26 | L'oppressoir

Notes de l’auteur : Chapitre mis à jour le 17.02.24.

NOVA  ELLÉE.

— …… corps à corps. Bouge gnard ! Saute, sursaute, ricoche, t’es lent comme rarement j’ai vu quelqu’un lenter ! Allez, du nerf ! Danse-moi tes pieds… Baisse-toi, attaque-moi, revanche-nous, bataille-vous, c’est ça ! Envoie la lancée fuif que je t’ai montrée l’autre jour ou la séquence tanetamarre… Pied droit avant, vade retro ! Droite arrière, ‘tite talonnée dérape la poussière, hanche décal’ la gauche, coup-de-poing, coup-de-tête, décal’ ... ‘cal’ ‘cal’ kretarr ! Sans oublier la prise de poignet, vlan je serre je tords jusqu’à ta grimace. Mais toi tu te tournes. Dos-dos. Tu t’empares de mes coudes. La poussée des jambes et hop ! tu l’as sur ton dos le type, tu l’as te dis-je ! Cruic tu lui déboites l’épaules, vlam tu l’élances au sol, clecshlec outch! tu l’cribouilles à terre. L’est mort le mec… l’est mort ! Péri là dans la terrouge, il y reste et s’y abâtardit ! Gnard ! Ton esquinelle ! Sous la gorge ! Qu’est-ce que t’attends ? Sous ma gorge ! Là, juste là ! Qu’est-ce qui tourne pas rond avec toi, pourquoi tu le fais pas ? Quoi, alors ça te répugne ? C’est ça ? P’tit coeur tourmenté, ô combien meurtri ? Ça t’es incap’ de ça, l’esquinelle jusqu’au sang, la trilame jusqu’au rouge, le zlam jusqu’à la brisure… des os, des muscles ? Crânures, crânés ? Mais ose, ose… ose ! T’es faible, trop faible, pis t’es pas méchant… Mais ose, ose barrer les chemins, poser des tranchées sur le cou des gens, sans quoi c’est le massacre qui t’attend là-bas ! Tu y survis pas ! À l’Aska ! Et vliiiish la volée que tu te prends, slac ça frappe sec ! Frrèèè frec ! Pshhh, coulée de souffle, inspi-i-i-i-i-i-i-ire, go-o-o-onfle, expi-i-i-i-ire… vrac ! Crac ! Bloque ‘sloque disloque déloque ! Fffiii iyyyy c’est les sifflées du coeur, de la tête, du mouvement cruel, filtré sans souffle… Slisk comme t’es mou, mort, engourdi, endormi, cagnard ! Tu trembles ! Tu pleures ! Tu… pleures ? Tu… slisk… quoi, tu pleures ? C’est la meilleure celle-là ! Ellée qui pleure ! Pauv’ petit mignard, chiard… loupiot ! Martyrisé, trop bastonné par la vie, c’est ça que tu te dis ? Debout, pauv’ angelot diabolisé par le vilain Michio ! Debout j’ai dit ! Kretarr, la fouillasse ! C’est mourir que tu veux ou quoi ? Relève-toi ! Allez ! Reste pas à terre ! Franchement tu fais pitié à voir ! C’est une autre torgnole que tu veux ? Et toi Séph’, dégage t’en mêle pas !!!

Coup à l’estomac, côtes fêlées… je mange la terrouge. J’étouffe. Contusionne. Ventile ripé. Ma suffoc/ en disloqué. La tempe contre le sol granuleux, la poussière pique mes yeux et mes yeux coulent le calvaire. Michio lui reste debout devant moi, éternellement grand, effarouché et bourru. Il m’écrasicrasse de sa lourde ombre, ayant abandonné toute courtoisie dans le pondéré des égards. Ciel gris soleil méchant. Bêtement, il s’égosille à se luxer la langue, mais moi je ne l’entendiâmerai plus. Je me bouche les oreilles et il beugle encore et il n’y a personnipersonna pour protester ? Quelconque-qui, s’il vous plaît ? Il y aurâme juste Séphora qui, ayant voulu intervenir malgré tout, finit par redescendre la mine déconfite, désolée, ne sachant pas quoi faire d’autre sinon joli-jouer de la harpe, solitaire au fond du gîte.

Soudain, Michio me soulève par le col de mon poncho gris, sans la moindre difficulté. Houch qu’il ne houche pas, comme s’il possédait la force d’une légion d’hommes dans les bras. Mes pieds au sol, il me lâche pas, sûrement parce qu’il sait que s’il le fait, je titubèrent et tombez… toujours debout que je vois noir-valser les points qui .·  ̇. ̇  ..  ̇ ̇ ̇. ·… Et j ̇e… je… p ̇ardo.n ? Est-ce un filet, comme une coulée de sang mélangée à de la sueur, qui longe ma tempe et ma mâchoire · ?  ̇ ̇. · Est-ce pour ça que Michio blêmit en fixant, sans avoir l’air d’y croire, ce défilé humide qui glisse sur ma ouj et perle ses mains en rouge ?

Moi-même, je suis surprisa ! En Eurythmie, où tout est beau et idéal, personne ne saigne jamais. Les Eurythméens nomment cela la Loi de la guérison : toute meurtrissure de type contusion, plaie, ecchymose, brûlure et fracture se guérit toute seule. On n’a même pas le temps de voir à quoi ça ressemble que la blessure est déjà évanouie. De même, toutes les douleurs dues à la vieillesse ou la maladie ne s’éprouvent plus, bien que cela ne retient pas la dégénérescence cellulaire et tissulaire, par exemple, d’encore s’étendre en Sublunaire. Pour mieux dire, cette Loi est le médecin de tous les Eurythméens. Elle ne nous empêchera pas de suffoquer lorsqu’on court là-haut là-bas ! ni d’avoir les muscles dévorés lorsqu’on se hisse pour la millième fois au sommet de la falaise, mais tout de même. Ça fait le job.

Voilà pourquoi Michio se permet d’être aussi… aussi… lui. Toutes ses volées en-poings en-lames offertes pour m’entraîner à l’art du combat se sont à chaque fois effacées de ma peau, comme si elles n’avaient jamais existé et qu’elles ne comptaient pas vraiment. Or là, à l’inexplicable : du sang suinte à ma tempe. Mais pas que. D’autres enfilades s’ouvrent et des cognées bleuissent mon corps. Bam. Bam. Bam ça secoue ma tête la poitrine, tout partout, pendant que je prends la mesure de ce qu’il se passe. Je pense je sais ces bobos sont tout ce que Michio m’a frappé ces derniers jours, s’amassant pour n’apparaître qu’aujourd’hui. Ils auraient dû s’envoler mais je, je, je crois, je les ai à la place refoulés à l’intérieur car je ne pouvais les oublier, jamais aucun de ses impacts je ne les oublierai. tant je les ai vus. entendus. ils étaient . ils le sont toujours. ça déborde ils explosent, toute ma semaine de heurts qui se comprime et détonne dans un micro moment. turbulent. et cet instant, cette éclatée d’affres et d’humiliation ensemble, je l’avoue… eh bien… oui, voilà. Ça me fait mal.

Effrayé, Michio me lâche. Il se recule de quelques pas. Je recule moi aussi. Plus par perte d’équilibre qu’autre chose. Chancelé, je tombe dans la terrouge. Une joue dans la poussière, je vois mes mains et mes avants-bras : labourés. Tout le reste que c’est : ravagé. Tout se taillade et se violaçure. Mon ventre mes cuisses mon dos mes hanches mes épaules ma tête et tutti quanti. Des enflures, foulures, je suis fluxé. de. partout. et. j’entends. le. sang. glisser. il tache. il pue. et. j’ai. de. la. peine. à. respirer. et. je. trouve. la. force, malgré. tout, de. redresser. mon. buste, m’installer. sur. mes. genoux, je pense parce qu’il y a cette colère, de plus en plus familière, qui s’élève haute ! chaude ! et qui me lègue l’agressivité nécessaire pour m’opposer à Michio. L’oeil hérissé. Gorgé d’humidité. Les mains qui pressent les cuisses. Les étrangler. Bientôt. Épaules soubresautées. Mon poncho souillé au brun rougeoyant, là où Michio m’a balafré avec sa lame hier avant-hier avant-avant-hier avant-avant-avant-hier avant-avant-avant-avant-hier avant-avant-avant-avant-avant-quand. J’observe Michio avec foudre. Mon courroux se mélimélange à la stupéfaction de Michio à l’effroi de Michio à l’agitation de Michio, et tous ces sentiments ensemble me convulsent les entrailles battent mes tempes comme des cymbales je suffoque avec étonnante fluidité c’est un flot de vent houleux qui colère dans mon sang ça me laisse sur les joues des larmes qui auraient pu me faire lâcher les yeux alors je dis je dis je ne crie pas mais je dis, avec un vibrato pourpre dans la voix :

— Et puis maintenant, sa Seigneuresse Michio, qu’allons-nous faire et qu’allez-vous me dire ? Arrête Ellée ? Cesse donc d’être un enfant pleurnichard ? Comme si on pouvait seulement avoir une emprise sur ce qui nous fait du bien et ce qui nous fait du mal ? Ou encore me sifflerez-vous : voyons tu sais bien que les croulées portées ce n’est rien, juste une façon de s’entraîner alors arrête de ressentir les choses trop vif, les choses trop fort ? T’es tellement sensiblette que c’en est écoeurant ! Sans oublier votre : kretarr qu’est-ce que tu fiches à encore défier les Lois eurythméeennes, hein ? Tout ce sang qui ne devrait pas exister ?!! Eh bien… Michio… vous voulez que je vous réponde ? Vous voulez que je vous dise, suite à tout ce que vous venez de penser très très fort, probablement ?

Mes mains vibrent près des genoux. Déglutition. J’ignore les sifflées qui me scient les membres. Michio ne rétorque rien. Sa balafre à l’oeil, qui coupe son front et sa joue à la verticale, chavire. Je gronde :

— Aussi cicatrisante l’Eurythmie pourrait-elle être, vos frappements ne se justifient pas. Et je me demande ce qui vous manque pour le comprendre, vous qui êtes Empathe et qui devriez prôner l’empathie, la compréhension mutuelle, plutôt que les assauts. Vous devriez saisir que votre Loi de la guérison, en vérité elle ne guérit rien, parce que la vision du geste demeure et c’est elle qui nous fait le plus mal. Voir qu’on est capables du pire et qu’on ne s’en blâme pas. Traitez-moi de lâche et de dégonflé, il est vrai que j’ai peur d’être cogné, peur de férocer, même si c’est pour vous le rendre bien. Et votre brutalité pour me pousser à la brutalité n’y changera rien : vous avez peut-être réussi à éveiller ma colère ainsi, bravo bravo ! mais elle ne me mènera pas là où vous le voudriez, car je ne peux m’empêcher de me dire qu’il faut plus de courage pour s’avouer l’absurdité de nos violences plutôt que leur soi-disante efficacité. Et si même un Empathe n’est pas capable de voir ça, je me demande : c’est quoi cette Eurythmie et c’est quoi ces gens qui y retirent toute forme de bonté ? N’y a-t-il vraiment rien de récupérable en elle ?

Son regard, sous mon discours, a blêmi. Pour une fois, Michio était estomaqué par mes propos et ne trouvait rien à y redire. Je me lève. Là. Comme ça. Brésillé à l’extérieur mais vigoureux à l’intérieur. Que je suis que je serai. Avec ce petit brasier dans la poitrine, groseille zèle, qui chaleureuse mon dedans pulse-à-vie. À l’étonnée, ou peut-être pas, mes jambes tiennent, tandis que je me grandis sous le soleil-brume, plus assuré que jamais, ignorant mon dos qui lourde et mes côtes qui broient. Que je suis que je serai. Pas d’accord et campé sur mes idéaux. Michio veut me préparer à être Garde-ciel ? Ok, très bien ! J’accepte, mais ce n’est pas une raison pour être aussi sanglant et humiliant. Humiliant. Surtout humiliant.

Car enfin, combien de fois, Michio ? Combien de fois ton regard s’est empli de dégoût-eurk ! lorsque tu me jaugeais et pensais à l’ultra fort : voyons Ellée, grandis et deviens un homme, un vrai ! Un être pur et dur, fondu dans le roc de ceux qui ne pleurent jamais ! Un athlète qui respire avec ses muscles et qui frappe, frappe, frappe, frappe… Combien. de. fois ? Trop. Trop. Trop. Et ça, je ne l’accepterai pas. Tu m’entends ? Par-delà la douleur, par-delà le fait d’être Garde-ciel, je n’accepterai pas que tu fasses de moi un homme. Parce que des hommes, les vrais les comme ça, il n’en existe pas. Et c’est peut-être ça, finalement, qui me révolte avant tout : ton attitude qui méprise mon côté fleur bleu, longé à « l’effémine ». Tes ridules tirées à la raillerie. Tout ce que tu as sué de répugnance, surtout lorsque je corps-femme. Alors, à toi qui veux me donner une leçon de vie à travers la rage, la violence et le sang, à mon tour de t’en offrir une : il est de ses limites à ne pas franchir. Et là, cher frère d’arme, que ce soit toi entaille ou toi pressoir, t’en as clairement franchi une.

Que je te blâme du regard. Noir furie.

À la subite, Michio hoquette, me dévisageant comme s’il voyait un fantôme, avant de pointer, d’un doigt chancelant, mon poncho gris. Sauf qu’il n’est plus gris, mon poncho gris. Taché de sang. Mais vif, coloré. Polychrome et profilafilé par un tas de motifs qui se renouvellent sans jamais s’arrêter en un ornement fixe. Sidéré, je le suis autant que Michio, car je ne comprends pas, non, comment c’est possible ça, bien que je sente, intérieurement, là où ronronne cette boule de chaleur, que je suis à la source de cette petite broderie. Mon poncho s’orne et se tisse et s’enjolive tout seul. Il est myriade de fioritures et falbalas qui s’entortillent dans des lignes extravagantes, d’un genre furtif qui ne se saisit pas. À peine finies que les arabesques partent dans un nouveau voyage, nouveau remplissage, changeant de teinte même si celle qui prédomine est le bleu… bleu  bleu minuit… bleu nuit… bleu roi… bleu smalt… fibre d’or, jaune piqué… et de l’écarlate parfois, de la prune, et je n’en reviens pas et je ne comprends pas ou alors je comprends très bien : ce poncho à l’aquarelle-mer qui se réinvente chaque seconde, comme des vagues que je porte sur moi, il est le signe que je refuse. Tout. La souffrance. L’oppression. La violence. Michio. Les Garde-ciel. Les Maisons astrologiques. L’Eurythmie. Cette Loi qui autorise les coups et qui, selon moi, jamais ne les justifiera. L’oppression. L’oppression. L’oppressoir. Tout. Et je n’ai pas fini de me surprendre moi-même car mes cheveux, je ne saurais le voir mais je sens une flambée courir dessus, comme s’ils devenaient plus bleus encore. Bleu comme le plus outremer des bleus. Ça me donne la force de jeter ma trilame devant les pieds de Michio, lui dont le visage se décompose chaque seconde un peu plus. Sans un mot, je me retourne. J’ai la bouche en sang, je suffoque de l’intérieur, j’ai des larmes qui débordent des yeux, du nez, tout est bouché et l’émotion me serre la gorge. Cette émotion… ce sont les miens de sentiments, autant que ceux de Michio. C’est la première fois que je les ressens avec une telle puissance. Et transparence. Une netteté et lisibilité sans commune mesure. Comme si jamais je ne pourrai en douter, ni d’ailleurs, les oublier. Et c’est de la honte. De la honte que Michio ressent. En même temps que de la peur et, j’en suis assez persuadé, même si cela m’étonne, une boule colossale de remords.

C’est vrai qu’après avoir discerné tout ça, je pourrais revenir en arrière, faire preuve d’indulgence. Je n’en fais rien. Malgré ce titillement dans la tête, comme un bourdonnement sourd, je m’en vais. Je sais pourtant que c’est Michio qui essaie d’entrer en télépathie avec moi, pour demander pardon, peut-être, et qu’il n’y arrive pas. Je sais qu’à perdre cette maîtrise-là, il sera plus dépité encore, car c’est la marque que son aptitude à entrer en résonance avec le monde s’étiole, un petit peu, toujours plus à mesure qu’il prend conscience de sa dureté à mon égard, à l’égard des autres ? Ou alors, c’est moi qui refuse à ce qu’il entre en télépathie avec moi… Si ce n’est les deux ? Lui qui perd son pouvoir et moi qui le bloque ?

À la rigueur, je m’en fiche. Je m’en fiche parce que je fais un choix nouveau : l’Eurythmie, je n’y retourne plus. Non. plus. jamais. et même si je ne dois plus dormir, pour ça. C’est ma seule certitude, celle qui me tiendra éveillé en Sublunaire, devant un ciel qui est la cendre d’hier et de demain : ce mivage, je le hais et jusqu’au bout, tant qu’il s’obstinera à suivre le chemin qu’il a pris sans s’inviter au changement, je le refuserai. Voilà. D’autres possibilités existent, comme Achronie, et je m’en irai moi, flomadi’flomada, trouver ce monde de paix, sans division entre signes astrologiques, qui renferme tout mon espoir de tranquillité et pure douceur.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Edouard PArle
Posté le 27/09/2024
Coucou Louison !
Très sympa aussi ce chapitre, beau miroir du précédent. Nova ressent une colère comparable à celle de Jules, un sentiment de révolte face à ceux qui veulent l'asservir. Ça fait du bien de voir sa tête se relever face à Michio et tout ce qui lui a fait subir. J'ai beaucoup aimé l'image du sang qui coule vraiment en forme d'électrochoc.
J'aime bien aussi que ce chapitre de colère se termine sur cette phrase et sur ce mot : douceur.
Un plaisir,
A bientôt !
Vous lisez