26 - Les fantômes du passé

- Comment le prince a-t-il été détrôné ?

C'était à notre réveil. Lorsque j'avais ouvert les yeux, ceux de Sacha me fixaient déjà. Il m'attendait. Je lui avais laissé tout le loisir de scruter mon inconscience.

- À quoi tu penses ? m'étais-je d'abord enquis de ma voix rauque et endormie, espérant au fond qu'en parlant de lui, il parlerait de moi.

- Je sais pas, répondit-il avec une expression aussi limpide qu’un ruisseau, aussi insaisissable.

Son doigt dessina des arabesques sur mon torse, s'amusa un instant à faire durcir l'un de mes tétons, mais l'ardeur d'hier avait laissé place à un sentiment douillet d'intimité.

- Tu penses bien à quelque chose !

- C'est toi le philosophe.

- Bon. Alors tu me racontes une histoire, à la place ?

Je n'osais pas lui demander de retours sur notre partie de plaisir. Tant que la nuit ne serait pas entièrement dissipée, j'y serais encore un peu, alors je ne voulais pas en faire tout de suite une projection du passé. Je voulais croire encore un peu à l'union de nos sens et ne pas entrevoir déjà nos perceptions dédoublées. Pas avant d'avoir vidé les miennes de leur substance.

- Mais tu as l'air de très bien réussir à t'en raconter tout seul.

Je rougis, réalisant seulement le blanc dans notre conversation.

- Non, non. Raconte, insistai-je.

- Et quel genre d'histoire tu veux ?

Je lui avais posé la question de sa chute à ce moment-là, très naturellement. En souhaitant trop son regard sur moi, j’avais failli le perdre : il aurait fini par se refermer sur lui-même, gêné ou carrément agacé. Alors, j’avais inversé le mouvement, forcé les portes de son intériorité. Je m’étais précipité dans leur interstice.

Il se redressa et me considéra longuement avec de grands yeux muets, l'air de ne pas comprendre pourquoi je voulais savoir ça. Néanmoins, il changea de position et revint se caler contre moi, s'assurant le confort nécessaire au bon déroulé de la narration.

- Mon père était conservateur d'un musée, commença-t-il.

En se tournant, il avait fait glisser la couverture et découvert son corps. J'avançai la main pour caresser le creux de sa taille et sa hanche qu'aucun vêtement ne venait tacher. D’un coup, tout s’était éclairé. Je comprenais enfin d’où lui venait une pareille sensibilité artistique.

- Un jour, poursuivit-il, un tableau d'une très grande valeur a été volé. Les journaux en ont parlé pendant des semaines et l'affaire a jeté l'opprobre sur ma famille. Malgré l'enquête, la toile n'a jamais pu être retrouvée. On n’a même pas relevé un seul indice.

Je fronçai les sourcils, essayant de me souvenir si j'avais déjà entendu parler d'un cas comme celui-ci, mais je ne lisais pas la presse culturelle.

- À partir de là, tout est devenu… nettement plus sombre.

Sacha choisissait avec soin les mots qu'il voulait utiliser.

- Le musée, notre maison ont été laissés à l'abandon. Il n'y avait plus rien qui tenait droit. Les volets aux fenêtres étaient tout tordus, sur le point de se détacher, ils formaient le même angle retourné que des bras cassés. Et tous ces angles, partout, dans tout le bâtiment, projetaient des ombres de verre brisé sur les grands sols vides qui n'accueillaient plus aucun meuble. Dehors, les champs avaient été froissés et roulés en boule. Il faisait toujours nuit au-dessus d'eux, même quand le jour essayait de raviver les teintes de leur roux et de leur jaune mort. Mon cheval ne comprenait pas ce qui était en train d'arriver. Parfois, j'allais me réfugier dans son écurie mais ça ne suffisait pas à nous cacher. Des gens venaient nous chercher jusque là et nous regardaient avec un visage laid et des yeux globuleux qui partaient sur les côtés. Certains souriaient, mais je n'y croyais pas.

Je passai complètement mon bras autour de Sacha et demandai :

- Qu'est-ce qu'ils voulaient ?

- Je ne sais pas. Je crois qu'ils avaient été dévorés alors ils voulaient que je regarde les trous qu'ils étaient devenus.

Cette idée saugrenue me donna envie de rire mais mon compagnon affichait une mine si grave, si sérieuse, que je retins mes moqueries contre ses cauchemars d'enfant.

- Mes parents n'avaient pas de chevaux comme moi pour leur faire détourner le regard. Ils ont jeté leurs pensées dans les trous qu'on leur montrait et ils ont fini par ne plus le supporter. Alors ils ont… Ils se sont suicidés ensemble.

Sacha, qui regardait le plafond, ne vit sans doute pas mon expression lancinante. J’étais abasourdi. Il avait utilisé un véritable gros mot, d'une violence inouïe.

- C'est horrible… bruissa ma voix.

Ça ne pouvait pas se terminer comme ça. Il fallait répondre, protester, exiger une autre conclusion. Mais nul mot ne me venait. Je dus me violenter pour dire quelque chose.

- Et ton cheval ? Qu'est devenu ton cheval ?

- Il a été vendu en tant que cheval de course.

Je sentis sous cette réponse la séparation douloureuse qu'il ne pouvait décrire. Toutefois, ma question avait suffi à relancer Sacha qui se décida effectivement à révéler un dénouement différent :

- Et puis après, il y a eu toi.

J'étais dans la mauvaise moitié de sa vie.

- J'étais vraiment nul, hier, hein ? dit-il soudain d'une toute autre voix, cisaillant les démons.

Je battis des paupières, stupéfait.

- Non, pas du tout ! assurai-je. Tu n'étais pas nul.

Je voulus le prendre dans mes bras, le consoler pour me réconforter, mais j'eus tout à coup peur de le toucher et je sentis une douleur dans ma poitrine.

- Tu… Tu n'as pas aimé ? me risquai-je à demander.

Il haussa les épaules.

- C'est pas ça, mais…

Il me fit un sourire qui n'en était pas un et haussa les épaules une deuxième fois.

La matinée ne trouva pas d'issue. Quand je repris conscience, j'avais été téléporté au supermarché et je remplissais un panier avec un paquet de sucre. Le paquet installé, mes pieds repartirent, je passai pour la troisième fois devant l'étalage des fruits et légumes. Je n'arrivais jamais à me rappeler le plan du magasin dont les rayonnages me frappèrent ce jour-là par leur aspect décharné et anguleux. « Ce n'est qu’un trou qui se creuse dans ton esprit », me sermonnai-je. Mais j’eus beau me dire qu’il suffisait de le remplir sous une douche d’éclairage au néon, je ne m'en remettais pas.

Mes pas me guidèrent au rayon des produits d'hygiène. Dans un coin, j'aperçus les boîtes de préservatifs et les tubes de lubrifiants. Je restai planté un temps infini devant eux, à me questionner sur la nature de ma relation avec Sacha. Se pouvait-il, après ce qu'il m'avait dit, que ça n'ait été que l'histoire d'un soir ?

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Loutre
Posté le 27/07/2024
Un beau chapitre. Il y a quelque chose de lyrique, cela dit, que je trouve peu naturel. Les paroles de Sacha font... trop rédigées ? Pas assez orales, à mon sens. Mais pour ce qui est du reste, une véritable poésie se dégage du texte, et c'est touchant de voir tes personnages se rapprocher, se livrer, hésiter, douter, aussi. Des émotions simples que tu retranscris avec élégance.
Je commence même à finalement bien apprécier Martin, eheh !
Je sais que la correction est en suspend, pour un temps, mais j'ai hâte de voir quelle direction tu donneras au texte. Car il a vraiment de beaux moments, et de beaux personnages !
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