Raphaël s'assit à côté de moi sur les marches de l'escalier où nous avions pris l'habitude de nous retrouver.
- Ça ne va pas en ce moment ? me questionna-t-il. Tu tires une de ces tronches… Avant les vacances, déjà, tu étais bizarre.
- J'ai fait l'amour avec quelqu'un, confessai-je en fixant un point dans le vide, loin devant moi.
- Sérieux ? s'exclama Raph. C'est super ! Ça devait être une fille exceptionnelle !
Je clignai des yeux, recouvrant la netteté de ma vision, mais n'osai pas encore faire face à la joie qu'il m'agitait sous le nez.
- Exceptionnel, c'est certain, marmonnai-je. Après, pour le reste…
Mon ami plaqua une main sur sa bouche, les yeux pétillants.
- Alors la rumeur est vraie ?
- Quelle rumeur ?
- Un paquet de gens qui suivent ton cours d’esthétique ont raconté qu'ils t'avaient vu au musée en bonne compagnie.
Raph avait décrypté mes insinuations un peu trop vite à mon goût. Je me décidai enfin à le regarder, agacé par le ton qu'il prenait. Ses sourcils tressautaient sur son front de la plus ridicule des manières.
- Qu'est-ce que ces gars foutaient là-bas ? râlai-je.
- La même chose que toi, j'imagine ? Oh non, excuse-moi, c'est vrai que tu avais rencard, toi !
Je me demandai comment j'avais pu être assez malchanceux pour réserver le même soir que les tickets donnés en cours. De son côté, Raph poursuivait son irritant petit babillage :
- Il paraît que vous avez mis une vieille bourgeoise dans tous ses états en vous câlinant devant un Macke.
- J'emmerde les vieilles bourgeoises.
- Et tu encules leurs fils.
Je le fusillai du regard pour sa grossièreté, mais il ne me prêta aucune attention et dit encore :
- Je connais quelqu'un qui assure la permanence à une assoc' LGBT.
Il ne manquait plus que ça !
- Non, non, non, non, Raph, s'il te plaît !
Je lui fichai mon index sur la bouche pour le forcer à se taire, peu désireux de rencontrer un énième groupe d'activistes.
Raph poussa le doigt qui le gênait, excité par une nouvelle idée :
- Faut que tu me le présentes ! Je veux rencontrer le mec assez désespéré pour avoir une relation avec toi !
Il me taquinait, mais sa réflexion me déprima profondément. Il avait dit tout haut ce que je pensais au fond : peut-être Sacha avait-il couché avec moi par dépit, sans réfléchir, parce qu'il ne connaissait personne d'autre ; pire encore, peut-être avait-il au contraire parfaitement calculé son coup, m'offrant des services sexuels pour s'assurer qu'il ne me prenne pas la fantaisie d'un jour lui dire de partir. Je savais que l'idée de se retrouver de nouveau sans toit le faisait mourir d’angoisse.
- Qu'est-ce que j'ai dit ? s'inquiéta enfin Raph.
- J'ai peur qu'il l'ait fait pour de mauvaises raisons, dis-je, complètement abattu.
Mon ami se gratta la tête, ne comprenant pas ce qui trottait dans la mienne. Il avait néanmoins saisi quelque chose de plus important, de plus fondamental, et se pencha tout près de moi pour me demander :
- Ce mec, tu l'aimes ?
Je n'avais jamais réfléchi en ces termes, mais la réponse me parut évidente :
- À la folie.
- Alors pourquoi tu ne lui poses pas la question directement ? Ce sera mieux, si tu veux être sûr que votre relation n'est pas basée sur un malentendu. Et puis, si la réponse est négative, je te prêterai mon épaule pour pleurer.
Je me jetai sur l'épaule offerte, ému aux larmes par l'authenticité de ses conseils. Raph eut un mal fou à m'en décrocher.
En retrouvant Sacha le soir, je goûtai dès mon arrivée un baiser à ses lèvres. Une émotion bondit dans mon ventre que je réprimai sévèrement : ce n'était pas le moment de perdre mon sérieux. Si quelque chose avait changé dans sa façon d'entrouvrir la bouche ou de tourner la langue, je devais le savoir. Mais je ne remarquai rien et Sacha lui-même me trouva l'air si grave qu'il se fit du souci :
- Qu'est-ce qu'il y a ?
Je fus sur le point de lui demander ce qu'il éprouvait pour moi, mais ravalai mes mots au dernier moment. Je ne pensais pas qu'il puisse être sincère dans sa réponse tant qu'il craindrait l'instabilité de sa situation. Tant qu'il ne serait pas pleinement heureux. Je choisis alors d'autres mots, qui n'avaient rien à voir :
- De quoi t'as envie ?
- Par rapport à quoi ?
Je lui souris et lui parlai avec des accents enthousiastes pour le pousser à se livrer :
- En général, dans ta vie ?
- Je sais pas.
- Allez, il y a bien des choses que tu aimerais faire ?
Sacha était en train de griffonner sur une feuille quand j'étais entré dans la pièce. Il posa le crayon à papier qu'il avait encore à la main et s'assit sur le plan de travail. Le soleil n'était pas encore couché et les rayons du soir s'allongèrent sur ses genoux tandis que les détails de son expression disparaissaient dans l’ombre portée du placard.
- Pourquoi tu me demandes ça ?
- Pour faire des projets d’avenir.
Je gloussai intérieurement en me demandant si je ne m’étais pas un peu trop enflammé. Mais bientôt, je n’eus plus envie de rire. Mes paroles légères avaient produit sur Sacha un effet inquiétant. Il était passé du soupçon à la crispation. J'avais précipité sur lui les angoisses alors que j'espérais avoir une conversation qui le rassure.
- J'aime pas penser à ça, coupa-t-il court à la discussion avant que j'aie pu ajouter quoi que ce soit.
Il partit bouder, je n'insistai pas. Je le rejoignis sur le lit, déposai un baiser sur son front, à l'endroit de sa blessure, celle que je lui avais faite en lui tombant dessus, le premier jour. Enfin, je m'excusai :
- Pardon de t'avoir embêté. N'y pense plus.
J'ajoutai, le cœur tremblant, sans être pourtant sûr que ces phrases rencontrent un écho :
- Tu as tout le temps. Et tu ne me dois rien.
Sacha parut se détendre. Il ne sourit pas mais me grattouilla amicalement la tête.