27 : Le vent de la vérité

Comme la vôtre.

Mais c’est déjà trop tard.

Le couloir des tableaux devint tout à coup glauque, rempli de souvenirs qu’on préfèrerait oublier. Une émotion doucereuse flottait entre eux trois. Peut-être n’auraient-ils préféré ne rien savoir ? Déjà, elle sentait la réprobation de Pierre embaumer l’espace.

— Judy, tu vas…, commença Nathanaël.

Judy se tourna à demi avec un air désolé et dévala les escaliers.

— Je vais.

Elle s’arrêta à l’intersection qui menait soit à sa chambre soit au salon. Le salon était désert et Judy en profita pour sortir dehors sans que personne ne la remarque, mise à part Nathanaël et Pierre, peut-être.

Le ciel se couvrait, grisâtre, et l’atmosphère était lourde sans être chaude. La forêt de pins entrecoupée de chênes, s’étendait quelques mètres en contrebas, et descendait progressivement vers la mer.

Les cailloux craquaient entre l’herbe sèche et ses semelles. Elle adorait ce son : doux, réel... Il lui rappelait les petites randonnées que son père et elle faisaient quand elle était encore petite et qu’ils ne passaient pas encore leurs journées à réparer sans relâche des objets en métal avec des rouages pour payer les factures. Elle l’appellerait toujours papa.

S’il était encore vivant. Il n’était pas son vrai père, mais il était sa seule famille, plus que ne le serait jamais son père biologique ni sa mère, qui l’avait lâchement abandonnée. En réalité, M. Olivertown et Judy avait plus qu’elle ne le croyait en commun. Ils se battaient pour la même chose, elle, Pierre et les Chaussettes violettes. Pour défendre ceux qui avaient encore ce que, eux, ils avaient perdu : une famille.

La plage de galets se dessinait entre les troncs rocailleux d’écorce, perturbée par une silhouette claire aux cheveux grisonnants secoués par les embruns. Judy la reconnut sans réfléchir, et se rendit compte d’une chose : la place de Mémé n’avait jamais été dans les galeries. Son pays, c’était l’océan. Elle appartenait au paysage comme à une peinture.

— Mélaine Gimotto ! lança-t-elle en parvenant à sa hauteur, couvrant le sifflement du vent.

Mémé se retourna. Ses yeux avaient la couleur des vagues derrière elle et du soleil drôlement orangé pour l’heure qu’il était.

— Ma grande Judy. Quel vent t’amène ?

Ses traits étaient sereins. Si seulement elle pouvait avoir le cœur si calme. La rancune s’éveilla, comme un vieux fantôme, mais elle n’en voulait plus. La raison pour laquelle Mémé l’avait abandonnée était justifiée : elle l’avait fait pour la protéger. Pourtant, la tristesse la tiraillait toujours en bavardage de fond. Elle expulsa les mots avant de ne plus être en capacité de les articuler :

— Un vent un peu spécial, à vrai dire.

Soutenir le regard de Mémé devenait un calvaire alors elle fixa l’horizon étincelant. Midi approchait.

— Le vent du pardon, je crois.

— Ah, fit Mémé. Un bon vent ?

— En général.

Mémé s’approcha et un rire sonore s’échappa de sa gorge. Mal à l’aise, Judy se raidit.

— Viens-là. Tu n’as pas encore vu les plus belles beautés que recèle cette côte.

— Je me méfie toujours de ce que tu as à me montrer.

— Oh, voyons, ce n’est pas un coussin péteur.

Judy pouffa de rire et, enfin, se mit à rire à gorge déployée. Elles marchèrent le long de la plage et lorsqu’elle s’acheva, elles grimpèrent sur la falaise. Quelques minutes plus tard, une crique s’ouvrit devant elles, et une cascade, en face se jetait depuis des mètres.

— Ça me fait penser aux galeries, soupira Mémé.

— Tu lis encore dans mes pensées ? s’étonna Judy.

— Non, s’esclaffa Mémé. 

Tout à coup, alors que le paysage était paisible, le vent tonitruant, les lieux déserts, Judy sut que c’était le moment.

— Tu sais ce qu’il est arrivé à la famille Olivertown ? dit-elle à brûle pourpoint. La mère et le père sont toujours vivants ? Ils devraient avoir ton âge, maintenant.

Le visage strié de rides de Mémé se troubla, puis se durcirent, comme si cela lui évoquait de pénibles souvenirs.

— Non. Je ne les ai pas vraiment connus. Je sais que sa mère était Déconnectée et qu’elle a plus ou moins prêté allégeance aux Lombrics. Léonard détestait sa mère, même plus qu’Eustache ne serait capable de détester quelqu’un. Ils sont les deux morts, maintenant. Le père en premier et Elena, assez jeune également. Une mission des Lombrics qui a mal tournée.

— Comment tu as connu M. Olivertown ?

Mémé fixait un point dans les hautes herbes de l’autre côté de la crique, comme si le passé était de l’autre côté.

— Je n’ai pas connu M. Olivertown en premier, mais ton père Gaspard. Aux Galeries.

Le cœur de Judy fonça tout droit dans un mur.

— Gaspard était des Chaussettes violettes ?

Était. Elle l’avait involontairement classé dans la case « passé ». Mémé se tourna vers elle. Elle se décidait enfin à l’affronter. La colère commençait à palpiter dans ses oreilles.

— Non, mais il leur demandait de l’aide régulièrement. Au début, il leur cachait qui tu étais.

Son pied tressautait, et Judy n’arrivait pas à canaliser l’énergie qui déferlait en elle, la certitude qui enflait dans son esprit.

— Tu savais que Gaspard Blyton n’est pas mon père ?

Elle n’avait pas essayé de contrôler sa voix, qui se fit coupante et trouée d’émotion. Le vent du pardon avait été de courte durée. Une tempête s’annonçait. Mémé ne cilla pas. Elle ne recula pas. Elle ne chercha pas à éviter son regard.

— Oui.

Judy crut voir son monde s’écrouler, en même temps que ses jambes vacillèrent. Un mot, une déflagration.

Elle se prit le visage dans les mains.

— Depuis quand ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Les autres Chaussettes violettes sont au courant elle aussi ?

Mémé lui posa la main sur l’épaule.

— Non, ils ne sont pas au courant. Je suis la seule à le savoir. Judy, ce n’était pas à moi de te le dire. Tu le sais bien.

— Et tu sais qui est…

Une étincelle dans l’expression de Mémé lui donna la réponse.

— Dis-moi.

— Judy.

— Dites-moi, Mélaine Gimotto.

Mémé accusa le coup.

— Qui ? hurla Judy.

Elle retint ses poings pour ne pas la gifler de justesse, ou la secouer à la faire tomber par-dessus la falaise. Mémé inspira les rafales de vent.

— Judy… Je crois que tu l’as toujours su.

— Non !

C’était sorti comme une supplication.

— Armand Aster.

Le visage de Mémé était ouvert, franc et ce n’était pas le visage qu’elle connaissait : celui qui mentait. Mais elle ne pouvait pas dire la vérité !

— Tu mens.

— J’étais là quand ta mère m’a confiée son bébé.

Au mot « mère », Judy ferma les yeux.

— C’est toi qui…

— T’aies amenée à Gaspard, oui.

— Mais je ne lui ressemble pas. Je ne ressemble pas à Kateline. Y a rien.

Mémé la couva d’un regard plein de bienveillance. Elle n’avait jamais vu Mémé aussi à l’écoute et, en même temps, elle n’était pas sûre d’aimer cette facette de sa personnalité.

— Ta mère avait des yeux noirs comme le charbon, la peau sombre, des cheveux noirs. Judy, tu ressembles simplement beaucoup à ta mère.

— Pourquoi tu parles d’elle au passé ? Elle est morte, c’est ça ?

— Je ne sais pas. Elle pourrait. C’est juste que… quand quelqu’un est sorti de ta vie longtemps, c’est comme s’il était mort pour toi, tu comprends ? Elle n’est plus la femme que j’ai rencontrée il y a seize ans.

— Qu’est-ce qui lui est arrivée ?

— Les Lombrics l’ont eue. Il fallait qu’ils l’attrapent pour que je puisse te cacher. Elle t’a transmis l’Anti-lumière après une dernière déconnexion qui l’a privée de tous ses pouvoirs.

Le cœur de Judy se mit à battre très fort.

— Une dernière déconnexion ?

— Oui, murmura Mémé, elle a… elle a déconnecté Armand Aster de sa connexion au Feu. Et elle a perdu le Vent.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas, Judy.

— Je ne lui ressemble pas. Ce n’est pas mon père.

Mémé devait se tromper. Sa mère avait eu une aventure avec quelqu’un d’autre. Mais c’était faux ! Parce qu’elle savait, c’était écrit dans cette stupide lettre : son père faisait partie des Lombrics. Son père savait qui elle était. Son père était le chef des Lombrics et il ne la voyait pas comme sa fille, mais comme l’outil de sa vengeance.

— Tu sais, Judy, tu es l’une des seules personnes sur cette Terre à le savoir. Tu ferais mieux de ne pas trop en parler.

— Oui, je sais. De toute façon, je n’ai aucune raison d’en parler.

Judy se remémora son reflet dans le miroir et se dégouta d’elle-même. Elle avait le même regard vif et tranchant, ce même sourire hideux, surtout quand il se voulait satisfait et la même expression déterminée et cruelle qu’elle arborait en ce moment-même.

Gaspard n’avait rien de tout cela. Il était même le contraire : un homme grand et maigre, las de la vie souterraine, au regard fatigué, au sourire tranquille. Il avait tout fait pour la protéger. Il avait même pris le risque de mourir pour elle.

— Ce n’est pas mon vrai père, dit-elle simplement.

Son véritable père était Gaspard et elle devait le retrouver.

— Merci Mémé.

Elle tourna le dos à la cascade et prit le chemin du retour avec dans la cage thoracique, un petit murmure, un petit souffle, une petite étincelle : l’espoir.

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