Chapitre 7 : La punition
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Les remparts se dressaient devant eux et projetaient leur ombre sur la vallée à l’est de la ville, en une vision à la fois si familière et si étrange. Ils n’étaient partis que depuis trois jours, mais déjà Bann avait l’impression de tout voir d’un œil nouveau. Leur départ lui paraissait dater de plus d’une sizaine et leur quotidien morose flottait confusément comme un lointain souvenir. Fondus dans la masse des bateaux qui remontaient les récoltes de la journée, son frère et lui s’apprêtaient à rejoindre la lumière accueillante de la Cité. Bann lança un regard furtif sur les embarcations voisines, identiques à la leur. Il ne reconnaissait personne, mais enfonça un peu plus sa capuche sur son visage, par sécurité, et baissa la tête. Il n’était pas stupide au point de croire qu’on ne s’était pas aperçu de leur absence ; malgré sa conviction à propos de l’importance et la nécessité de leur expédition, elle n’en restait pas moins interdite. Inutile de courir le risque de se faire arrêter par la garde avant même d’être parvenus dans leur quartier.
Un mélange de soulagement et de tristesse habitait le jeune homme, alors qu’il ramait devant Mevanor pour passer la grille du pont-muraille. Soulagement d’être revenus en vie, tristesse d’être si vite rentrés. L’aller les avait remplis de promesses d’aventure, le retour traînait la mélancolie du devoir accompli. Déjà, il n’avait qu’une idée en tête : repartir et descendre à nouveau dans les profondeurs du gouffre.
Comme la majorité des autres barques, ils amarrèrent au premier port, celui du quartier Viswen, et débarquèrent sans attirer l’attention. Après avoir laissé en plan leur bateau et ce qu’il contenait, ils se mirent en route pour traverser toute la ville à pied. Ils se feraient moins remarquer ainsi et pourraient toujours envoyer quelqu’un chercher leurs affaires, une fois dissipée l’agitation que leur arrivée ne manquerait pas de susciter.
Le trajet se déroula sans encombre jusqu’au quartier Kegal. Si des passants les reconnurent, aucun ne les aborda. La plupart ne leur jetaient même pas un regard. Bann ne pouvait s’empêcher de regretter un retour en ville plus triomphal. Après tout, pourquoi devaient-ils se cacher, comme des criminels, alors qu’ils méritaient d’être acclamés en héros ? Par le Fleuve, ils étaient quand même revenus du gouffre en un seul morceau ! Des statues avaient déjà été érigées pour moins que ça !
Une fois arrivé sur la place principale, il s’interrompit un instant et inspira profondément. Même l’odeur de l’air lui semblait différente. Cette expédition l’avait changé. Grandi. Pourquoi les autres ne pourraient-ils pas eux aussi profiter de leur expérience ? Et puis, dans le cocon du quartier familial, ils ne risquaient plus de se faire appréhender. Sur cette pensée, il rabaissa sa capuche sur ses épaules.
Mevanor s’arrêta pà côté de lui, un peu à contretemps, le toisa avec inquiétude et ouvrit la bouche pour parler. Il fut pris de vitesse par une femme qui passait près d’eux.
— Regardez, s’écria-t-elle sans s’adresser à personne en particulier, c’est les fils Kegal !
Tous ceux qui se trouvaient assez près pour l’entendre se retournèrent. Certains haussèrent les épaules et reprirent leur route tandis que curieux s’approchaient.
— C’est vrai ce qu’on dit en ville, que vous étiez partis au gouffre ? demanda la femme après avoir posé son panier de petits pains au sol et essuyé ses mains pleines de farines sur sa robe grise.
Mevanor regarda son frère d’un air inquiet, mais ce dernier se mit à sourire. L’histoire de la tour en ruine ne tenait pas vraiment debout, aussi s’étaient-ils doutés qu’Ada finirait par vendre la mèche. Si son cadet lui avait supplié de faire profil bas à leur retour pour éviter de s’attirer des ennuis, Bann estimait qu’ils n’avaient pas à avoir honte de leurs actes.
— C’est vrai, répondit-il simplement.
Une vague de stupéfaction parcourut la petite assemblée. Bann allait poursuivre quand il sentit que son frère tirait sur sa manche.
— Excusez-nous, il faut qu’on rentre, annonça-t-il sèchement sans laisser d’autre choix à son aîné que de le suivre.
Ils plantèrent là les curieux et se hâtèrent de regagner la maison familiale.
Après être passés par leur chambre pour faire un brin de toilette et changer les vêtements qu’ils portaient depuis plusieurs jours, ils descendirent aux cuisines. Les deux frères n’avaient récemment rien mangé que du vieux pain et de la viande séchée et Bann aurait donné n’importe quoi pour une nourriture moins insipide. Ils piochèrent dans les réserves, remplirent copieusement deux assiettes et s’installèrent à table.
Tous les membres du personnel qu’ils avaient croisés jusque-là leur avaient jeté des regards curieux ; si leurs yeux avaient paru surpris de les voir, ils avaient réussi à garder pour eux leur étonnement. Aucun ne les avait abordés, ce qui agaçait un peu Bann. Étaient-ils trop fidèles aux administrateurs Kegal pour oser questionner les agissements de leurs fils ou n’en avaient-ils rien à faire ? Le jeune homme planta rageusement son couteau dans un morceau de fromage et en découpa plusieurs tranches.
— Comment c’était, le gouffre ? demanda timidement une fille de cuisine au bout d’un moment.
Les autres domestiques interrompirent leur activité et tendirent l’oreille pour écouter sa réponse. Ainsi, le sujet les intéressait bien. Ravi de trouver enfin un public pendu à ses lèvres, Bann se mit à sourire.
— Le courant est terrible, surtout vers la fin, juste avant la grande cascade. Nous avons failli être emportés plusieurs fois.
Il s’arrêta et lança un regard à Mevanor pour lui signaler de prendre le relais, mais celui-ci ne cachait pas sa désapprobation et gardait les pupilles rivées sur son assiette. Bann roula les yeux devant la réaction de son cadet. À quoi bon bouder dans son coin ? Ne pas le raconter ne changerait rien ; et de toute manière la rumeur avait déjà circulé.
Il allait continuer son récit quand ses parents entrèrent dans la pièce.
Mevanor se leva dans un bond et un raclement de chaise pour accueillir leur mère qui se jetait en larmes dans ses bras. Dans les yeux embués de son père, Bann put lire le soulagement et la fatigue des derniers jours. Il sentit son cœur se serrer. Dans sa témérité et son assurance aveugles, il n’avait à aucun moment pris conscience de l’inquiétude qu’ils pourraient causer à leurs proches. L’idée ne lui avait même pas effleuré l’esprit. Un sentiment de honte s’empara de lui, qu’il s’efforça de chasser après avoir pris une profonde inspiration. C’était du passé et cela en avait valu la peine. Il se rapprocha de sa mère pour l’embrasser à son tour et la réconforter.
Toute la pièce resta silencieuse quelques instants, entre fébrilité et embarras. Maintenant que l’émotion des retrouvailles s’était envolée, la tension montait entre les administrateurs et leurs fils. Enfin, Bann s’écarta de sa mère et fit un pas vers la porte.
— Mevanor et moi devons nous rendre à la commanderie militaire, dit-il calmement.
À la mention de son nom, son petit frère leva les yeux vers lui d’un air suppliant. Bann lui retourna un regard appuyé. Ils devaient s’en tenir au plan. Sinon, leur père allait encore tout gâcher. Ce dernier fronça les sourcils, à la fois en colère et perplexe.
— Hors de question. Vous resterez ici tant que nous n’aurons pas trouvé le moyen d’étouffer cette histoire. Les gens commencent déjà à discuter, pas la peine d’aller raconter vos exploits à vos petits copains sentinelles.
Bann sentit l’irritation lui monter au nez. Alors c’était là toute l’image qu’il avait d’eux ? Deux soldats minables tout juste bons à se faire mousser auprès de leurs camarades ?
— Ce n’est pas ce que tu crois. Nous devons parler d’une affaire de la plus haute importance avec le Général, cracha-t-il.
L’administrateur s’avança et prit le bras de Bann pour le retenir.
— Pourquoi Ekvar s’entretiendrait-il avec vous ? Vous avez outrepassé toutes les règles de la Cité ! Si vous quittez cette maison, ne comptez pas sur nous pour vous aider à éviter la prison !
— La prison ! répéta Bann en secouant la tête. Pendant que vous restiez là à vivre vos petites vies insignifiantes, nous avons exploré les profondeurs du gouffre ! Nous sommes des héros ! Et si vous ne le voyez pas, le commandement de l’armée le fera. Viens, Mev.
D’un coup d’épaule, Bann se dégagea de l’emprise de son père et sortit de la pièce. Mevanor sembla hésiter un instant. Il regarda successivement ses parents et son frère aîné puis quitta la cuisine à la suite de ce dernier en murmurant qu’il était désolé.
Après avoir enfourché son cheval et entamé un galop vers le centre-ville, Bann ne toujours décolérait pas. Évidemment que son père voulait l’empêcher de mener son idée jusqu’au bout. Exactement comme l’autre fois, quand il s’était moqué de lui, pour finalement accaparer la proposition de son fils et s’octroyer toutes les louanges. Cette fois-ci, le jeune homme ne ferait pas la même erreur. Il allait s’adresser directement au Général Ekvar, pour le convaincre de monter une nouvelle expédition. Seuls, ils n’avaient pas pu descendre tout en bas du gouffre, mais avec les moyens de l’armée ils pourraient l’explorer entièrement. Et Bann s’assurerait de ne plus être mis à l’écart.
La commanderie du conseil militaire se situait dans le quartier Kemel, en plein centre de la ville. Elle abritait le quartier général de la garde, qui était le plus grand corps de l’armée devant les bâtisseurs, les douaniers, les éclaireurs et les sentinelles. À l’entrée du bâtiment, une femme les accueillit d’un air ennuyé. À la mention de leurs noms et de l’objet de leur visite, une audience avec le Général Ekvar, la garde grimaça légèrement. Sans cérémonie, elle fit signe aux deux frères de la suivre à l’intérieur. Ces derniers s’engagèrent à sa suite dans une succession de couloirs vaguement familiers, jusqu’à un petit bureau où elle les fit entrer avec un sourire narquois. Debout derrière une table recouverte de papiers, le Premier Commandant de l’armée, Heifri, les toisait de toute sa hauteur.
Confus, Bann ne savait quoi penser. Il n’avait bien sûr pas imaginé pouvoir s’entretenir si facilement avec le Général, mais le regard mauvais que lui lançait son second lui donnait des sueurs froides. À cet instant, il regretta un peu son impulsivité. Mevanor, à côté de lui, avait l’air terrifié. L’aîné carra les épaules et s’avança d’un pas vers leur interlocuteur. Maintenant qu’ils se trouvaient, ils ne pouvaient plus reculer.
— Inutile de vous asseoir, commença soudain le Premier Commandant même si aucun des deux frères ne s’était approché d’une chaise. Reconnaissez-vous avoir manqué votre poste de sentinelle depuis trois jours, date de votre première absence recensée, et déserté la Cité depuis autant de temps ?
Mevanor eut un hoquet de surprise et Bann recula d’un pas, les joues aussi rouges que si l’officier l’avait giflé.
— Nous avons découvert… bredouilla finalement l’aîné.
L’homme en face d’eux l’interrompit sèchement.
— Peu m’importe ce que vous étiez partis faire et dans quel but. Un soldat ne disparaît pas du jour au lendemain. Répondez simplement à la question.
— C’est vrai, nous avons abandonné nos postes, reconnut Mevanor d’une voix blanche.
Après un hochement de tête, Heifri s’assit sur son fauteuil.
— Je ne vais pas épiloguer sur le sujet. Vous êtes démis de vos fonctions de sentinelles et placés en détention, à effet immédiat. Demain, vous passerez devant le conseil militaire qui statuera sur votre sort. La sanction sera appliquée à l’issue de la séance. Escortez-les jusqu’aux geôles, ajouta-t-il à l’adresse de la garde qui attendait toujours près de la porte.
Bann, sonné par les paroles dures de l’officier, ne parvenait plus à réfléchir. Tout s’était déroulé si vite. Pourquoi le Premier Commandant ne voulait-il pas entendre ce qu’ils avaient à dire ? Il avait préparé son discours avec tant d’attention pendant tout le trajet entre le gouffre et la Cité, certain que le commandement de l’armée s’intéresserait à leurs découvertes. Le retour à la réalité se révélait brutal.
Il ne parvint à réaliser qu’il allait bel et bien passer la nuit incarcérés que lorsqu’il se retrouva au sous-sol du bâtiment, nez à nez avec un gardien le regardant d’un air moqueur. L’homme sortit son trousseau de clés et ouvrit deux cellules mitoyennes.
— Je vous en prie, choisissez, ricana-t-il.
Le soldat les enferma et s’éloigna en sifflotant.
Les cellules mesuraient deux pas de large pour trois pas de long, tout juste de quoi disposer un hamac en toile, une petite table et un tabouret. Les parois murales et les portes, constituées de barreaux d’acier espacés d’un demi-pied chacun, laissaient peu de place à l’intimité : les geôliers pouvaient épier les moindres faits et gestes d’un simple coup d’œil à travers les interstices. D’imposants madriers barraient les portes que seule l’action d’un treuil depuis l’extérieur pouvait ouvrir.
Si le rez-de-chaussée du bâtiment n’abritait que les bureaux des officiers de la garde, les soldats de tous les corps de l’armée se retrouvaient emprisonnés dans son sous-sol, pour des délits commis dans l’exercice de leur fonction, allant de l’abus de pouvoir au passage à tabac, en passant par la désertion. Bann songea amèrement qu’ils appartenaient à présent à cette dernière catégorie. Les enfermer comme des criminels, pour avoir séché trois jours de service… Le commandement de l’armée devait avoir une motivation derrière la tête. Le Général voulait-il punir leur père à travers eux, après son escapade dans la forêt pétrifiée ? Ou bien jalousait-il son nouveau statut de héros de la Cité ? Leur arrestation faisait-elle partie d’un complot contre le quartier Kegal ? Rien de ce qui leur arrivait n’avait de sens et la soirée à venir, entre interrogation et frustration, promettait de figurer parmi les plus longues de sa vie.
Bann leva la tête pour observer les autres prisonniers. Il en compta sept, quatre hommes et trois femmes, parmi lesquels aucun visage familier. Certains se reposaient dans leur hamac, d’autres lisaient les quelques feuillets mis à leur disposition pour tuer le temps. Le dernier, assis sur son tabouret, tenait sa front entre ses mains dans une sorte de prière. Discuter n’était pas interdit, mais visiblement personne ne se sentait d’humeur bavarde.
Après un long soupir, le jeune homme s’allongea dans sa couchette pour réfléchir. Il n’avait pas réussi à placer un seul mot à propos de l’expédition. Ils se trouveraient le lendemain devant le conseil, non pas en héros comme ils l’avaient prévu, mais sur le banc des accusés. Il gardait confiance en son plan, même si retourner la situation à leur avantage s’annonçait compliqué.
— T’en fais pas Mev, murmura-t-il à l’attention de son frère qu’il apercevait dans la cellule adjacente à travers les barreaux. C’est juste un mauvais moment, demain tout rentrera dans l’ordre.
Aucune réponse ne fit écho à ses paroles.