Paris, printemps 2011. – Point de vue d'Émilie.
Du rouge coule sur le bord du lavabo. Plic, ploc. La lame des ciseaux se reflète dans le miroir de la salle de bain, brillant d'une lueur accusatrice. Je ne comprends pas pourquoi je viens de faire ça. En rentrant de la soirée avec Solène et Valentin, je voulais que ça s'arrête.
« c'est ce que veulent toutes les petites filles tristes », me susurrait une voix terne à l'oreille. Je me sentais comme dans la chanson du groupe Niagara, Soleil d'hiver. Je voyais mon visage transparent comme les blés, et j'ai soudain tout coupé. Presque un mètre de ma vie d'un coup est tombé à mes pieds, et j'ai teint en rouge les quelques centimètres qui se dressaient encore hirsutement sur mon crâne. Je serai la fille qu'on voyait trop, tant pis pour celle qui n'a pas d'image et qu'on ne remarque pas. Moi, on me verra tellement que je ne pourrai plus jamais me cacher, j'assumerai tout.
Aujourd'hui, c'est le grand soir. Demain matin, on prend le train direction l'Auvergne. Être pendant une semaine en permanence avec les gens de la fac. Je ne voulais pas y aller. J'ai peur, on a passé toute la nuit à s'échanger des textos avec Alexis, heureusement on sera ensemble. Sur place on aura un bungalow. Il y a une cantine centrale, mais je ne préfère pas y penser. Mes valises sont prêtes, très peu de fringues, surtout de la bouffe. Du café, aussi.
Alice et Roméo, eux, ont prévu la sono. On dirait presque un couple, ils sont dans leur bulle. Les autres s'amusent de soirées en soirées. Moi je reste seule au bungalow avec Mila et Camille. Camille est intraitable, comme à son habitude : les cours, rien que les cours, elle prend de l'avance pour le rapport de stage. Elle sait qu'elle aura encore une bonne note et qu'elle le mérite. Mila, c'est l'asociale de la promo, j'ai quasiment l'air cool à côté d'elle ! Je l'ai rarement vu faire quoi que ce soit d'autre que des remarques désagréables. Personne ne l'aime, même si au fond elle n'a pas tort.
Avec Alexis, c'est bizarre. Ils disent tous qu'il y a Ariane qui lui plaît, et que je le colle. Personne ne dit pourquoi c'est moi qu'il appelle la nuit en revenant au bungalow. Ni ce qu'ils foutaient, justement, Ariane et lui, à se tripoter dans mon lit. Ils en ont aussi, des lits, eux. Comme si, même quand on me voit trop, on ne me voit toujours pas assez. Même quand c'est à moi que ça arrive, ou que ça se passe dans mon lit, je ne suis jamais directement concernée. Je gêne.
On vient de finir l'ascension d'un cratère de volcan, je n'en peux plus d'être ignorée. C'est du déni d'existence morale ! Je n'ai rien contre Ariane en soi, c'est une pauvre fille déguisée en Bimbo qui essaye désespérement de se faire remarquer d'Alexis, mais elle prend ma place dans l'indifférence totale. C'est moi qu'on traite de jalouse. Puis je cours, ça me prend d'un coup. Il faut que je sorte de moi-même, je saute dans un ravin et j'atterris dans des buissons, le corps plein d'égratignures. Du rouge coule. Plic, ploc. Et, traversant l'épaisseur de coton qui me sépare de la réalité, la voix d'Alexis qui m'engueule. Il me traite d'inconsciente, dit que j'aurais pu me faire mal. Tout me paraît franchement irréel et je me surprends à vouloir lui répondre comme Alice que ça m'est égal, car je suis une princesse en mousse.
Projet de couverture du livre : Ariane à la place de la Reine de Deniers du tarot Rider-Waite. Elle évoque une femme qui profite des joies matérielles de l'existence, et incarne la prospérité, la fertilité et l’abondance. Maîtresse de l'illusion représente la situation où quelqu'un occupe un rôle dans le monde de l'apparence, tandis qu'il n'en assume pas la réalité.