« Ne parle pas contre le soleil. »
Proverbe romain
L’été accablant n’avait pas eu raison de la cité d’Alexandrie : elle allait à grand rythme. Hommes, femmes et brebis se pressaient dans les rues, entre étals et fabriques bigarrées qui séchaient sur leur fil à linge. Cassius Falco Camillus s’arrêtait devant les vêtements, regardait la vapeur d’eau qui s’en dégageait en serpentant vers le ciel, et il se sentait nerveux.
On ne le bousculait pas dans la rue ; on voyait qu’il était assez bien vêtu, à la mode romaine assaisonnée d’Égypte, et on faisait un détour pour l’éviter. Mais quand un jeune garçon à la peau sombre, chargé de seaux de lait, lui rentra dedans par mégarde, Cassius sembla s’éveiller d’un long rêve. Sa tunique éclaboussée de lait aigre, il proféra des insultes en latin. Une incompréhension effarée se peignit sur le visage de l’enfant, qui venait d’apercevoir la balafre sur le visage de l’ancien soldat. Partant de sa joue, elle tirait un trait rageur là où son œil droit aurait dû se trouver, pour se terminer à la racine de ses cheveux. Cassius tenta un sourire, ce qui terrorisa d’autant plus l’Égyptien et le fit détaler.
Alors Cassius fut, lui aussi, traversé d’une peur brûlante. Les bruits et les parfums de la vie s’atténuèrent, il n’était plus vraiment là, dans cette artère passante d’Alexandrie. Un regard terrible s’était posé dans son dos. La gorge serrée, il pivota lentement pour apercevoir, au milieu de la cohue, une femme aux longs cheveux noirs et au museau de bête. Un soleil était posé dans ses boucles et luisait au-dessus d’elle, si fort qu’il rendait aveugle. Cassius leva un bras pour se protéger. Il n’osait pas se détourner, de peur qu’elle se mette à courir, qu’elle bondisse pour l’attraper et plante ses dents dans sa gorge molle. Sekhmet étira ses babines. Le Romain recula, de plus en plus vite, sans se soucier des corps qu’il choquait et des marchandises qu’il piétinait. Sekhmet le suivait en glissant au-dessus du sol. Cassius ne pouvait pas aller plus vite sans tomber ; alors il fit volte-face, enfin, et s’élança éperdument. La vie revenait, la clameur et les senteurs se resserraient autour de lui comme une cage ou des fers à ses chevilles, pour le ralentir et le faire tomber dans la gueule de la déesse. Ses sandales claquaient contre le sol, son cœur lui remuait la poitrine, il étouffait dans l’air alourdi de chaleur.
Il ne s’arrêta pas avant que la présence magnifique derrière lui ne perde de son énergie, de plus en plus ténue, jusqu’à se faire néant.
Délivré.
Désorienté, Cassius prit graduellement conscience de l’endroit où il se trouvait. Il avait dû se jeter comme un fou dans cette venelle sombre, à l’odeur âcre qui lui rappelait le vin populaire, parfumé à la coriandre et au miel, que l’on consommait à Rome. Les mains ouvertes devant le visage, il en cueillait la sueur qui dévalait ses doigts et finissait au creux de sa paume. Des anonymes au visage caché par de longs pans de tissu le regardaient avec inquiétude et murmures. Il les ignora.
Son œil s’habitua au manque de luminosité et il discerna un symbole peint sur le mur en face de lui : un quartier de lune couché, comme une barque au fond bombé. Même dans la panique, son esprit l’avait mis sur le bon chemin. Il l’avait effectué des dizaines de fois avant de se résoudre à passer à l’action, de quoi le graver profondément dans sa mémoire. Rasséréné, Cassius se redressa et reprit sa marche.
Le temple du dieu lunaire se trouvait au fond d’un dédale de ruelles obscures et mal famées, où les commerces n’étaient plus de légumes, de parures ou de fruits, mais de talismans, de papyrus et de morceaux humains, le tout empreint du mauvais sort. On l’appelait la deuxième cité, comme le cœur d’Alexandrie palpitant d’une vie envoûtante. Cassius se surprit à maudire le sort de l’avoir amené ici, en Égypte. Devenu instructeur dans la légion, il avait été déployé dans ce territoire conquis par l’empereur pour y asseoir le nouvel ordre. Il y avait passé le reste de son service, devenu plus égyptien que romain au fil des ans, si l’on exceptait la rigueur intemporelle de l’armée la plus puissante du monde. Il avait côtoyé les natifs, adopté certains de leurs vêtements et coutumes, appris à connaître leurs dieux millénaires – il en vénérait même certains aux côtés de Diane, Mars, Vénus, Pluton et les autres. Il avait goûté les pâtisseries au miel et aux dattes, adoré la bière, apprivoisé le soleil, la mer et ses moustiques en période humide.
Il était parti à la retraite, avait acquis des esclaves, s’était marié et avait eu des enfants aux cheveux ondulés et à la peau brune, si tendre. Falca avait onze ans, Caeso venait d’en avoir huit. Il regrettait de leur avoir donné le jour. Mieux, il les aurait voulu bâtards, car ses bâtards ne souffraient pas.
Les traits mécontents de sa femme, morte en accouchant de leur fils, se peignirent dans la pénombre devant lui. Il pria pour qu’elle lui accorde le pardon.
La sentinelle à l’entrée du temple avait des joues blafardes, des yeux lourdement cernés et un sourire fébrile. Voyant Cassius approcher, il lui dit en grec :
— Bienvenue, ami. Le jour est-il venu de faire offrande à Khonsou ?
— Oui, répondit Cassius, montrant le sac en toile passé autour de son épaule.
— Tu es au bon endroit. Suis-moi.
Ils traversèrent un auvent abritant un bassin d’eau croupie, où tournaient feuilles et herbes, qui en masquaient l’odeur de putréfaction. Le serviteur de Khonsou ouvrit une porte menant sur l’antichambre du temple. Il n’y avait personne, seulement ce symbole peint sur les murs et, quelque part… le souvenir des âmes venues ici pour demander un service au dieu de la lune, des maladies et des guérisons. Une odeur doucereuse, semblable à celle de la peste mélangée à de l’onguent, planait dans l’air, et Cassius résista au besoin de se couvrir le nez.
L’Égyptien lui fit traverser un long couloir sans fenêtres, bardé de lampes à huile qui repoussaient péniblement le noir plus qu’elles n’éclairaient. Enfin, ils pénétrèrent une salle vaste et basse, ajourée, soutenue de chaque côté par des colonnes gravées. Le jour entrait par lames dans le temple, et les torches fixées aux colonnes ne brûlaient pas.
— Viens, dit doucement le serviteur aux joues pâles, approche.
Au fond, un autel de pierre soutenait une vasque remplie d’un liquide aux effluves florales et épicées. Des disciples du dieu nocturne étaient apparus de derrière les colonnes et s’étaient rassemblés autour de Cassius. Ils portaient la même toge brune, et leur peau avait le teint crayeux de la maladie ou du fanatisme. Leurs yeux le transperçaient et leur sourire absent lui donnait envie de rebrousser chemin. Mais il avait tout essayé, donné prières et offrandes à ses dieux romains, jusqu’aux plus méconnus et spécifiques – aucun n’avait daigné lui répondre. Même les dieux égyptiens auxquels il avait demandé de l’aide, pour l’instant, ne l’avaient pas écouté.
Quand sa femme lui avait raconté son histoire de malédiction, il s’était moqué d’elle. Il croyait aux malédictions, comme tout bon citoyen de Rome : mais comme tout citoyen il considérait aussi que les peuples vaincus manquaient de force et de discernement. Il lui avait assuré de pouvoir la débarrasser de ses soucis en peu de temps.
Des années durant, il s’était échiné à combattre la présence qui empoisonnait sa famille. En vain. Alors, il s’était recueilli sur la tombe de son épouse, lui avait demandé conseil, et elle lui était apparu en songe pour le diriger vers l’ennemi naturel du Soleil : Khonsou, dieu de la lune, de la guérison et de toutes les épidémies, bienfaiteur et assassin céleste.
Dans la salle hypostyle du temple, Cassius tremblait. Sekhmet rôdait à l’extérieur, près des colonnes. Ses pattes traînaient dans la poussière et sa voix maronnait une incantation. Cassius ne voulait pas croiser son regard, car alors, il serait perdu ; il s’effondrerait.
Une femme aux cheveux clairs comme les blés était penchée au-dessus de la vasque, les traits illuminés de bleu. Un quartier lunaire foncé ressortait sur sa pommette. Ressentant la détresse du client, elle leva la tête et le jaugea du regard : tunique romaine, blessures de guerre, sac en toile.
— Bienvenue dans l’antre de Khonsou, lui dit-elle. Qui es-tu ?
— Je suis Cassius de la maison Falco, et je viens demander de l’aide au dieu de la lune.
La femme lui sourit et tendit le bras pour l’inviter à avancer. Il remarqua que ses gencives étaient noircies, le blanc de ses yeux plein de sang. L’autel, lui, était parsemé de graines vertes à forte odeur ; de l’anis mélangé à des fleurs séchées méconnaissables. La prêtresse de Khonsou attrapa un flacon d’huile ambrée, le renversa pour en cueillir un peu dans ses doigts et en traça une lune couchée sur la joue de Cassius. Les moines sombres demeurés en retrait, de chaque côté, entonnèrent une mélodie mâtinée de grec, de latin et d’ancienne langue égyptienne. Cassius comprenait quelques mots épars, abâtardis. Sa vision se voilait, ses membres s’affaiblissaient, la lanière du sac glissa de son épaule et le chargement tomba à ses pieds. Depuis sa peau, l’huile irradiait une fraîcheur et une fragrance surnaturelles. La scène dansait devant lui, il manqua s’écrouler– mais une poigne le retint, double étau sur sa nuque et son avant-bras.
Une fois relevé, entouré par le doux chant, Cassius ouvrit de nouveaux yeux sur les environs. Par la magie antique du pays conquis ou avec l’aide de ses dieux romains, il ne savait pas, le trouble était passé. Tout lui paraissait rehaussé de clarté et d’un sens immuable. Exalté, il ramassa son sac et en défit le cordon.
— J’ai de l’argent, de l’argent pur pour le dieu de la lune…
Devant la prêtresse muette, il disposa au sol le plateau, l’ânkh gravé, la statuette de scarabée, sa main se referma sur l’os de mouton. Une image bondit alors du néant, étourdissante de violence et de honte, celle d’un nourrisson ruisselant de sang et de sécrétions, qui n’avait pas encore poussé son premier cri et dont la face devenait violette. Il serrait la minuscule chose dans sa paume. Juste au moment où elle parvenait à aspirer sa première goulée d’air et s’apprêtait à mugir, il lui plantait un couteau dans le ventre et entaillait son corps mou de part en part.
Mais tuer ses bâtards n’avait servi à rien. Ils n’intéressaient pas Sekhmet. La malédiction pesait sur Falca et Caeso, eux seuls, fruits des entrailles de son épouse.
La prêtresse de Khonsou, notant le bijou au cou du client, qui était sorti de sous la tunique quand il s’était penché, lui demanda doucement :
— Et ton amulette ?
Cassius couvrit le cobra doré qui se balançait au bout de la chaîne.
— Non, ça, je le garde…
Il fourra le reptile sous sa tunique. Les prêtres avaient fini de chanter et s’avançaient pour réunir les offrandes, qu’ils disposèrent au milieu de l’anis et des fleurs séchées, près de l’huile bleue. Dehors, le jour s’était tamisé : le ciel avait revêtu un habit de nuages bas et bruns qui annonçaient la pluie. Ce n’était plus Sekhmet la brillante qui marchait là, derrière les colonnes, mais un homme à la chevelure blanc-gris. Cassius ne discernait pas son visage, dissimulé par le contre-jour. Il ne doutait pas de l’essence divine de cette nouvelle apparition ; Khonsou, appâté par l’argent, était descendu pour l’écouter parler.
Pourtant chaud, l’air se chargea d’une glace délétère, qui infecta jusqu’aux os du pauvre Romain. Son souffle se fit court, expulsé en nuages difficiles d’entre ses lèvres. Contaminé par sa propre peur, il courba l’échine. Les dieux égyptiens pouvaient se montrer terribles, commettre des horreurs auxquelles les humains osaient à peine rêver ; mais les dieux romains n’avaient rien d’angélique, eux non plus, et il lui était déjà arriver d’implorer leur clémence à l’aide d’offrandes qui avaient fait couler, le long de ses bras nus, le sang chaud des bêtes ouvertes sur l’autel, mélangé à l’huile sacrificielle.
Et le sang de tes bâtards, le vomi qui leur sortait comme leur premier et dernier cri, lui souffla son inconscient rebelle. Tu ne vaux pas mieux que les dieux assassins, Cassius Falco Camillus.
— Une malédiction pèse sur mes enfants, s’entendit-il dire.
Dans le silence insupportable, sa voix résonna contre les murs et les piliers de pierre. Un grondement sourd émanait de Khonsou, silhouette imprécise à la périphérie de sa vision, que Cassius refusait de préciser. Comme ni les moines, ni la prêtresse ne réagissaient, il continua :
— Il y a des milliers d’années, on raconte qu’un pharaon a failli au soleil. Il a utilisé sa force et sa grandeur pour son propre compte et a refusé d’en payer le tribut. Son fils a fait un pacte avec les déités de l’ombre pour ne jamais devoir payer la dette à Rê.
Des gouttes de sueur âpre lui tombaient dans les sourcils. Autour de lui, on s’était mis à murmurer. Il jeta un œil à la prêtresse qui s’était rapprochée d’un homme en habit brun et lui parlait à l’oreille. Voyant qu’il avait relevé la tête, elle s’adressa à lui :
— S’il y a des milliers d’années que le pharaon a trahi le soleil, le soleil l’a forcément rattrapé. On n’échappe pas à sa puissance. On finit toujours par payer ce qu’on lui doit. Pourquoi viens-tu ici ?
— Ou… oui, balbutia-t-il, c’est vrai, et c’est ce que ma femme m’a dit. La dette… a été payée il y a longtemps. Mais vous ne comprenez pas.
La femme à la chevelure blonde sourit sans joie.
— Alors éclaire-nous, étranger.
— Le soleil a lancé sa fille aux trousses de ma famille. Sekhmet a obtenu ce qu’elle voulait… mais Rê a perdu le contrôle...
Un frisson parcourut l’atmosphère. Terrible d’entre les terribles, Sekhmet l’insatiable récoltait les hommes et les femmes comme on récolte le blé en juillet. Elle se repaissait de la chair et de l’âme de ses victimes, fidèles et infidèles, jeunes et vieux confondus. Si le soleil ne la contrôlait pas, elle pouvait se gorger de sang et de viande jusqu’à l’infini, sans discernement. L’épouse de Cassius l’avait bercé de ces contes macabres, le soir, dans l’intimité de leur chambre conjugale ; il en avait ri et les avait aimés comme un enfant attiré par les fortes sensations, se croyant hors d’atteinte. Maintenant, tous les jours, le même goût brûlant de malédiction lui emplissait la bouche, il voulait le vomir, mais quand il se pliait en deux, rien ne remontait de son estomac.
— J’en appelle à la protection du dieu de la lune, lança-t-il dans un dernier élan désespéré. Je le supplie de me venir en aide et de veiller sur ma famille…
Sans s’en apercevoir, il s’était mis à pleurer. De peur, de honte aussi.
Un contact sur sa cicatrice. Le Romain sursauta, vit tout près de lui, si près qu’il était flou, le visage de la prêtresse penché vers le sien. Du bout des doigts, elle cueillait ses larmes et le portait à ses lèvres, où elle les déposait, comme la rosée sur les plantes du matin. Après un instant, elle sourit et invita l’homme à l’accompagner. Un bras autour de ses épaules, elle le conduisit jusqu’à la vasque emplie de liquide bleu. Il y découvrit ses propres traits, auréolés d’une lueur d’argent. Derrière, dans les vapes sombres du temple, une silhouette se dessinait. Ce n’était pas la prêtresse, non ; Cassius reconnaissait un être masculin… pas un homme, car un homme n’irradiait pas la lumière de la nuit…
— Cassius de la maison Falco, dit la prêtresse.
Autour d’eux, les anonymes, sous leurs capuches, entonnèrent ce nom en mélopée. Quand le chant lui eut tourné la tête et le cœur, la femme mit une main sur chacune de ses joues pour le forcer à la regarder. Elle reprit :
— Cassius de la maison Falco, es-tu prêt à servir le dieu Khonsou, à le servir jusqu’à ta mort ?
— Oui, oui ! assura-t-il, agrippant ses poignets.
Elle le sonda de ses yeux noirs, qui semblaient percer son crâne et infecter son esprit, en déceler les moindres secrets. Au dehors, dans la cour, le dieu s’impatientait, son énergie se propageait par vagues puissantes dans l’air saturé de chaleur. Enfin, quand elle fut satisfaite, la prêtresse déposa un baiser sur le front de Cassius.
— Si tu es fidèle, Khonsou t’aidera.
Alors même qu’elle disait ces mots, la présence lumineuse se glissa jusqu’au Romain et l’enveloppa de douceur. Le dieu effleurait sa peau et la sueur qui perlait son corps, passait dans ses cheveux, entra dans ses narines, sa bouche et ses yeux. Cassius crut perdre conscience, ballotté dans cette tendresse d’une force incommensurable.