian ? demanda Antoine, tandis que la silhouette prenait l'aspect exact de mon grand-père.

— Te laisse pas avoir, dis-je simplement.

Je sentis mes mains trembler. J'avais la réplique exact de mon grand-père devant moi. Sa veste taillée sur mesures, sa casquette beige, ses yeux semblables aux miens. Puis l'odeur de son aftershave. Je ne pus retenir mes mots :

— Papi ?

— Oui mon petit ? répondit-il avec sa voix et son intonation habituels.

La manière qu'il avait d'appeler tous ces petits enfants "mon petit", je ne l'avais pas entendu depuis si longtemps.

— Qu'est-ce que je t'ai montré, il y a deux ans, pour ton anniversaire ? demandais-je, comme si je pouvais y croire.

— Un manga sur le Louvre, répondit-il avec un sourire que je reconnaissais bien. Je vois que tu es revenue à l'école, je suis fier de toi.

Je luttais contre l'idée qu'il pouvait s'agir de mon grand-père, mais l'imitation était parfaite. Cependant, cela restait un tour de la Reine Noire, elle ne pouvait pas l'avoir ressuscité pour de vrai.

— Monsieur Papazian, lança Phybie en s'avançant vers lui. Vous vous souvenez de moi ?

— Bien sûr, Pinkie Pie c'est ça ? Ou Phybie Paillet ? répondit-il. J'ai connu la famille Paillet à l'époque où j'avais mon cabinet d'assurance !

C'était exactement sa réaction la dernière fois qu'il avait rencontré Phybie, mais avec une légère nuance qui me restait familière.

— Papi, tu es au courant du projet Reine Blanche de Lindermark ? demandais-je.

— Bien sûr mon petit, une technologie assez avancée pour créer la vie, tu te rends compte ?

Encore une fois je tremblais face à l'exactitude de sa réaction, c'était comme s'il ne nous avait jamais quittés. Mais il devait y avoir une faille, et j'étais sur le point de la trouver, j'en étais certaine :

— Et s'il fallait choisir entre la Reine Blanche et la Reine Noire ?

— Quelle Reine Noire ? demanda-t-il.

— L'antithèse de la Reine Blanche, une reine qui compte se faire obéir par la peur et asservir ses sujets pour les forcer à former une société sans concession. Elle compte laver le cerveau des gens pour ne rien laisser hors de son contrôle, répondis-je.

— Une reine d'extrême droite ! s'exclama mon grand-père.

Il avait le ton habituel qu'il utilisais lorsqu'il parlait de politique, les mêmes tics de visage, la même posture. J'agrippais ma main gauche pour l'empêcher de trembler.

— Monsieur Papazian, quel serait votre choix entre les deux ? demanda Antoine, qui semblait être aussi bluffé que moi.

— La Reine Blanche, évidemment, répondit-il. Si on doit placer toute une nation sous la tutelle d'une seule personne, elle doit faire preuve d'amour, pas de haine, expliqua-t-il.

Je réprimais mon envie de sangloter. Pour une illusion, il était bien réel, avec ses idées habituelles et tout le reste, comme s'il n'était jamais parti. Et si la Reine Noire avait raison ? Et si mon grand-père n'était effectivement qu'un tas de données que l'on pouvait restaurer à l'envie ?

— Non, tu... tu n'as pas l'âme de mon grand-père, murmurais-je comme pour me convaincre.

— De quoi tu parles mon petit ? Je suis là, juste devant toi, je me sens moi-même, je ne suis pas encore sénile !

Mon cœur se serra dans ma poitrine, partagé entre la joie et la douleur que me procurait cette situation.

— Comment je peux savoir que c'est vraiment toi, tu es... mort, dis-je en réprimant un sanglot.

— Je ne me suis jamais senti aussi vivant ! répondit-il. Tu viens toujours manger chez moi le vendredi midi ? On pourra discuter de tout ça ! En tous cas ton uniforme te va à ravir, il faudrait prendre une photo.

Je portais une main à ma bouche, choquée. C'était exactement la réaction que j'avais attendue de lui. Il était incapable de prouver qu'il était bien mon grand-père, mais j'étais incapable de prouver l'inverse. Il avait les mêmes souvenirs, le même aspect et le même comportement que lui. Mon cerveau me hurlait de me défaire au plus vite de cette illusion, mais mon cœur ne voulait pas le laisser partir. Je pris alors une profonde inspiration pour reprendre mes esprit et fit appel à Porcupine Tree avec encore plus de facilité qu'auparavant. Je concentrais ensuite dans mes mains tout l'amour que j'avais pour mon grand-père et m'approchais de lui. J'hésitais un moment, puis je le touchais. Mais rien ne se produisit.

— Qu'est-ce qu'il y a mon petit ? Tu veux quelque-chose ? demanda-t-il d'un ton aimant et apaisant.

— Tu n'es pas mon grand-père, dis-je d'une voix tremblante. Tu es juste une réplique parfaite, mais tu ne seras jamais lui... La Reine Blanche avait raison.

— J'ai froid d'un coup, fit-il en resserrant les pans de sa veste.

Et petit à petit, comme l'illusion qu'il était, il se dissipa, laissant derrière lui un simple fragment.

— Lili, ça va ? demanda Antoine, soucieux.

— Oui je... je crois que ma santé mentale vient de prendre un coup, soufflais-je. Mais ça va.

Je désactivais Porcupine Tree et me tournais vers Phybie.

— Ton plan a marché... dis-je d'une voix faible.

— Je... je suis désolée, répondit-elle en baissant la tête.

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