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Par Jamreo

À situation particulière, moyens particuliers : voilà ce que disaient les adultes.

Le printemps morose semblait évoluer vers un temps de lumière vaporeuse et éphémère ; cela faisait une semaine que le soleil perçait régulièrement, avec fougue, la couche de nuages pluvieux, illuminant le plancher des vaches pour de brefs moments avant de disparaître encore. Plus les jours avançaient, plus on y croyait. On appelait d’espoirs et de vœux la douceur, comme un bonheur subit dans les marasmes de la dépression.

L’homme, que Jade prit d’abord pour un chauffeur, avait garé son auto devant le portail de la clinique. Il était appuyé sur le capot et et discutait avec le directeur en admirant le laurier qui envahissait le bâtiment. Quand il vit les enfants arriver, il ouvrit les bras :

— Les voilà, les petits rescapés !

Il ricana, fier de son sous-entendu. On aurait dit que Brisebane avait mordu dans un citron.

L’homme avait les cheveux blond vénitien et beaucoup trop gominés ; des mèches graisseuses tombaient sur son front. Une moustache de Gaulois lui encadrait la bouche ; à part ça, il était habillé chiquement, avec une veste bombardier marron, trop chère pour un chauffeur.

— Moi c’est Albert, se présenta-t-il, main tendue. Appelez-moi Al. C’est plus sympa comme ça, non ?

Et il serra la main de tous, sauf d’Élias, à qui il frotta la tête en signe de bonjour.

— Le petit maître devant, indiqua-t-il en ouvrant la portière, et ses copains derrière… il y a de la place pour tout le monde !

Élias fut installé su le siège passager pendant que les autres, avec leurs sacs, s’entassaient à l’arrière : Jade, Donnie, Maurice et Mégane. Pièces rapportées, ces deux-là. Annabel et Louis n’avaient pas voulu participer à l’expérience, alors on les avait remplacés par leur colocataire. Ce qu’il fallait, avait dit le docteur Flanquin, c’était qu’Élias soit entouré. Alors, pour le week-end et la nuit du samedi au dimanche, on avait décidé de laisser le malade rentrer chez lui et d’amener avec lui des amis.

Mais Élias était si mal qu’on avait choisi pour lui ses accompagnateurs. Qu’importe ! Il n’y avait qu’à regarder Albert et sa fausse joie, tellement hypocrite.

L’infirmier Jules devait suivre la troupe pour veiller à ce que tout le monde prenne bien son traitement et, surtout, à ce qu’Élias ne fasse pas une rechute. Jade le vit, en tenue de motard, enfiler un casque et monter sur sa bécane.

Albert se révéla bavard : tout le temps du trajet, il raconta des anecdotes sur son service militaire, la Bolivie qu’il avait visitée l’année dernière, les derniers résultats des matches de football américain. Il riait tout seul et se répondait, ce qui dispensait les adolescents de trop s’impliquer. Seuls Donnie et Maurice faisaient d’occasionnelles remarques, pendant que Jade et Mégane se regardaient, les joues gonflées d’un rire à peine réprimé. Élias, lui, reposait sur le siège, immobile, ses mains livides serrées sur son pantalon de flanelle. Il avait été bourré de cachets pour contenir un tournant difficile dans son affliction bizarre qui le faisait agir comme un animal. Quand elle y pensait, Jade avait honte. Elle se savait responsable, plus que personne, de son état. Mais que pouvait-elle dire ? On la surveillait d’assez près comme ça.

Deux ombres passèrent sur la route. La jeune fille manqua se mordre la langue, se renfonça dans la mousse de la banquette. Ignorant Mégane qui l’interrogeait du regard, Jade se força à ne pas se concentrer sur les présences délétères qui glissaient sur l’asphalte, jusqu’à l’herbe au bord de la route et la lisière des arbres, comme des taches d’encre. Des marmonnements, des murmures et sifflements lui emplissaient l’esprit, avec tout le poids des millénaires. À l’intérieur d’elle, Sekhmet crachait sur ses deux ennemis de toujours, Apophis le serpent et Khonsou, fils de la lune. Ils l’avaient suivie en dehors de la clinique… Jade se plaqua les paumes sur les oreilles dans l’espoir de noyer leurs mots assassins.

— Petit coup de mou, derrière ? s’enquit Albert, un œil expert dans le rétroviseur. T’inquiète pas, on arrive. Je suis sûr qu’on pourra te dénicher un chocolat chaud.

De fait, il arrêta la voiture et descendit pour ouvrir un portail en fer-forgé. Une fois rassis - les pneus jouèrent sur la suspension –, il s’engagea sur l’allée gravillonnée. Jade, qui n’avait pas mis de ceinture, se retourna et vit par la vitre arrière, au seuil du parc, les dieux qui venaient de faire halte, encadrant un Jules insouciant sur sa moto. Elle s’autorisa un soupir et se rassit convenablement.

Le van prit un sentier qui déboucha sur une petite construction en tôle. Albert abandonna à nouveau son poste pour actionner la porte coulissante du garage. Les adolescents en profitèrent pour s’échapper de la banquette, Donnie le premier. Il alla à l’avant pour aider Élias à descendre. Jules venait de les rejoindre et était en pleine négociation avec Albert pour ranger sa moto dans le garage. Pendant ce temps, Donnie avait passé un bras autour des épaules d’Élias et s’engageait en direction de la maison qu’on voyait se découper sur le fil de l’horizon. Le reste de la bande suivit avec empressement.

La demeure paraissait immense, avec ses airs de château imaginaire, perchée sur une haute colline et encadrée de piliers faussement antiques.

— Il est rigolo, ce parc, remarqua Donnie. Il me fait un peu penser au jardin de ma grand-mère, en Angleterre. On appelle ça un jardin anglais.

— C’est quoi un jardin anglais ? interrogea Maurice.

— C’est… compliqué à expliquer, répondit Donnie avec une moue suffisante. C’est un jardin où on fait croire que la nature a évolué toute seule, alors qu’en fait, non… en fait, il y a des jardiniers formés exprès pour ça, pour donner l’impression qu’ils n’ont rien fait. Mais c’est faux... ils travaillent énormément. Enfin, c’est ma grand-mère qui me l’a raconté.

Chacun semblait ruminer à part soi ces nouvelles informations. Jade se souvint du jour où elle avait visité le château de Versailles avec une sœur de son père, chez qui elle résidait à l’époque. Elle avait été impressionnée par les jardins au contraire tout taillés et maîtrisés.

Jules et Albert les rejoignirent bientôt, et ce dernier se remit à parler comme un moulin. Jade ne l’écoutait pas, le cœur soulevé par un clin d’œil que l’infirmier venait de lui adresser. Elle se détourna vivement et s’intéressa à l’aspect de plus en plus irréel de la propriété. Le soleil faisait une de ses percées et habillait de cuivre le jardin, avec ses bosquets en rangs serrés, débordant de fleurs, les tourbillons de pétales emportés par le vent tiède, l’étang où s’ébattaient grenouilles et canards, les arbres à la ramure vert chlorophylle, les guêpes et les papillons. Un caniche surgit de derrière un banc de tulipes et se mit à les engueuler ; par réflexe, Jade serra contre elle son sac en bandoulière.

— Holà, tout doux, intervint Albert. Faites pas attention, elle ne mord pas.

Ils arrivèrent enfin à la porte d’entrée. Le Gaulois leur ouvrit et les invita à l’intérieur. Jade, derrière Mégane, fermait la marche. Après la teinte printanière du jardin, le hall lui parut extraordinairement sombre. Seule la tenue de sport multicolore de Maurice, aux surfaces géométriques réfléchissantes, ressortait de la pénombre, ainsi qu’une silhouette au fond du couloir, traînant derrière elle un monstre électrique.

Les pas d’Élias semblaient le guider de manière inconsciente dans cette maison qui avait été la sienne. Il les mena dans un salon, obscur lui aussi, où une femme, au centre d’un nuage aigre, fumait. Elle ne se leva pas pour les accueillir.

— Un peu de lumière ne nous ferait pas de mal, jugea Albert.

Il repoussa les volets et, soudain, ce fut comme si une épaisse couche de poussière venait de s’évanouir. Mme Cordier était assise sur un petit sofa à l’air ancien. Derrière le voile de fumée, ses yeux s’attardèrent sur la peau noire de Maurice et ses cheveux crépus, avant d’étudier le teint café au lait de Jade. Un coin de la bouche soulevé en rictus, elle leur souhaita la bienvenue de manière quasi inaudible. Albert, plus démonstratif, alla lui planter un bécot sur le front. Jade se demanda s’il était le père d’Élias – il n’y avait pas l’once d’une ressemblance – avant d’aviser sur le manteau de la cheminée, où Donnie s’était avancé pour mieux voir, la photographie encadrée, en noir et blanc, d’un homme brun à la face sévère. Tandis qu’Albert et Mme Cordier continuaient de roucouler, elle s’approcha pour observer de plus près le cadre. Là, indéniablement, elle reconnaissait un peu d’Élias. Un chapelet se trouvait suspendu à un coin de la photo.

— Les enfants, Astrid va vous montrer où vous dormez, annonça le mystérieux Albert.

Une femme en tablier blanc venait d’entrer. Maurice et Mégane, sac sous le bras, se précipitaient déjà vers elle. Jade et Donnie suivirent, laissant un Jules timoré et oublié. Élias, lui, s’était abandonné à l’étreinte de sa mère, qui regardait ailleurs et écrasait son mégot dans un cendrier.

Une chambre pour les filles, une pour les garçons. Il aurait été facile de les placer un par chambre tant la maison était grande ; Jade soupçonnait Brisebane d’avoir posé la condition que les enfants ne dorment pas seuls. Mais, même à deux, on ne manquait pas de place. La chambre qu’elle partageait avec Mégane s’étirait à l’infini, éclairée par deux larges fenêtres dans le mur du fond, le sol recouvert d’un tapis moelleux qui donnait envie de courir pieds nus. Jade était sur le point d’enlever ses chaussures quand la voix d’Albert monta du rez-de-chaussée pour annoncer une tournée de chocolat chaud.

On les installa dans le salon sous sa supervision et celle de Jules, qui n’avait plus du tout l’air perdu. Assis près de la fenêtre, les deux hommes mâchouillaient du tabac comme de vieux copains.

— Alors, la maison vous plaît ? ne put s’empêcher de demander Albert.

— Beaucoup, assura Maurice.

— On se croirait dans Hercule Poirot, laissa échapper Jade.

L’infirmier éclata de rire, et l’estomac de la jeune fille fit une pirouette. Elle plongea le nez dans sa boisson et fit la grimace : cacao pur sans sucre, un chocolat chaud de bourgeois. Elle sortit un paquet de Treets de sa poche et en distribua à ses camarades, qui ne se firent pas prier… sauf Élias. Assis en face d’elle, il ne semblait pas avoir conscience de ce qui se passait. Il avait déniché on ne savait où un élastique, qu’il enroulait autour de ses doigts et faisait claquer sur son poignet. Les autres le regardaient parfois, angoissés, dans l’attente d’une crise qui n’arrivait pas. Mégane déposa gentiment quelques bonbons au chocolat devant lui, en vain. Jade avait eu l’occasion de côtoyer Élias avant que tout ne commence : oh, comme elle se languissait du jeune garçon vif et spontané, qui prenait par poignées les sucreries pour s’en mettre plein la panse et les doigts, avant de s’essuyer les paumes sur ses vêtements !

Tout ça, c’est ta faute, se répétait-elle. Si tu n’avais pas suivi Donnie...

Alors, la réflexion s’arrêta. Elle, ne pas suivre Donnie ?

La voix d’Albert la tira de sa bulle. Apparemment, il tenait à les informer qu’il était professeur de littérature britannique à l’université de la grande ville voisine, et profitait de la semaine de vacances pour passer plus de temps au « château Cordier », comme il l’appelait.

— Cool, approuva Donnie. Quoi comme littérature ?

Principalement celle du XVIIe siècle. Donnie connaissait le sujet ?

— Ah, non, répondit l’intéressé. C’est trop vieux.

La tasse de Jade lui échappa et se renversa sur la table. Le chocolat se répandit en flaque épaisse ; les autres prenaient leur boisson à deux mains et s’éloignaient, les pieds de leur chaise raclant le sol et couvrant l’exclamation de dégoût de Mégane. Mais, peu à peu, il n’y eut plus rien de tout cela : les autres, Jules et Albert qui venaient de se lever, le salon, tout disparut dans un noir de cinéma. Ne restait qu’Élias et, derrière lui, sur le mur, une forme gigantesque de serpent qui ondulait et sifflait des paroles de miel, perfides, avec à ses côtés une demi-lune dégoulinante de poison. Viens, disaient-ils. Viens, nous ne te ferons pas de mal…

Ils étaient entrés dans la propriété. Jade était attirée par ces deux voix mêlées. Élias, lui aussi, luttait contre leur venin. Ses yeux plongés dans ceux de la jeune fille déversaient en elle colère, tendresse et terreur. Prends garde, prends garde, reste près de moi... Rê se démenait et Sekhmet aussi prenait flamme, brûlait les entrailles de Jade. Eux deux contre le monde, dans ces corps à la chair trop tendre qu’ils menaçaient de déchirer. Non, scandaient-ils sans bruit, vous ne nous aurez pas. Arrière, serpent des ténèbres, astre de l’horreur !

Élias avait levé les mains devant lui et les posait, paume la première, dans le liquide noir onctueux comme du sang sur la table. Il laissait des traces de ses propres doigts, allongés jusqu’à en devenir grotesques, profondes entailles sur le bois…

— Ça va pas, ma grande ?

Albert. Une pression sur l’épaule de Jade. Tout revint beaucoup trop vite, les visages tendus autour d’elle, le salon baignant dans une belle lumière dorée. Jules avait saisi les mains d’Élias et les essuyait dans un mouchoir pendant qu’Astrid s’attaquait à la table. Jade tremblait.

— Hé, gamine ?

— Je… je… balbutia-t-elle.

— Elle est fatiguée, dit Donnie. Ça lui arrive parfois, il ne faut pas s’inquiéter. Elle a besoin d’un peu d’air, c’est tout. On revient tout de suite.

Agitant la main vers Albert, qui leur donnait les instructions pour arriver à l’arrière-cour, il sauta de sa chaise et entraîna Jade hors du salon. Un dédale de couloirs et de salles vides plus tard, ils poussaient la porte cochère et débouchaient sur l’arrière-cour dévorée de glycines et d’hortensias, qui lui donnaient l’air d’un dessin esquissé aux pastels. Après avoir fait un tour, jeté un œil par la rangée de fenêtres à leur droite, Donnie sortit de la poche de son gilet un paquet de cigarettes et un briquet.

— T’en veux une ? proposa-t-il.

Encore sous le coup de l’apparition d’Apophis et de Khonsou, Jade haussa simplement les épaules. Donnie lui planta pourtant une cigarette entre les lèvres et lui présenta la flamme du briquet. Jade ne fumait pas depuis longtemps : en réalité, c’était Annabel qui les avait initiés à cet art, elle et son jeune frère. Dès la première bouffée de nicotine et de goudron, elle goûta un immense apaisement. Le souvenir du serpent et de ce noir si compact autour d’elle en fut moins terrible. Donnie aussi avait l’air d’apprécier. Un instant, ils restèrent côte à côte sans parler, dans une douce camaraderie. Ils admiraient le charme ancien de la cour exiguë, avec ses plantes grimpantes et les mauvaises herbes qui se battaient au sol contre le vieux dallage craquelé, les bourdons et autres abeilles butinant gaiement. Le soleil était à nouveau sorti de derrière les nuages, chaud comme en été. Un ronronnement au fond de la gorge, Jade ferma les paupières.

— Crame un truc, dit soudain Donnie.

Silence. Elle n’osa pas réagir, ne fit qu’ouvrir à demi les yeux. De la cendre tombait de sa cigarette, transportée par la brise.

— S’il te plaît, insista-t-il, plaintif.

Elle signifia sa résignation par un long soupir. L’excitation de Donnie était quasi palpable, difficilement contenue dans ce petit espace. La jeune fille se planta au centre de la cour, jambes écartées, avec dans l’esprit des visions de flammes et la même chaleur qui caressait son visage. Cependant, quand les nuages noirs virent encombrer le soleil, ce fut comme si toute vitalité la quittait avec la lumière du printemps. Derrière ses paupières, le vide.

Jade refusa de s’avouer vaincue tout de suite. Elle serra les poings et s’efforça de ressentir de la colère et de se laisser dépasser par elle. Il fallait que ça cuise et que ça claque ; l’énergie devait l’envahir, monter jusqu’à une sorte d’extase qui se libérait, tout naturellement, en un feu crépitant. Elle se rappelait ses premières fois… la chaleur traversait ses doigts et s’en libérait au bout, dirigée aussi facilement qu’un jet d’eau sur la cible de son choix.

Voilà, peut-être, ce qui lui manquait : une cible désignée. Il n’y avait pas trop le choix, alors elle opta pour une fleur de glycine particulièrement charnue, qui ployait vers le sol. Elle imagina les flammes partir d’un coup dans les pétales violets et coloniser les tiges. Elle voyait déjà leur vert tendre prendre une teinte rubis, puis virer au gris sombre des cendres. Tout le réseau serait en feu, traçant comme des runes sur le mur en pierre, et Donnie succomberait d’admiration, il la prendrait dans ses bras en sautillant d’exaltation. Et les autres, la tête qu’ils feraient ! La mère Cordier, que rien ne semblait émouvoir ; Albert, pas méchant, mais qui se tairait un peu, pour une fois, et surtout Jules…

Un tremblement passa dans ses membres. Déstabilisée, inapte, elle réprima une vague de larmes confuses qui se pressaient derrière ses globes oculaires. d’un coup rageur, elle frotta ses paupières et avoua, à demi-mot, que le feu ne prendrait pas.

Donnie avait jeté son mégot par terre et l’écrasait sous son talon.

— Je ne comprends pas, fit-il lentement. Tu m’avais dit que ça allait revenir…

Jade émit quelques sons incohérents. Du coup de l’œil, elle surveillait Donnie comme un fauve en cage, prêt à bondir ; la ligne de ses sourcils s’était durcie, sa peau laiteuse colorée de frustration. Il avait fourré les mains dans ses poches et choquait du pied le mégot détruit.

Cela faisait plusieurs semaines que Jade n’avait pas pu allumer d’incendie. Donnie avait été l’un des rares pensionnaires du Laurier-noble à assister au phénomène, au mois dernier. Prise d’une force extraordinaire, sa malheureuse petite conscience diluée dans celle de Sekhmet, elle avait dirigé son courroux tranquille sur un olivier plusieurs fois centenaire. Les quelques gamins s’étaient enfuis en criant, tous sauf Donnie, resté pour profiter du spectacle, les flammèches reflétées dans ses iris bleus. Sekhmet s’était réjouie de sa fascination et avait accompagné le brasier en caquetant de joie, les bras levés vers le ciel. Les adultes l’avaient trouvée comme ça, hystérique et criant dans une langue qu’ils ne comprenaient pas. Pendant que les pompiers inondaient d’eau l’olivier perdu, médecins et infirmiers avaient vaguement tenté de tirer les choses au clair, sans succès : les témoignages des adolescents présents avaient rapidement été rangés dans la case des psychoses collectives et on avait fouillé toutes les chambres à la recherche de matériel de combustion, sans trouver plus que des boîtes d’allumettes ici et là. Donnie, lui, n’avait jamais rien dit : muet comme un accusé sans son avocat.

Après cet l’épisode de l’olivier, le garçon avait plusieurs fois pressé Jade de recommencer son exploit. Une fois, elle avait réussi à allumer le bout d’un bâton, mais la flammèche avait vite été étouffée dans la terre pour ne pas alerter le personnel. C’était tout. Le chantage, la persuasion, la déception de Donnie n’y avaient rien fait ; Jade aurait voulu lui expliquer la relation tumultueuse qui la liait aux forces de Sekhmet, plus changeantes que le printemps, l’emplissant parfois d’une énergie haineuse jusqu’à vouloir sentir dans son gosier couler des litres et des litres de sang fumant, mais la désertant souvent, la laissant épuisée et orpheline. Ce pouvoir, elle ne le contrôlait pas. La déesse demeurait maîtresse à bord de son corps.

Jade était sur le point de dire quelque chose, n’importe quoi pour effacer l’expression amère de l’Irlandais, quand des pas venant dans leur direction les firent tressaillir. La jeune fille jeta sa cigarette à moitié consommée par terre et tenta de la cacher sous sa chaussure… trop tard. Jules venait d’ouvrir à la volée la porte de la cour et, au mouvement vif de ses yeux vers le sol, Jade comprit qu’il avait vu.

— Qu’est-ce que vous fabriquez, tous les deux ? interrogea-t-il d’un ton soupçonneux.

Son regard s’attarda sur les poches de Donnie, où il avait enfoui les mains.

— Qu’est-ce que tu as dans les poches, Donnie ?

— Rien.

Appuyé an chambranle, Jules s’accorda un moment de faiblesse. Il n’avait jamais aimé faire la police, ça se voyait à la lassitude qui empreignait ses traits. Il essuya la sueur qui lui coulait du front et, avec une désinvolture mal feinte :

— Ne joue pas à ça avec moi, jeune homme. Vide-moi cette poche immédiatement.

Le patient et l’infirmier se jaugèrent un moment, l’un la mâchoire serrée, l’autre visiblement très ennuyé de faire le sale boulot. Enfin, Donnie haussa les épaules et délogea le paquet de cigarettes de sa poche.

— Je les avais presque finies de toute façon, déclara-t-il en jetant le maigre butin en l’air.

Jules le rattrapa, ses doigts pressèrent le carton malmené et un peu écrasé. Il avait l’air mécontent, mais soulagé.

— Hmm… bon, je ferme les yeux pour cette fois, il s’agirait pas de gâcher le week-end d’Élias. Mais ne faites pas les dégoûtants : ramassez vos mégots…

Jade sentit son visage s’empourprer, comme gonflé de honte. Les réprimandes de Jules lui faisaient un sacré effet. Elle souleva sa semelle et rassembla tant bien que mal entre ses doigts le tabac et le papier fin déchiré. Donnie fit la même chose avec plus de prestance, et Jules, sur un dernier bruit effaré, referma la porte.

Donnie avait remis ses mains dans ses poches et, l’espace d’un instant, Jade s’attendit à le voir sortir un sachet de drogue, comme avant, avec un sourire canaille. Puis elle se souvint qu’il n’y avait plus du tout fait allusion depuis plusieurs semaines… depuis que la nouvelle s’était répandue, à la clinique, qu’on avait retrouvé de la méthamphétamine dans l'organisme d’Élias.

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Liné
Posté le 16/06/2021
Hey ! Je suis reviendue !

C'est marrant, à revenir comme ça dans un contexte réaliste, on pourrait croire que tout ce qui s'est passé avant, l'Egypte, les divinités, toussa toussa, c'est bel et bien le fruit de l'imagination ou d'une "maladie" de Jade... Ça me plait bien, comme "flou". Je sais pas si tu l'as fait exprès, ou si c'est mon cerveau qui interprète de cette façon ?

Et c'est moi ou Jules, potentiellement, c'est pas juste un infirmier un peu à la cool... ? Le clin d'oeil, le malaise de Jade... ?

Et sinon, histoire d'être un peu plus constructive niveau intrigue : c'est un truc qui se fait, d'emmener un petit groupe d'enfants hospitalisés en vadrouille vacancière ?

A + !
Jamreo
Posté le 29/09/2021
Coucou Liné ! Vraiment désolée de te répondre des mois plus tard c'est inexcusable :'(

Le flou entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas, à cause du sujet des maladies mentales qui est central, était une des premières idées que j'avais eue pour ce projet, du coup je suis heureuse de lire que ça te fait cet effet ! Du coup oui c'était totalement fait exprès ^^

Pour Jules, je ne dis rien ^^ mais pour la vadrouille, honnêtement je ne sais pas si ça se fait ; mais j'aurais dû me renseigner avant de prévoir cette escapade, et d'ailleurs je vais le faire (si c'est quelque chose qui ne se fait jamais de chez jamais, j'aurai du mal à changer la structure, mais je saurai que je me suis plantée xD)
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