26 mars 2031

Par Lewis

La Maison-Blanche apparaît sur l’écran de télévision et je m’immobilise. La caméra zoome avant de faire un fondu sur le président des États-Unis. La télévision de Sarah est si grande que je peux distinguer chaque grain de la peau du chef d’État. Ses cheveux grisonnants sont impeccablement coiffés et aucun épi ne dépasse. Il a le regard intense et sérieux, mais j’y dénote pourtant une certaine fatigue. À plus de trente-neuf ans, il n’a pas une seule ride et des milliers de personnes doivent s’interroger sur son secret de jouvence. Il est habillé sur mesure d’une chemise blanche surmontée d’une veste bleu marine, et de sa cravate coincée entre les deux. Le bas de son corps est caché par un bureau en acajou magnifique sur lequel est fièrement couché l’emblème des États-Unis : un aigle aux ailes déployées et au regard de feu.

— Mesdames, Messieurs. En ce jour gris et maussade, je me tiens devant votre écran pour vous faire part d’une nouvelle inquiétante. Lors de mon élection, je vous ai promis vérité et loyauté, et c’est pourquoi je me dois de tenir parole.

Malgré le maquillage qu’on a pu lui étaler, ses émotions restent décelables. Ses yeux sombres cachent une tristesse profonde et un désespoir pénible. Le reste de son visage demeure impassible, mais il y a des signes qui ne trompent pas.

— Les États-Unis d’Amérique sont un grand pays. Dans son histoire, il a dû affronter des épreuves et relever les défis qui se présentaient à lui. Les générations passées ont chaque fois su résoudre leurs problèmes et se redresser. Mais aujourd’hui, nous faisons face à une nouvelle difficulté et je vous demanderai, à tous, d’être fort.

Il prend une pause. Je suis suspendue à ses lèvres, nerveuse, comme des millions de spectateurs, je suppose. Le souffle du président est saccadé malgré lui et on l’entend déglutir à travers son micro.

— Je vous demanderai d’être fort, car la fin est certainement proche.

Nous n’avons plus aucun espoir.

C’est la première pensée qui me traverse l’esprit. Mes bras se mettent à trembler et je les resserre autour de ma poitrine. J’ai soudain froid. Optimiste, j’ai cru un instant que peut-être l’homme le plus puissant du pays nous apporterait une solution, mais manifestement il est aussi démuni que nous.

Je regarde mes amies ; elles semblent également affligées. Dans un élan de courage, Lucy nous attrape la main et s’y agrippe.

De son côté, le président continue son discours :

— Il y a plusieurs mois de ça, j’ai entendu votre plainte au sujet d’un manque de fruits et de légumes. Les semaines sont passées et aucun changement ne s’est effectué, les centres commerciaux ont été difficilement réapprovisionnés. J’ai compris vos lamentations. J’ai vu vos manifestations. J’ai également senti la peur et la colère à travers vos voix. C’est l’unique raison de ma présence en ce moment même. Je me tiens devant vous pour tout avouer. Et j’ai l’immense regret de vous annoncer que nos problèmes ne s’arrangeront pas.

» Commençons par le début. Tout remonte à cinq ans, en juin 2026, lors de la formation d’une entreprise que nous connaissons tous, Germ Compagny. Après seulement quelques mois suivant leur ouverture très prometteuse et des millions d’insecticides vendus, ils ont créé un nouvel échantillon permettant d’éloigner les nuisibles de vos jardins. Les premiers tests ont apporté des résultats positifs et il leur a été autorisé de mettre cet article sur le marché. Cependant, dans leur précipitation, ils n’ont pas pensé aux effets à long terme.

La compagnie Germ ne m’est pas inconnue non plus, leurs produits miracles précédant leur célébrité. Bien qu’habitant dans un appartement, je me rappelle avoir vu nombre de leurs pubs se succédaient à la télévision.

— Sans le savoir, ils n’ont pas uniquement fait fuir les insectes. Une des molécules principales de cet insecticide, la Globucolynile — cette particule qui donne tout son sens au pesticide —, devient un poison mortel lorsqu’elle est associée au pollen des fleurs.

Les yeux du chef d’État défilent imperceptiblement entre le prompteur et la caméra. Sa voix ne trébuche pas lorsqu’il prononce le composé chimique de l’insecticide, il sait de quoi il parle.

— Je n’ai été mis au courant que trois ans plus tard, par un entomologiste brillant, qui a pu m’expliquer en détail la situation. Ces mots scientifiques viennent de sa propre bouche et c’est grâce à lui que je me tiens aujourd’hui devant vous. Afin que vous connaissiez la vérité.

Quelques secondes de silence.

— En ce 26 mars 2031, la société Germ a fermé ses portes et sera traînée en justice…

— MAIS ÇA NE CHANGERA RIEN À CE QU’ILS ONT FAIT ! crions-nous toutes les trois en même temps dans le lit.

— … mais ça ne changera rien à ce qu’ils ont fait, répond le président en écho. Le mal est déjà fait. La Globucolynile a été répandue dans des millions et des millions de jardins. Ainsi que je vous le disais il y a quelques instants, Germ n’a pas surveillé les effets à long terme de cette molécule, et par leur faute d’innombrables variétés d’insectes se sont éteintes à petit feu en l’espace de deux ans. En outre celles de nos pollinisateurs, les abeilles et papillons. Et nombreux d’entre vous n’êtes pas sans savoir que les abeilles contribuent à la pollinisation de 80 % des espèces de plantes à fleurs, et que plus de 30 % de notre alimentation provient de ces dernières.

Je relève la tête, incrédule. Il y a quelque chose que je ne comprends pas. 30 % ? Il manque bien plus que cette quantité dans les grandes surfaces. J’interroge mes amies du regard, mais elles aussi semblent tout autant déboussolées.

— En avril 2029, reprend l’homme politique, toute la production de Germ a été stoppée et il a été demandé à la société de supprimer le stock entier de ce poison. Et je regrette sincèrement ce qui a suivi. Nous aurions dû surveiller de plus près la compagnie Germ. Dans notre dos, ils ont déversé tous leurs produits à la mer.

Un cri d’horreur s’échappe de ma bouche et j’y place mes mains contre. À cet instant épouvantable, l’effroi et le dégoût se mélangent en moi, au milieu d’une multitude d’émotions. Je m’écroule sur le matelas, me retiens de hurler au meurtre, de détruire tout ce qui m’entoure. Comment l’homme peut-il être tant égoïste ? Comment peut-il être, paradoxalement, aussi stupide qu’il est intelligent ?

— Entrant en relation avec l’eau de mer et le méthane qui couvre le fond de nos océans, ainsi que d’autres éléments chimiques, l’engrais a subi une mutation. Il s’est modifié en une sorte de désherbant ; avec le cycle de l’eau, il s’est évaporé dans l’air et est retombé sur nos six continents lorsqu’il s’est mis à pleuvoir. Les conséquences se sont multipliées jour après jour. Les végétaux se sont vus mourir et disparaître peu à peu, et plus uniquement les fleurs pollinisées par les abeilles. Ce qui implique un danger pour la chaîne alimentaire, dont nous faisons malheureusement partie.

Je suis tétanisée. C’est au-delà de ce que nous avaient dévoilé les médias et Ethan Lancy. Auparavant, je gardais toujours une lueur d’espoir et priais follement pour que quelqu’un trouve une solution à nos problèmes. Cependant, les paroles du président viennent piétiner cet optimisme. La voix de ce dernier est floue, je ne l’entends presque plus. Il continue son discours, mais ce n’est qu’un charabia pour mes oreilles. J’aperçois du coin de l’œil la consternation sur les visages de Sarah et de Lucy, leurs mains tremblantes et leur futur éteint.

J’avale difficilement ma salive, comme si c’était du plomb. J’ai brusquement envie de cracher par terre en repensant aux paroles du président : si les océans ont été infestés, n’y a-t-il pas un risque pour nous ? L’eau du robinet que nous buvons, la baignoire de Sarah dans laquelle je me suis lavée, la pluie qui m’est tombée dessus ? Un frisson d’horreur me parcourt.

— À ce stade, seules les côtes littorales des continents sont les plus atteintes. Mais, à terme, notre Terre ressemblera à un immense tas de poussières.

Baltimore est donc touché, ainsi que toutes les villes côtières. Est-ce que cela signifie que certaines communes s’en tirent mieux, que les arbres ne sont pas encore tous secs et décrépits ? Est-ce qu’il ne serait pas préférable de quitter immédiatement Baltimore pour un meilleur endroit ? Mais à quoi bon ? Bientôt, la Globucolynile envahira la Terre entière et personne ne pourra se cacher devant sa propre mort.

— Nos plus grands scientifiques recherchent des solutions pour nous sortir de cet embarras tragique, mais n’en ont trouvé aucune pour le moment. Même si toutes ces nouvelles vous paraissent très alarmantes, je vous prierai, Mesdames, Messieurs, de garder votre calme et de maintenir l’équilibre actuel de notre pays. Les États-Unis doivent rester le plus soudés possible afin que nous découvrions un moyen de nous sauver. L’espèce humaine s’est toujours remise de difficultés auxquelles elle était confrontée, et ce depuis des milliers d’années, et ce n’est pas pour demain que cela cessera. L’homme est littéralement né pour se battre. Se battre pour sa survie.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Lislee
Posté le 05/04/2023
Hello !
Intéressant ce chapitre qui vient contextualiser davantage le récit. Je m'interroge par contre sur les propos du président. Il m'a l'air très honnête et j'ai du mal à croire qu'un politicien puisse l'être à ce point là, surtout dans une telle situation ahah. À moins qu'il ne cache quelque chose...
Lewis
Posté le 06/04/2023
Hey,
Ahahah, mais "qui aurait pu prédire cette crise climatique" ? 🤡
Mais cela reste difficile à croire, en effet. Cette remarque pourrait même être rajoutée par Jennie ^^
Vous lisez