Le cœur de Katy rata un battement. Le Briseur de Vagues. Aucun doute possible, c’était le bateau de Delphine. Et ce Jim était bien le garçon qu’elle avait rencontré plus de quatre ans auparavant.
Les pêcheurs s’amarrèrent. Leurs camarades restés sur terre s’empressèrent de venir les accueillir et de charger la cargaison de poisson. Les marins descendirent un à un du navire, leur capitaine en dernier.
Jim avait beaucoup grandi depuis leur rencontre. Bien qu’il soit toujours aussi maigre, il la dépassait désormais largement et ses cheveux longs étaient retenus sur sa nuque par une lanière de cuir. Il portait toujours la même tenue de marin, rappelant celle de Delphine.
La jeune fille croisa son regard, il écarquilla les yeux.
— Katy !
Il se précipita pour descendre.
— Tu es réveillée !
Elle ne savait pas trop quoi dire. La tragédie qu’avait subie le jeune garçon était entièrement de sa faute, mais elle était éprise du bonheur de revoir une personne qu’elle croyait morte.
— Je suis content de voir que tu es debout, poursuivit Jim après une légère hésitation devant son manque de réaction. Quand nous t’avons récupérée, tu paraissais à l’article de la mort.
— Tu faisais partie de l’équipe de sauvetage ?
— Oui, comme je suis bon nageur, on m’a tout de suite appelé. Ça fait bizarre de d’entendre parler, ta voix est bizarre.
— Je… je sais…
Elle était incapable d’en dire plus, les mots se bousculaient sur ses lèvres.
Une seconde passa, puis une autre, rendant l’instant de plus en plus gênant.
Puis, une des nombreuses personnes appela Jim, qui se retourna.
— J’arrive !
En le voyant s’éloigner, Katy sentit son rythme cardiaque accélérer.
— Attends !
Elle l’attrapa par le bras.
— Je… je suis désolée !
Jim cligna des yeux.
— Mais pourquoi ?
— C… c’est à cause de moi que Delphine et les autres sont… morts.
Il eut un regard surpris, puis un sourire triste.
— Ne t’en fais pas. Ce sont les Amaryens qui ont provoqué tout cela. Je sais que tu n’as jamais voulu ça et que tu as été la première personne à en souffrir. Et puis, j’ai trouvé une nouvelle famille maintenant. Tu devrais rester ici toi aussi, cette île est une merveille.
— Bon, Jim, tu viens ?! cria une voix au travers la cohue.
— Je viens ! dit-il en disparaissant dans la foule en effervescence.
___
Katy lisait un livre sur les plantes médicinales d’Yggdrasilia. Le sujet n’était pas passionnant mais elle n’avait rien d’autre à faire.
Selon Théodorus, Rhyn n’avait pas voulu quitter son chevet jusqu’à ce qu’elle se réveille, même quand le vieillard se proposait pour le remplacer. Il ne s’était absenté qu’au moment où elle était sortie de son sommeil, pour aller aux commodités. Le jeune homme n’avait presque pas dormi, alors, peu après le récit de Laïos, il était parti se coucher. Quant à Théodorus, il était allé manger avec les Yggdrasiliens, dans une sorte de grand banquet en plein air, sur la plage. La jeune fille avait été raccompagnée à l’infirmerie avec son repas.
Elle goûtait au calme et à la solitude, sa seule compagnie était Pardus. Le léopard était nonchalamment allongé près de son lit, bougeant de temps pour bailler à s’en décrocher les mâchoires, exhibant ses longs crocs. Katy ne se sentait pas entièrement en sécurité avec ce fauve en liberté à un mètre d’elle.
Après avoir fini de manger, elle se plongea dans le Livre des Herbes Médicinales de la guérisseuse, Mylla, surveillant du coin de l’œil le félin assoupi.
C’est alors que Laïos entra.
La jeune blessée ne l’avait pas entendu arriver et elle sursauta lorsque Pardus se leva d’un bond pour venir se frotter à son maître, qui chancela sous ses assauts affectueux.
— Tu as bien mangé ? demanda le chef de la Communauté.
— Oui.
Elle avait répondu sèchement, elle ne tenait pas spécialement à faire la conversation. Laoïs la considéra de son regard pénétrant.
— Je t’ai raconté notre histoire, tout à l’heure.
— Oui.
— Et je t’ai dit que ce n’était qu’un échange. Les histoires sont la vie des gens, elles ne se livrent pas à la légère, aussi j’aimerais que tu me racontes la tienne.
Katy fixa ses prunelles dans celles de l’Yggdrasilien ; celui-ci était parfaitement calme, mais attentif. Elle hésita, elle avait du mal à croire au récit fantasmagorique qu’il lui avait dépeint, elle ne lui faisait pas totalement confiance. Peut-être espérait-elle qu’il se trompait en la prédisant inféconde. Mais devant ces iris aussi vertigineuses que le ciel, elle céda.
Elle lui raconta son histoire. Mais elle était beaucoup moins fluide que quand elle en avait parlé à Rhyn.
À la fin de sa longue tirade, Laïos hocha la tête.
— Merci.
Mais la jeune fille ne voulait pas en rester là, elle avait l’impression d’en avoir plus livré que son interlocuteur.
— Tu as parlé plusieurs fois d’une certaine Lucy, tout à l’heure ? Qui est-elle ?
Les yeux bleus semblèrent se charger de nuages. Pendant de longues secondes, il ne dit rien et la jeune blessée crut qu’il ne répondrait jamais.
Puis, il s’humecta les lèvres et parla :
— Lucy était l’amour de ma vie.
Il marqua une courte pause et inspira.
— Je l’ai rencontrée quand nous avons débarqué pour la première fois après avoir quitté les Îles de Glaces. Ça a été tout de suite le coup de foudre. Et chance, comble de la chance, c’était réciproque. C’est elle qui m’a permis de surmonter la mort de ma sœur. J’étais jeune à l’époque, je pensais que nous allions vivre heureux pour toujours, mais la vie m’a cruellement rappelé à l’ordre. Lors de l’attaque de l’île par les colons, elle a péri d’un coup de hache dans le crâne. Quand j’ai vu ça, j’ai cru mourir moi aussi, mais je me suis raccroché à l’espoir qu’elle allait bientôt renaître. Sous forme d’enfant dénué de mémoire bien sûr, mais pour moi, c’était une bouée à laquelle je m’agrippais. Malheureusement, elle n’a jamais ressuscité. Nous nous en sommes rendu compte plus tard, mais les dommages au cerveau rendaient la résurrection impossible. Et je l’ai perdue pour toujours.
Il ne pleurait pas, pourtant ses yeux exprimaient une tristesse infinie. Si désespérément immense que Katy sentit ses propres larmes monter.
— Merci, murmura-t-elle.
Laïos lui offrit un pâle sourire.
— Ça s’est passé il y a quatre-cents ans, mais la douleur me parait toujours aussi forte. Enfin, ne t’en fais pas pour moi. Sache que tu es la bienvenue dans notre Communauté, Katy. Tu peux toujours partir, mais je te préviens que tu risques de mourir quelques mois plus tard.
— Pardon ?
Elle le dévisagea, il eut comme une moue pleine de compassion.
— C’est un des effets secondaires de l’Eau. Il te faut en prendre régulièrement à moins de dépérir. Si nous nous éloignons de l’Arbre pendant plus de trois mois, nous mourrons. Nous sommes donc voués à Yggdrasil pour l’éternité.
Elle était glacée.
— Non.
— Malheureusement nous ne…
— Non !
Elle s’était redressée, les yeux écarquillés de fureur.
— Je dois retrouver Johann ! Je dois aider la Résistance !
— Johann… ?
Il n’eut pas le temps de lui poser plus de questions, elle l’attrapa par le col et le propulsa sur le sol. Il tomba sur une étagère qui se renversa. Pardus bondit sur ses pattes en grondant, mais n’attaqua. Elle ne prit pas attention au fauve, pressant ses poings serrés sur le cou de Laïos.
— Je dois le retrouver ! Je ne peux pas rester ici ! C’est pour ça que je suis en vie, c’est pour…
Sa voix se brisa dans un sanglot. Ses bras tremblèrent. Le chef des Immortels la considérait d’un air grave.
— Je suis désolée, souffla-t-il. Vraiment. Tes amis ont eu du mal à choisir. Ils ont pensé… que tu voudrais vivre, même ici.
— De quel droit choisissent-ils pour moi ?!
— Nous ne pouvions pas te demander…
Il planta ses iris dans les siens.
— Tu aurais voulu qu’on te laisse partir ?
Elle le relâcha brusquement.
— Laisse-moi ! Aboya-t-elle.
Il se redressa en se massant le cou et sortit comme elle lui demandait, accompagné par un Pardus au poil hérissé.
Elle resta prostrée longtemps.
À quoi bon vivre, si elle n’avait rien à faire ici-bas ? Si elle ne pouvait pas servir une cause plus grande qu’elle ? Elle ne pourrait pas supporter le poids des fantômes, sans ça.
Sa nouvelle résolution, son miracle, parurent soudain si faibles. Une éternité vide de sens s’ouvrait sous ses pieds comme pour l’aspirer.
Tout était si simple quand elle n’avait qu’à charger son pistolet, viser, et tirer. Quand elle n’était qu’une machine au service de la Résistance.
Katy se prit la tête dans les mains et se roula en boule.
___
Plusieurs jours s’étaient écoulés. Katy n’en voulait pas à Théodorus et Rhyn. Mais elle préférait rester seule à l’infirmerie, même si ses blessures étaient guéries. Laïos vint la voir tous les jours. Un matin, il lui proposa de l’accompagner à une cérémonie. Vide, désœuvrée, elle le suivit alors même qu’elle avait envie de le gifler.
— Nous sommes actuellement presque quatre cents à vivre ici, expliquait-il alors qu’ils descendaient les marches taillées dans l’Arbre. Régulièrement, l’un de nous meurt, suite généralement à un accident. La plupart du temps, il ressuscite. Dans le cas contraire nous organisons une cérémonie spéciale et des funérailles grandioses. Sache qu’il y a une règle très importante ici : quand une personne renaît, elle doit commencer une nouvelle vie, c’est à dire que personne n’a le droit de lui parler de ses anciennes existences, car cela fait resurgir ses souvenirs. L’enfant qui naît au sommet de l’Arbre est confié à une personne ou un couple qui deviendront ses parents d’adoption. Ce système permet, pour nous qui sommes stériles, d’avoir des enfants. Je suis le seul qui ne sois jamais mort dans la Communauté, c’est ce qui fait de moi le chef et le dépositaire de la Mémoire.
Katy avait frémi en entendant ses mots. Et si….
Laïos braqua son regard mystérieux sur elle, comme s’il lisait dans ses pensées.
— Parmi les interdictions de notre île, il y a celle de se donner la mort. Oui, c’est interdit, car c’est gâcher la chance que nous offre l’Arbre. Par le passé, lors des hécatombes suivant l’invasion, nombreux sont les nôtres qui se sont suicidés afin de redevenir enfant et oublier la souffrance de la perte d’un être cher. Cela a fait chuter drastiquement le nombre d’adultes et augmenter le nombre de bébés, ce qui était très difficile à gérer. D’autres ont mis un terme à cette vie sous le poids de trop longues années ; tu ne sais pas à quel point c’est difficile de vivre aussi longtemps. Actuellement il y a six enfants dans notre Communauté. Tu les verras à la Cérémonie.
Elle demeura muette. Ses poings s’étaient serrés.
— La Cérémonie de l’Eau Claire est le moment où les habitants de l’Île viennent boire à la Source Claire et se renouveler. Elle se déroule toutes les six lunes. Je t’ai déjà dit que nous ne pouvions vivre longtemps sans boire cette eau magique, et bien la Cérémonie sert à ce que tout le monde se renouvelle, c’est pratique et ça évite les abus et les oublis. Au-delà de six lunes d’espace entre chaque renouvellement, on prend de sérieux risques pour notre santé.
Elle se tendit encore un peu plus.
Au lieu de passer par le tunnel, comme précédemment, Laïos lui fit emprunter un escalier qui montait et se retrouvait sur le flanc du tronc, juste au-dessus des racines.
— Ici, nous fonctionnons par tâche. Bien sûr, beaucoup ont des métiers prédéfinis tel que chasseur, pêcheur, médecin etc… mais pour ce qui est des tâches ménagères, nous avons un tableau, que chacun doit consulter pour savoir quelle tâche lui est attribuée. Quand on a fini ce travail, on a droit à du temps libre. Seul Urgal se soustrait à ce système, puisque c’est lui le gérant des tâches ménagères. Quand tu auras fini ta convalescence, tu prendras un métier et tu feras les tâches avec nous.
Katy eut envie de protester. Elle ne voulait pas intégrer leur communauté. Mais ne serait-elle pas forcée, au final ?
Le chemin taillé dans le bois s’inclina vers un bosquet coincé entre les racines d’Yggdrasil. Ils y pénétrèrent.
L’endroit était déjà bondé d’immortels, discutant gaiement entre les fougères. Quand Laïos arriva, le silence se fit presque instantanément.
— Tu es enfin arrivé ! s’exclama une jeune fille sans doute originaire du Solcho. D’habitude tu es plus ponctuel.
— J’accompagnais notre invitée, répondit-il en faisant un geste vers Katy.
Quatre cents paires d'yeux se braquèrent sur la jeune fille.
— C’est qui ? demanda une fillette aux cheveux bruns.
— Elle s’appelle Katy Pumbleton.
La fillette fit un grand sourire et s’approcha.
— Bonjour Katy, je m’appelle Mona.
Un brouhaha de présentations et de noms s’éleva quand chaque membre se présenta. Laïos fit un geste d’apaisement. Il parla dans la langue propre à l’île, mais la jeune fille parvint à comprendre.
— Elle fera plus ample connaissance suivant de la Cérémonie, ne vous en faites pas. Allons-y désormais.
Il avait cette manière de décider tout à sa place qu’elle ne supportait pas. Elle faillit faire demi-tour. Il fendit la foule, suivi de l’Alycienne qui cherchait ses compagnons des yeux. Elle finit par les repérer, au bord d’un étang. Un filet d’eau semblait sortir d’un entrelacs de racines pour venir l’alimenter.
— Voici la Source Claire, le Sanctuaire de notre île.
L’endroit n’avait pas vraiment l’air d’être un sanctuaire ; nulle part on ne voyait de statues, d’effigies, d’instruments, d’objets, de décorations qui attesteraient le fait que ce soit un lieu de culte. Simplement les racines de l’Arbre et le petit étang qui y était blotti. Ainsi qu’une stèle discrète, sur laquelle était gravée une liste d’une quarantaine de prénoms.
— C’est notre mémorial, expliqua Laïos qui avait suivi le regard de Katy.
Il s’approcha et effleura doucement le nom de Lucy. Puis il lança un appel et l’immortelle originaire du Solcho s’avança vers eux.
— Voici Uzuri, elle te traduira tout ce que je dirais. Bien, nous allons pouvoir commencer. Rassemblement !
Tous les immortels se tassèrent vers les premiers rangs, tout en restant à quelques pas de la Source. Laïos leur parla.
— Comme toujours, j’aimerais d’abord rappeler le nom de ceux qui ont péri pour notre bonheur, lui souffla Uzuri.
Il commença une suite de prénoms, les mêmes que ceux gravés sur la stèle, s’attardant imperceptiblement sur Elina et Lucy.
— Vaelar liana a no lov, finit-il en mettant sa main sur son coeur, ce que Chiara traduit en « Qu’ils restent à jamais dans nos coeurs »
— Vaelar liana a no lov, répéta l’assemblée avec déférence.
— Nous allons maintenant commencer l’appel.
Une femme aux cheveux roux nattés lui apporta un parchemin et une coupole de bois sculpté. Il saisit le parchemin, le déroula partiellement et commença à appeler chaque membre de la Communauté. L’appel ne se faisait pas par ordre alphabétique et il n’énonçait que les prénoms des personnes appelées, pas leur nom de famille. Quand un immortel était appelé, il s’approchait et prenait la coupole tendue par son chef avant de la tremper dans la Source et la boire, puis il retournait à sa place. Katy reconnut certains qu’elle avait croisés, comme Mylla et Jim. Uzuri dut la laisser un instant quand vint son tour et Mona s’avança toute guillerette quand on appela son nom. Le dernier à s’abreuver fut Laïos lui-même.
— La Cérémonie du Renouvellement est donc terminée, annonça-t-il. Mais nous devons fêter aujourd’hui une Cérémonie d’Initiation.
Un mouvement de surprise parcourut la foule, Katy se figea. Mais qu’est-ce que Laïos faisait ?
— Tu es bien sûre qu’il a dit initiation ? demanda-t-elle à Chiara alors que l’Yggdrasilien entamait un monologue.
— C’est le mot d’Alycien qui se rapproche le plus de ce qu’il a dit. Il désigne la cérémonie qui vise à accepter un nouveau membre dans la Communauté, elle a été créée il y a quatre ans pour l’arrivée de Jim.
Le doute n’était plus possible. Il voulait que Katy s’intègre officiellement à Yggdrasilia. Elle sentit qu’elle n’allait plus longtemps retenir la violence qui chatouillait ses poings.
Il appela le nom du futur membre :
— Rhyn !
La blessée se figea. Rhyn se détacha du groupe sous les vivats, tout en évitant son regard. Laïos lui fit signe d’avancer.
— Mais… mais… bégaya Katy.
Théodorus non plus ne semblait pas s'y attendre car il tenta de retenir le jeune homme par le bras. Ce dernier se plaça face au chef de la Communauté, qui lui tendit la coupole.
— Non !
La jeune fille était sortie de sa stupéfaction et s’approcha de son ami.
— Rhyn, qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi veux-tu les rejoindre ?!
Elle lut dans son regard qu’il était tenté de fuir sa question, mais il finit par répondre :
— Pour toi.
Cette phrase la plongea encore plus dans l’incompréhension.
— Comment ça ?
Il soupira.
— Parce que tu vas rester ici, Katy. Je le sais. Et je veux rester avec toi. Pour toujours.
Le cœur de la jeune Alycienne se mit à jouer du tambour dans sa poitrine.
— Mais…
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus, une violente déflagration secoua l’île. Des cris paniqués s’élevèrent dans la tourmente. Katy vit Tempête de Neige fondre sur son maître en poussant des hululements stridents.
— Une flotte ! traduit Rhyn. Elle dit qu’une flotte nous attaque !
— Mais quelle flotte ?! s’exclama Laïos.
— Ils arborent un aigle couronné comme étendard.
Katy se glaça. Elle connaissait bien ce signe.
Les Amaryens.