JULES.
— Oh voyons les garçons ! Je sais bien que vous ne vous portez pas dans votre coeur, ce n’est pas une raison pour vous battre ainsi, ou bien ?
Le raffut siffl’brillant cesse. Caligo et Eustache sont bloqués dans une posture acier contre acier, un peu comme avant, des gouttes d’sueur perlant à leur front. Deux corps qui n’bougent plus. S’poussant l’un contre l’autre. La nouvelle arrivante s’avance, passe d’vant Jules sans la voir, lève ses bras et sépare les deux lames sur un léger soupir qu’elle dit :
— On vous entend des kilomètres à la ronde.
Les garçons rangent leurs armes après s’être jetés un dernier regard incendiaire. Vlop ! cachées sous les habits.
— C’est lui qui a commencé, accuse Caligo en pointant Eustache du menton.
— C’est lui qui a complètement vrillé à frapper comme un forcené, par après ! rétorque Eustache.
Caligo soupire, sort son flacon, s’désinfecte les mains pis répond, morne comme ça :
— Oui eh bien, je dois admettre, je ne m’attendais pas à autant de résistance. T’as appris ça où ? Te battre ainsi ?
Eustache hausse ses épaules :
— Je dois tenir ça de mon père.
— Je croyais que vous n’étiez pas en bons termes.
— C’est pas parce que j’évite de le voir que je ne peux pas m’exercer à l’escrime de mon côté.
— Hhm…
Caligo range sa bouteille d’liquide qui rend propre. Encore ils s’observent. J’dois dire : d’une drôle de manière. Caligo s’empourpre, atta quoi ¿¿ gneh j’suis pas sûre à cause de l’ombre par ici. Eustache lève son sourcil au piercing, comme il le fait d’habitude lorsqu’il est surpris ou qu’il comprend pas quelque chose. Et devant eux, dos à moi, l’inconnue s’étonne qu’ils soient juste les deux. Une autre fille n’était pas censée être là elle aussi ? demande-t-elle.
Douce sa voix. Comme son corps, onduleux et rond, très haut surtout. La nouvelle arrivante est presque aussi grande que Caligo. J’en ressens aussitôt un pincement au ventre. Envieuse oui, à cause qu’elle est tellement jolie avec ses courbes sa taille et les habits qu’elle a mis. Elle porte un châle grenat-nuit qui capuche sa tête et danse près d’ses reins, une jupe vert foncé qui descend jusqu’aux genoux. Des bottes aux p’tits talons.
— Crénom, c’est vrai elle est où ? s’exclame Eustache. Jules ? Elle s’est pas enfuie quand même ?
— Non non, intervient Caligo d’un air ennuyé. Elle est encore là.
— Eh bien en attendant, je la vois nulle part, alors–
— C’est parce que t’es aveugle, mais cette gamine est un vrai aimant à idéelles. T’avais pas dit que tu le voyais aussi, son charmant nouvel animal de compagnie ? Si son loup et Océane sont encore là, c’est que Jules est là.
— Oh, eh. Effectivement. Jules ? Tu peux… te montrer, s’il te plaît ?
J’inspire… j’expire… réajuste ma capuche… serre ma cape autour d’moi… petits pas… m’suis avancée sous la tranchée lunaire. Alors miss-élégantsia s’retourne d’une pirouette gaie, elle porte un masque sur sa binette. L’est vert comme les pommes d’été. Forcé’ j’y perçois rien d’ses traits mais comme il n’y a que la partie supé’ du visage qui est r’couverte, j’peux quand même dire que ses lèvres et son sourire, c’est exact’ comme son corps. Joli. Ondoyant un peu comme ça. Il s’mouve devenu tout grand, la galante dame masquée est juste sincèrement joyeuse de m’rencontrer. Sur des sautillement folâtres, elle s’empresse de m’rejoindre, une fois devant moi qu’elle enlève sa capuche, alors j’découvre deux chignons roux plantés sur sa tête, deux épaisses mèches qui encadrent son visage, pis une énorme fleur blanche fourré dans ses cheveux, près d’son oreille. Frétillante, elle me tend la main, j’pense pour que j’la serre ou, j’sais pas trop ? Pis s’exclame :
— Vraiment heureuse d’enfin faire ta connaissance ! Moi, parfois on m’appelle la Silleuse mais la plupart du temps c’est plutôt Taya. Et toi c’est Jules, n’est-ce pas ?
Lèvre mordue. J’prends pas sa main, j’le sens pas, bien que Taya me soit pas hostile. Juste j’suis pas trop à l’aise quoi : elle m’intimide toute grande et fleuriment belle comme ça. Et elle, ça semble pas trop la gêner que j’réponde ni à son geste ni à sa question. Elle baisse son bras sans lâcher son sourire pis alors on entend un bruit de course précipitée là-derrière. Soudain tous on regarde au bout d’la ruelle, Taya jure, nous renseigne :
— Ces deux-là me suivaient déjà avant, j’avais cru les semer mais… lâchent pas l’affaire…
— C’est qui ? demande Caligo.
Taya lui jette un rapide coup d’oeil.
— Des Grisœils, l’informe-t-elle.
Les veines au cou d’Cali-cargo pulsent plus vite, et pour cause : s’ils le reconnaissent… Taya s’avance presto dans sa direction, lui renfile la capuche sèchement, pis, alors que nos deux assaillants s’approchent dangereusement, annonce aux garçons qu’elle va avoir besoin d’une diversion pendant qu’elle ouvre une sille. Caligo et Eustache se r’gardent, acquiescent, dégainent leur arme avant de s’enfoncer dans la ruelle, là où ça promet un terriblo combat. Sont passés d’vant moi sans m’jeter un seul regard. Total’ ignorée que j’suis. Ça m’grince les dents. Ça m’recule dans l’ombrume comme tout à l’heure, ma fichue main des crispatures serrant l’manche d’ma dague avec force. J’voudrais filer un coup d’lame moi aussi mais j’en ai pas la moindre idée d’comment on s’sert de c’truc-là. J’pourrais… j’pourrais pas… j’pourrais… pas… crotticrotte… j’glisse dans l’indécision d’quoi faire, et v’là. Comme j’sais pas, eh ben… j’fais rien.
J’fais rien.
Ça m’enchiasse mais j’fais rien. Jules reste juste là, sur la touche r’tournée toute à l’ombre, saignant sa lèvre pendant qu’à gauche, on s’apprête à croiser le fer, et qu’à droite, Taya fait on n’sait pas quoi. Puissante Louve au pelage dressé s’place devant Jules, les pattes bien ancrées au sol-pavés, ses muscles tendus tout prêts à déchiqu’t-bondir. Sourd grognement, crocs qui claquent. Et à côté, Océanette-ch’veux-tentacules a sorti son fusil, il y a sa cape sombre qui tournoie-flotte comme si du vent passait d’dans. Le hic c’est pas du vent, j’le sais j’le sens, plutôt sa hargne, sa violence, l’envie d’tout fustiger qui lui dansent la robe. C’est pas la première fois cette attitude, et même que ça m’fait peur comment ça grossifuse chez elle, ces derniers jours, cette vague de « tous pourris » et de « tous coupables » qu’elle tient en joue pratique chaque passant qu’on croise et que moi j’lui dis d’arrêter mais qu’elle me sourit et qu’elle arrête pas.
Shling ! Ssss ! Fliiish ! ça fait, les lames qui glissent la percute. Caligo et Eustache, chacun ont pris un assaillant. Deux furioduels dans la sombroruelle. Bruyants. Les souffles rapides, la cogne qui grogne, et ça saute ça glisse ça dérape, tapéfrappe. De l’autre côté, Taya a sorti un scalpel de sa poche et gratte… gratte l’air ? Ça cruich cruich à mes oreilles. Fichue migraine-sous-front ça toc-toc d’sacrés rosses. Mais qu’est-ce qu’elle fiche ?! C’est comme si elle découpait le monde ou déchirait le ciel, j’sais pas trop, les deux en même temps, avec des petits à-coups, la langue sortie, follement concentrée à sa tâche de dingo-j’fendille-le-vent-qu’est-ce-que-vous-allez-faire. Scalpel hauteur épaule. Taya progresse vers le bas. Faille verticale.
— Oh ! Mais c’est mon cher ami Caligo ! Quel plaisir de te retrouver là !
J’frissonne. Tourne la tête de l’aut’ côté. C’était la voix d’Uranie. Nasillarde. Insupportable. Métallique.
— Je m’en doutais bien avec tout c’violet, ta stature, ta façon de bouger… bonjour Eos le p’tit papillon !
Elle part dans un rire hystérique. Tandis qu’à côté Eustache et l’autre continuent la bastonnade, Caligo est coincé contre l’mur, Uranie appuyée contre son corps, une dague sous son cou. Des flammes-idéelles en cordes lui mangent l’torse à mister-papillon, serrent serrent, bloquent ses bras contre ses hanches. Exact’ comme moi lorsqu’on m’avait prisonnée à l’O.V.E.A. Et voir cette même scène mais sans moi d’dans, ça m’hurle l’coeur j’proteste j’ai mal pour lui et pourtant je n’bouge toujours pas. Pétrifax. Que j’suis qu’il est Caligo à tenir un visage dénué d’expression, comme s’il ressentait rien ou que c’était qu’une pich’lette d’douleur. Comment qu’il s’est r’trouvé dans cette position ? Gneh j’ai rien vu v’nir, mais p’t-être qu’lui aussi, l’a rien vu v’nir. Malgré ses bras comme des troncs d’arbre et qu’il sait s’battre, l’est pas invulnérable l’coco et Uranie doit avoir plus d’un tour dans sa manche pour arriver à l’piéger c’gros gaillard. D’ailleurs, la voilà qui lui sourit d’son affreuse et archie large bouche, fondue dans sa mâchoire hyper massive. Alors Caligo marmonne quelque chose que je n’comprends pas, Uranie répond par une pression plus forte d’la lame contre sa peau et d’une commissure d’sa lèvre qui s’élève plus haute encore. Un filet d’sang coule. Elle lui parle j’entends pas ses mots il congèle son r’gard tout est noir et froid, chez lui.
Eustache rate une parade il tombe à la renverse. Son cri suffoqué. Cruich-cruich à ma droite toujours. Ça frénésie à ma poitrine. L’adversaire d’Eustache, il pose un pied sur sa poitrine, pis une barre de métal sous son menton. L’vilano gaillard enfonce sa semelle humide plus fort, Eustache épouffe. Ça m’foufulmine. Et pourtant, toujours incap’ que j’suis d’bouger. Uranie rit. Sèche silhouette contre l’imposant Caligo. Sur la pointe des pieds, elle approche sa tête, coupe plus fort son cou, tandis que ses cordelettes d’braise d’cruel compriment plus rouge Caligo dont l’manteau fume et qu’il montre toujours aucune lézarde d’souffrance, rien que ça lui fait même si ça transpire à ses tempes.
Uranie, l’est pratique couchée sur Cali’ mais ses ficello-feu ça la brûle pas, elle. Juste Caligo. Elle approche la bouche d’son oreille, lui murmure quelque chose, la mâchoire d’Caligo s’tasse ça grince ses dents qu’il va les éclatax entre elles. Et quand Uranie dégage sa tête d’celle d’Caligo, d’un geste quasi langoureux, et qu’elle voit la tronche extra glace d’son collègue, plus glace qu’avant, tellement plus glace qu’avant, colère froide mêlée à… à… à un soupçon d’peur ? Heh ¿¿ Ça la ricane. D’abord juste ricane. Puis ça la rigole. Alors elle rigole et rigole à s’en bedonner l’gosier, avant de se r’culer et d’pousser Caligo en avant, dans notre direction à Taya et moi, l’air d’nous dire : tenez j’vous l’rends c’t empâté d’grand garçon. Caligo trébuche mais rattrape son équilibre. Marche pis s’arrête. Les cordelettes brasillantes disparaissent. Il nous regarde et c’est cassant son r’gard, qu’il déglutit plein d’fois comme ça. J’en ai aucune idée de c’qu’Uranie lui a dit mais ça a l’air d’le marquer, et merdasse qu’est-c’qu’il faut dire pour marquer Caligo des frigos ? Ses poings s’ferment s’ouvrent s’ferment, comme s’il savait pas quoi faire, partagé entre l’envie d’broyer l’crâne d’Uranie ou d’nous rejoindre pendant qu’il en a encore l’occas’. Il réfléchit vite vite, tous ses calculs dans sa tête. C’qu’on y gagne c’qu’on y perd. À faire ci à faire ça. Pragmatique qu’il est. Il accroche mon r’gard j’furiose j’bouge toujours pas que j’me déteste j’me hais !! à paralyser comme ça y’a ma dague que j’serre si fort elle m’appelle m’appelle tambourine au sang mais moi je n’bouge toujours pas. Pourquoi, hein ¿¡ Pourquoi Jules tu fais rien ?? Pis soudain, Cali-frigo l’y arrive à une conclusion. Ça s’voit : tout s’obscurcit, et la seconde d’après, v’là, sa trogne l’était habillée d’indifférence. C’était l’retour de son j’ressens-zéro-les-émotions. Bousasse !! Caca’, lui faut qu’il arrête d’mensonger pask’ sa tempête là-d’ssous, on est plusieurs à l’avoir vue. Donc hé ¿ Pourquoi cacher ça ? Ses mains qui s’désinfectent la p’tite bouteille, il s’avance résolu dans notre direction mais c’est mécanique, et moi j’aurais envie d’crier : et Eustache, dans tout ça !!! Hein, t’oublies Eustache ?!¡
Mais franch’ ? J’pense vraiment qu’il l’a oublié. Ou alors, il s’en fiche royal’ qu’Eustache crève là-bas, lui qui est toujours sous l’type qui l’menace avec sa barre d’métal. L’Grisœil observe Uranie l’air d’attendre des ordres d’sa part, comme : j’le bats j’le bats pas ? Mais Uranie elle est concentrée à aut’ chose. Elle, elle rigolade toujours plus ça n’arrête pas, l’écho d’son hystérie résonné dans toute la nuit et tout le ciel. Fichue trianglifigure. Foutues voracilèvres.
Esclaffée, les mains sur ses hanches osseuses, elle braque tout à k’ son r’gard dans la direction d’Jules, la repère malgré l’noir dans lequel Ju’-la-frousse s’est englissée. Miss-hachoir l’y voit ses deux grands yeux à Jules, tout verts comme la forêt qui étincellent l’ombre d’leur colère. C’est peut-être la seule chose qu’Uranie décèle d’elle dans l’obscurité, comment l’y brillent d’une étrange fougue. Ça lui suffit pour la reconnaître, la moquer tellement ça l’éclate la situation que Caligo soit avec moi, Eustache, Taya qu’elle poursuivait tout à l’heure. Taya qui cruiche-cruiche toujours accroupie.
— Hé la Silleuse ! lui hurle-t-elle d’ailleurs, hilare. T’en mets du temps dis-moi, pour l’ouvrir ta sille ?
Autre rire. Gras. Ventral. Qui lui distord le visage. Un déséquilibre comme jamais j’en ai vu un. Des yeux si p’tits qu’on ne les voit plus, une mâchoire si grande qu’on ne voit que ça. Vraiment ça l’explosait que Caligo soit avec nous, et sans doute qu’elle préférait en folirire plutôt qu’en furioser, comme si tout ça c’était dans l’fond qu’une vaste blague. Elle riait elle riait, ou alors elle s’moquait terriblement de nous qui pensions Caligo digne de confiance. Ou encore : c’est c’qu’elle lui a dit qui la furit, mais qu’est-ce qu’elle lui a dit qui met Caligo dans c’t état, est-ce qu’en fait ouais Caligo on peut plus l’confiancer s’il est r’passé du côté des Grisœils ¡? Comment qu’on sait ?
Quoiqu’il en soit, à c’moment-là, elle ressemblait plus que jamais à sa mère, en plus jeune, moins maîtrisé et plus folie. J’m’y suis vue c’est vrai, un peu, dans son lâché prise qui hurlait à la fatigue, la frustration. Cette frustra’ qui toujours restera là-derrière, dans cette bardée d’détermination qui la mènera à ses desseins les plus fou’pensés. Et tout c’trop trop trop trop tout, Jules ça l’explose cette fois tellement qu’elle supporte plus qu’on s’foute d’sa tronche comme ça et qu’elle a toujours pas r’mué un pouce et qu’Eustache suffoque sans défense là-bas et que l’Grisœil lève sa barre pour l’frapper quand même alors alors alors !!!!!!! alors Jules elle bondit. Plutôt : c’est Louve qui s’élanfuse. Et Océanette. Mues par le mouvement intérieur de Jules. Sa colère jetée en avant.
Louve, elle s’rue sur la crapule retenant Eustache à terre. Jules ça prie pour que l’animal attaque avant que ça frappe sauf que ça bam ! aaah ! ça furiose encore plus Jules à cause que c’était trop tard !!! alors alors Louve d’vient plus féroce rapide d’un coup les pattes en avant elle saute sur lui. Toutes griffes dehors, la gueule mugissante. Si Louve l’est un machin pas corporel, le gaillard doit la sentir la hargne de Jules puisqu’il chancèle, recule. Scratch ! violent coup d’patte, c’est une gifle sur sa poitrine, il crie, tombe à la renverse. Eustache est libéré. Un peu sonné, il s’lève, récupère sa lame, accourt dans ma direction, s’tenant l’épaule l’a une vilaine grimace d’sang à son menton.
Océanette, elle s’en prend à Uranie. À mains nues, elle s’empare d’ses hanches et la plonge au sol. Heh ?? Mais son fusil, l’est où son fusil ? L’est… l’est… c’est Jules qui l’a. Oui. Jules et… Jules. Moi. Sans m’en rendre compte, ni savoir à quel moment Océanette lui a refilé l’arme, Jules s’est avancée au milieu d’la ruelle, bien à la vue de tous. Ses coudes levés, elle tient fermement son fusil devant elle, quoique ça tremblote un peu… sais pas trop… Jules sait juste que tirer elle pourrait l’faire… non… si bien sûr que si ¡¡¡¡ Et elle y revoit Océane mourir, la balle qui pan ! son buste rouge-noirci, pis elle y sent encore le sang sur ses genoux, l’odeur d’ferraille au bout des doigts… ça m’enrogne… m’mouille les yeux, j’les sèche aussitôt avec un coup d’épaule, une grosse pelotine de j’sais-pas-trop-quoi coincée dans la gorge. Et moi je n’y ai
pleure pas pas
pas pas pleure
sanglots-l’y-laisse
et les spasmes que d’erreurs
aux failles des gens-faiblesse
pas de larmes que des lames
d’acier de sang séché
sur nos faces-forteresse
et Jules n’y sait pas pourquoi sa tête flue ça bouge juste dans sa tête comme un tourbillon comme Louve et Océanette qui remuent là-bas soudain Jules les sent ces autres près d’elle. Caligo, Eustache, Taya, ils s’tiennent en ligne à ses côtés, observant la scène avec stupéfaction. Leur bouche entrouverte. Alors Jules y comprend que ses idéelles à elle, subito tout l’monde les voit. Y compris Uranie et son poto qui hurlent là-bas, comme si sa colère, le tremblement d’son coeur, ça pouvait pas rester caché plus longtemps. Les deux idéelles brillantent tellement fort, tellement qu’on n’voit que ça dans l’aube encore si obscure. Louve grrrrrogne au-dessus du type, lui lacère la peau avec ses gifles-griffes, tandis qu’Océanette et Uranie mènent un combat acharné de côté. Miss-hachoir qui a réussi à se r’lever s’agite avec des gestes-couteau, séchés et raides. Sa courte lame à la main, elle tente d’déchiqueter Océa’ qui riposte sans arme aucune, juste avec la puissance d’son corps. Ses épais muscles, tout gonflés, les veines qui palpitent dessus, l’y parent tout avec fermeté, bloc ça stoppe, et âpreté. Vlan à l’estomac, vlan au menton, bam coup d’jambe derrière les g’noux. Uranie ça la bétonne à terre. Océa’ s’agenouille et la frappe frappe, sauvage hardie, elle est beaucoup plus grande et trapue qu’Uranie toute étique. Alors c’est si facile, et tout ça c’est moche, barbare et gratuit. Ça n’a rien à voir avec la belladresse d’Eustache et même un peu d’Caligo quand ils s’sont battus tout à l’heure. Et toute cette violence crue qui à la rigueur s’justifie même pas, Jules ça la comprend pas.
Pâlissonne, elle baisse ses bras tremblotants. Elle sait pourtant, elle est la cause d’tout ça. C’est elle et elle et fichtrement elle et personne d’autre qui les a lancées Louve et Océa’. Sa fureur dans l’coeur, elle l’a projetée sur ces gens sans réfléchir à ce que ça f’rait, et v’là. Maintenant ça dégénère royal’. Et elle sait pas quoi y faire pour que ça s’arrête, son elle qui enrage, couplée à l’Anima d’Océane qui enrage tout autant, triplée à Louve qui enrage toujours toujours plus. Mais elle y voulait pas ça Jules… Elle a jamais réussi gérer ses émotions et là ça y est, là ça déborde et c’est comme si tout ça c’était plus elle, du moins pas complètement. Ou alors, c’est elle mais c’est tout c’qu’elle voudrait pas qu’elle soit ? Ça la peur. Elle geint. Lâche son fusil, s’recule. Voudrait fuir loin loin. Coeur qui escamote. Elle s’apprêtait à l’faire. Se r’tourner pour ne plus jamais revenir, elle aurait voulu s’fondre dans la nuit, disparue pour toujours. Elle noire. Elle se sent si noire si nuit.
Taya l’en empêche. Elle est la première à r’prendre pied devant l’débord de la scène. Retirer son regard des plaies là-bas qui saignent et des cris qui douleurent. Elle s’empare des épaules de Jules. Jules tressaille. Jules lève sa face pour l’observer. Taya d’la frayeur sur ses traits, y’en a un sacré tas. Elle empoigne du courage à tenter de récup’ un peu d’contrôle, faire que ça cesse les deux personnes réduites en charpie là-bas. Sur un chuchotement hâtif, elle dit :
— Écoute, là Jules. Tu m’écoutes ? Il y a une sille là-derrière. Il faut absolument qu’on volte-lieu, qu’on quitte cet endroit-là et qu’on passe de l’autre côté. Les garçons, vous y allez déjà ?
Jules reste muette sans comprendre. Deux yeux vides, hagards. Elle regarde Taya sans la voir. Celle-ci la secoue un peu, aucune réaction, elle retourne Jules sur un soupir et la dirige là-bas, juste où elle a gratté le réel tout à l’heure. À son oreille, elle lui glisse avec bienveillance :
— Cette sille, tu ne la vois peut-être pas, mais je t’assure qu’elle existe : elle est comme une fissure et mène à un nouvel endroit. Pour la sentir, déjoue tes perceptions, Jules. Considère que la réalité est modulable à volonté, car tout n’est qu’illusion et rien, rien, n’est déterminé ou immuable. Renonce à ce en quoi tu crois, oublie ce que tu sais, ouvre-toi au champ de tous les possibles. Les seules barrières qui existent sont celles que tu t’imposes, alors abats-les, fais éclater ta conscience… et sens l’espace se distordre… s’altérer…
Tout en lui parlant, Taya s’est emparée de la main de Jules. Elle la guide… lui murmure doucement… entrer dans l’ciel… qui s’est cisaillé… un jour et s’déchirera encore… bercement… la paume d’Jules caresse la nuit, sous les cris-souffrances là-derrière. Soudain, les ongles d’Jules crissent, son pouls s’accélère, ses doigts glissent dans une fente. Une fente toutefois si étroite qu’elle n’y faufile rien que ça. Ses doigts. Et à Taya de chuchoter, loin des hurlées et des douleurs :
— Contourne tes sensations. Vois au-delà des apparences. Renverse ton esprit et pense l’autre-ment.
Ce n’est plus une fente. Mais un paravent. Derrière lequel Jules passe, retournant l’espace, son ventre qui embarde et son corps qui coule dans l’autréalité, Jules qui alors se retrouve
de l’autre côté.
Foulant un tapis, non plus les pavés
d’une obscure ruelle
elle s’avance dans une sombre pièce,
aperçois Caligo Eustache qui sont déjà là,
Taya juste derrière elle.
Jules se retourne et voit
voit
le lointain écho de cette lugubre ruelle,
Uranie et son acolyte sont heurts et saccades,
Louve le sang brille sur ses dents coule sur son poil,
Océanette un éclair dans la nuit une foudre dans le coeur,
le visage distordu par la rage que Jules ne la reconnaît plus
et ça lui tremble les mains
voir Océanette comme ça
qui fustifrappe frappe
cette fille qui certes un jour a emmailloté
Jules
Jules brûlée
Jules qui l’attendait sa revanche
mais aujourd’hui
étrangement Jules ne tire aucune satisfaction
aucune fierté
à voir Uranie détruite comme ça
le visage enflé par les giroflées
torgnoles et autres calottes
le corps en disloqué
désemboîté et côtes broyées
le rougiolet des ecchymoses
Taya pose ses mains devant elle
s’apprêtant à fermer le ciel
comme on ferme une porte,
et Jules a juste le temps de voir
Uranie se retourner par terre,
lever la tête et capter Jules du regard
elle ne riait plus
plus du tout ce qu’elle ne riait plus
la face trop ténaillée ses entailles
et entrailles coups-d’poings la défonce
des lèvres rouge-gonflées
des yeux saignants qui foudroyaient
d’autres yeux
yeux d’Jules
avec une promesse de vengeance là-derrière
tellement ça haine
envie de mort
au fond du poings.
Clac !
Taya a tout refermé.
La sille le ciel déchiré.
Les voilà tous de l’autre côté.
Ils ont regardé Jules.
sans comprendre.
vraiment.
sidérés.
assez.
Jules s’est recroquevillée dans un coin de la salle,
assise ses genoux ramenés contre elle,
elle se balançait en avant en arrière,
soudain elle avait si peur de c’qu’elle pourrait faire aux gens,
et tous ils regardent Jules et Jules est juste
terriblement
diablement
bien que jamais elle ne l’avouera
…
Alors elle lève la tête
le sanglot au bord des lèvres
elle les mord les saigne pour que rien n’sorte jamais
non
s’grandit toute grande très forte
elle sait tout c’qu’elle maîtrise
s’maîtrise très bien
Jules est fière forte
puissante autoritante
une enfant de l’orage
au coeur-tempête
mais sait se tempérer quand il le faut
insensible à la violence
qui secoue le monde les autres
les gens-écueils
même pas peur pleure
pas pas
pas pas pleure
sanglots-l’y-laisse
loin enterrés sous coeur sous terre
ma Jules-forteresse
moi jubile, tant que j’serai maître-juge
de ma vie,
j’promesse
elle ne dira pas
jamais vous dis-je
je suis je n’étais pas
désolée.
Incroyable chapitre, j'ai adoré ! Sans doute l'un de mes préférés. C'est à la fois hyper libérateur que Jules exprime enfin cette colère qui la ronge depuis le premier chapitre et hyper triste que ce soit de cette manière là. La scène où elle se rend compte qu'elle tient le fusil dans ses mains, où elle comprend l'étendue de son pouvoir destructeur est assez terrible. On voit tout le paradoxe du personnage entre sa colère et sa volonté de faire le bien. Elle interroge aussi ses ressentis, le fait de regretter ou pas (très belle chute). Très bons choix de mise en page sur la fin du chapitre pour explorer les conséquences internes de ces actes.
C'est un peu dans le désordre ^^ mais j'ai aussi beaucoup aimé le début de ce chapitre, la dispute, l'arrivée d'Uranie (qui a un sacré aura vu la manière dont tu l'as introduite plus tôt dans l'histoire). On voit la lente mise en place de ce qui va provoquer l'explosion de Jules, c'est très bien construit.
Mes remarques :
"Eustache rate une parade il tombe à la renverse." virgule après parade ?
"J’m’y suis vue c’est vrai, un peu, dans son lâché prise qui hurlait à la fatigue, la frustration." intéressant que Jules s'identifie un peu à elle
"pleure pas pas pas pas pleure" j'aime beaucoup !
Un plaisir de te lire,
A bientôt !