28. Retrouvailles

Le désespoir s’abattit sur la jeune fille. Où qu’elle aille, quoi qu’elle fasse, ils revenaient toujours la hanter. Ils revenaient toujours détruire son existence.

Après l’annonce de Rhyn, elle était montée par le chemin serpentant sur le tronc afin de disposer d’une vue panoramique.

Et elle l’avait vue.

Une flotte gigantesque encerclait l’île. Des centaines et des centaines de bateaux. Aucun doute sur sa provenance, des étendards représentant un aigle couronné flottaient sinistrement partout où portait le regard.

Bientôt la jeune fille fut rejointe par les immortels, dont Laïos, qui se dégagea de ses camarades pour venir se placer à côté d’elle.

— Mais… quels sont ses bateaux… on dirait qu’ils sont en métal… ?

— C’est le modèle standard du bateau maintenant, ce sont des bateaux à moteur.

— Moteur ?

— Ça veut qu’ils avancent tous seuls, sans rames ni voiles.

Les yeux de l’immortel s’agrandirent, il ne souffla mot pendant plusieurs secondes, avant de demander :

— Quelle était la déflagration que l’on a entendue tout à l’heure ?

— Un tir d’obus gros calibre sur le tronc.

Elle désigna du doigt l’impact qui avait arraché de l’écorce à l’Arbre.

— Pardon ?

— C’est comme… un canon mais en plus puissant. Tous les navires en sont équipés, ainsi que les sous-marins, et les soldats eux-mêmes.

Laïos avait considérablement pâli.

— Nous ne pouvons pas lutter contre cela….

Autour d’eux la rumeur se répandait et la peur s’abattait sur la population de l’île.

— Pourquoi nous envahissent-ils ?! cria une voix.

— Katy, est-ce que ce sont des Alyciens ?  Et comment ont-ils pu résister à la Tempête ? questionna le chef.

— Non, ce sont des Amaryens.

— Je ne connais pas ce pays.

Théodorus parvint à se frayer un chemin jusqu’à eux, suivi de Rhyn.

— On les appelait l’Empire Estasique à ton époque, mais ce n’est pas le sujet ! dit-il.

— Je vois, fit Laïos.

— Depuis plus de cinquante ans, ils envahissent tous les pays aux alentours dans un seul but d’extension. C’est cette guerre qui a arraché sa famille à Katy et à Jim. À l’heure qu’il est, ils ont pris tout le continent de l’Embéria, et une partie du Solcho et du Tsuwang.

— Et il manque des navires, fit Katy, je ne vois pas le Serpent des Mers ni le Roi des Océans. Sans doute ont-ils coulé dans la Tempête.

— Mais il reste bien assez de bateaux pour tous nous tuer, ajouta Laïos.

— C’est exact.

Un constant glaçant.

Tempête était partie faire du repérage au-dessus des navires et revint en lançant un long cri.

— Ah bon ? fit Rhyn, qui se mit à scruter le paysage.

Avant que Katy ne puisse lui demander ce qu’il se passait, il pointa son doigt vers le navire-amiral.

— Là ! Regardez, ce n’est pas un drapeau blanc ?!

La jeune fille plissa les yeux, et, effectivement vit le bout de tissu blanc flottant juste au-dessus du poste de commandes, elle remarqua que toute la flotte était en train de faire de même sur chaque navire.

C’était absurde. Les Amaryens avaient un avantage considérable, pourquoi souhaiteraient-ils négocier ? Pourquoi se comportaient-ils comme s’ils avaient perdu ?

Peut-être parce qu’ils ne savent qu’ils ont l’avantage, pensa-t-elle soudain.

C’était possible. L’Île était réputée maudite et envahie de mystères, nul doute que les Amaryens ne savaient pas à qui ils avaient à faire, d’autant plus que les marins avaient la réputation d’être très superstitieux.

Au loin, ils virent un petit bateau drapé de blanc se détacher du navire-amiral et s’approcher du rivage pour s’amarrer au ponton, près du Briseur de Vagues.

Un mouvement d’indécision parcourut la foule d’immortels, mais pas de vague de panique. Ils semblaient sereins malgré le danger. Le chef de la Communauté leur donna une suite d’ordres, vite traduits par Uzuri.

— Préparez la défense ! Stockez des vivres dans le feuillage et prenez tout le nécessaire pour survivre longtemps en autarcie. Si les choses tournent mal, je veux une équipe prête pour faire diversion en attendant que tout le monde soit à l’abri. Je vais aller voir ce qu’il en est, Uzuri, Yara, vous m’accompagnez, ainsi que vous M. Stew, j’aurai besoin de votre connaissance des Amaryens.

— Je viens aussi, intervint Katy alors que la Communauté se dispersait.

— Non, tu es blessée, lui rappela l’Yggdrasilien.

— Je viens.

Il dut comprendre qu’elle ne fléchirait pas car il soupira.

— D’accord, mais je veux que tu te mettes à l’abri si les choses tournent mal.

— Si elle y va, j’y vais aussi, déclara Rhyn.

Il y avait une telle détermination dans son regard que Laïos ne fit même pas d’objection. Le petit groupe se mit en route vers le ponton.

Là-bas les attendait un Amaryen grand et fin, aux cheveux bruns coupés à ras. Il leur fit un sourire faussement chaleureux quand ils arrivèrent puis dit dans sa langue :

— Nous sommes heureux que vous ayez accepté les négociations.

— Ils ne parlent pas amaryen, indiqua Katy en désignant les immortels et Rhyn, mais alycien.

Celui qui était sans doute un diplomate hocha la tête en passant à la langue demandée.

— Je suis heureux de vous rencontrer.

— J’espère que nous n’allons pas le regretter, trancha tout de suite Laïos avec un sourire pesant.

Le diplomate sembla très bien recevoir le message, car il réajusta discrètement ses vêtements, tout en gardant une expression avenante. Il tendit sa main à Théodorus.

— Je suppose que vous êtes le représentant de la population. Je me nomme Kurt Goentlitz, messager et porte-parole de l’amiral Rudolf. Vous êtes ?

— Pardonnez-moi, intervint Laïos, mais c’est moi le chef de cette île.

Goentlitz lui jeta un regard étonné.

— Bien… je suis venu ici pour vous transmettre un message de l’amiral. Elle vous invite sur son bateau afin de mieux faire connaissance avec votre peuple.

L’Homme-chat sembla réfléchir.

— J’accepte, mais mes gardes du corps doivent venir avec moi.

Goentlitz avisa Rhyn, Uzuri et Yara.

— Cela va sans dire, fit-il d’un ton affable.

— Y compris Pardus.

— Pardus ?

— Lui.

Laïos désigna son léopard, qui venait de se glisser jusqu’à eux. Le regard que le félin portait sur l’étranger semblait plus intense que d’habitude

Goentlitz perdit son sourire d’un coup, son teint était devenu livide.

— Ce… ce fauve ? bégaya-t-il, brisant son image de diplomate.

— Parfaitement, mais n’ayez crainte, il n’attaque que les personnes qui me contrarient. Et vous ne voulez pas me contrarier, n’est-ce pas ?

Un tic nerveux fit tressauter les narines de son interlocuteur.

— Bien entendu.

— Et moi, je garde ma chouette, annonça Rhyn alors que Tempête se posait sur son bras.

Goentlitz ne trouva rien à redire et la petite troupe pénétra dans le petit bateau et se mit en route vers le navire-amiral. Hormis un chauffeur et quelques soldats, la petite embarcation était vide, mais Katy surveilla de près tous ceux qui étaient armés, prête à agir à tout moment. Elle n’eut plus aucune pensée pour son avenir où le sens de sa vie. La présence des Amaryens lui en donnait un : les combattre pour protéger Théodorus et Rhyn.

Ils arrivèrent sur le navire-amiral en quelques minutes. Quatre gardes les attendaient à l’entrée qui les escortèrent parmi les corridors décorés des hautes-sphères de la marine.

Au détour d’un couloir, ils croisèrent un serviteur.

Katy se trouvait à ce moment juste derrière Laïos, le serviteur la frôla.

Dès qu’elle le vit, elle eut un hoquet. Ses yeux se braquèrent sur le visage de l’esclave comme pour fouiller dans les moindres recoins de sa tête. Son cœur se tut avant de sembler exploser. Ses genoux flageolèrent.

Ce visage.

Cette bouche. Ces yeux. Ce nez.

Tout était là. Différent, mais semblable.

Il n’avait pas vraiment changé.

Les souvenirs l’assaillirent, comme une pluie battante, dure et acérée, et à la fois d’une douceur sans précédent. Cet assemblage de symboles, de lettres. Ce mot. Ce sens. Ce nom. Il luttait pour sortir, bondir, jaillir hors de sa bouche. Il voulait se délivrer, voler dans l’air pour atteindre ses oreilles. Mais il restait coincé dans sa gorge, comme une boule de plomb.

L’interminable seconde passa. Il la frôla, mais elle n’eut pas la force de tourner la tête et de le rattraper. Ce n’est que plusieurs minutes plus tard qu’elle le prononça, sans y croire elle-même :

— Timmy…

Une porte s’ouvrit devant eux, révélant une pièce qui aurait pu être somptueuse si on avait entretenu les beaux tapis, les lustres de cristal et l’escalier en or sculpté. Mais tout cela avait été oublié pour un mobilier simple et une collection de drapeaux de divers pays.

Une femme portant un uniforme de la marine croulant sous les insignes et les médailles était nonchalamment assise sur un sofa d’apparence peu engageante, un cigare à la main.

— Ah ! Vous voilà enfin, s’exclama-t-elle en se levant.

Elle était plutôt petite et costaude, le teint buriné et des cheveux roux grisonnants et mal coiffés, maladroitement tenus par des lanières de cuir. Elle devait avoir dans la cinquantaine, mais sans doute les nombreuses cicatrices qu’elle avait sur le visage la vieillissaient-elle.

Elle tendit une main calleuse à Laïos, qui la serra avec calme, tout en conservant son regard méfiant.

— Je suis l’amiral Rudolf, dit-elle d’une voix grave et râpeuse dotée d’un fort accent Amaryen, Mara Rudolf.

— Laïos, répondit-il, je suis le Chef de la Communauté des Yggdrasiliens.

— Je vois que vous avez un animal de compagnie peu commun.

Elle désigna le léopard, qui la fixait sans bouger d’un poil.

— Il s’appelle Pardus.

— Ah.

Elle le fixait sans ciller.

— Et eux c’est qui ?

— Eh bien… je vous présente, Katy, Uzuri, Yara, Rhyn et…

— Théo !

Tout le monde sursauta sauf Katy, qui était toujours obsédée par la vision de son frère. À chaque fois qu’elle tentait d’être attentive à ce qui se passait, la scène revenait en boucle.

Il a survécu….

Salut, Mara, dit Théodorus.

— Eh bah, t’es presque chauve, commenta l’amiral.

— Vous vous connaissez ? s’enquit Rhyn.

— On s’est connu, il y a longtemps. En quelques sortes.

— T’as pris un sacré coup de vieux ! dit-elle en lui assénant une bourrade.

— Et toi tu es toujours aussi insolente.

Soudain, un pas lourd retenti derrière eux.

— Alors, on fraternise avec l’ennemi, Rudolf ? grinça une voix granuleuse.

— Ne pas être désagréable ne signifie pas fraterniser, Gobelstein.

Ce nom fit l’effet d’une décharge à Katy. Elle réintégra la réalité, son cœur s’était mis soudain à jouer du tambour dans ses tempes.

Lentement, tel un automate rouillé, elle se retourna pour le fixer.

Hormis un bandeau sur l’oeil, il n’avait pas changé.

Gobelstein.

L’expression de parfaite surprise qu’elle affichait se refléta sur le visage du Général.

Pendant une seconde, ils se fixèrent sans mot dire.

Puis, lentement, la teinte du vieil homme vira au doux rose, pour passer dans le rouge léger, et finir dans un cramoisie sombre, accentué par une grimace tordant ses rides sinueuses.

— Toi ! lâcha-t-il comme si c’était la pire des infamies.

La stupéfaction passée, Katy se raidit. Il avait survécu. Quand elle lui avait planté la lame dans l’œil, elle avait espéré qu’il se vide de son sang. Mais apparemment les secours étaient arrivés à temps. Elle serra les poings. Elle le savait désormais, cet être immonde avait commandé l’offensive sur son manoir. Il avait détruit sa vie.

— Toi ! répéta-t-il, en suffocant presque de colère.

La haine fulgura dans le bras de Katy. Elle pouvait le tuer. Laïos avait un couteau dans sa poche arrière. En un instant elle pouvait le prendre et le lancer sur Gobelstein, avec son entraînement et son adresse, elle n’aurait aucun mal à atteindre son double menton. Néanmoins elle s’abstint. Si elle tuait le général amaryen, elle était sûre de mourir, et avec elle tous ceux qui l’accompagnaient. Alors, elle se contenta de détourner le regard.

— Gardes ! aboya Gobelstein. GARDES !

— Stop ! Calme-toi ! s’exclama Rudolf en le prenant le bras.

— C’est elle !

— C’est elle quoi ?

— C’est elle qui m'a fait ça…

Il désigna son bandeau.

— Oh.

L’amiral se tourna vers Katy.

— C’est vrai ce qu’il dit ?

Les gardes déboulèrent dans la pièce. Uzuri, Laïos, Yara, Rhyn et Théodorus se ramassèrent sur eux-mêmes. Pardus poussa un grondement sourd en révélant des canines affutées.

— Oui, c’est vrai j’ai fait ça. Dans une autre vie.

— Tuez-les ! Aboya Gobelstein.

Les gardes s’avancèrent.

— Stop ! cria Mara Rudolf.

Son collègue pivota vers elle, furibond.

— Comment ?!

— Je te signale que ceci est ma flotte et que ce sont mes hommes.

Elle se tourna vers le petit groupe.

— On ne tue jamais les émissaires.

— Je m’en fiche ! éructa l’Amaryen. Je veux les voir morts ! Je ne peux pas vivre en sachant qu’ils sont encore en vie ! Cet escroc qui se fait passer pour un savant et cette petite putain !

Mara jeta un regard méprisant à l’homme qui s’égosillait près d’elle. Elle soupira, les gardes attendaient toujours ses ordres.

— Je suis désolée, mais étant donné ce que vous avez fait, les négociations ne sont plus possibles. Je vous donne quarante-huit heures pour quitter l’île ou vous rendre, au-delà de ce délai, nous la bombarderons et capturerons tous ses habitants.

— Mara… gémit Théodorus.

— Désolée, frérot.

— Que fais-tu ? siffla Gobelestein. Je te signale qu’elle m’a crevée un œil ! Si tu continues encore d’avoir cette attitude, j’en informerai le haut commandement, je suis sûr qu’ils ne vont pas être contents de ta pitié envers ces vermines. Et tu sais ce qu’ils vont faire ? Ils vont faire comme la dernière fois !

Mara se tendit soudain, son regard se durcit.

— Soit. Emparez-vous d’elle.

Les gardes fondirent sur Katy.

Elle n’esquissa pas un geste pour se défendre. Si elle se rebellait, les autres en subiraient les conséquences. Elle voulait vivre. Mais elle voulait encore plus que ses amis vivent.

Gobelstein jubilait quand on la prit violemment pour la pousser par terre.

— Laissez-moi faire.

Un immense sourire gras s’étala sous sa moustache, il s’empara d’un couteau pour s’approcher d’elle.

— Ça va être très douloureux, promit-il.

Derrière elle, elle entendait ses amis protester. Elle assassina le Général du regard, tremblant de tous ses membres. Si elle le laissait gagner, c’était pour eux.

Il lui tira les cheveux pour dévoiler sa gorge, elle planta ses yeux dans les siens en essayant d’y faire passer toute sa haine.

Il leva le couteau.

Un rugissement féroce sembla le prendre par surprise. Il y eut des bruits de corps qui tombent et de cris de terreur. Gobelstein recula précipitamment.

Elle se releva, Pardus apparut à ses côtés. Le silence se fit. Les gardes valides avaient formé un cercle autour d’eux, leurs armes prêtes à tirer.

— N’y a-t-il vraiment aucun moyen de régler cela pacifiquement ? questionna Laïos.

— Non. Impossible.

Avant qu’il ne puisse répondre, Rhyn s’avança.

— Je veux prendre la place de Katy.

— Quoi ?! cria-telle.

— Il faut quelqu’un, non ? dit-il en fixant l’amiral. Je suis là.

— Je me fiche de toi ! hurla le général. Tout ce que je veux c’est…
— D’accord.

— Hein ?

Mara ferma un instant les yeux.

— C’est d’accord. Mais nous ne le tuerons que si vous ne vous rendez pas. Dans deux jours.

Laïos poussa un long soupir chargé de lassitude.

— Non ! cria Katy. Je ne suis pas d’accord !

Hors de question qu’elle perde Rhyn. Hors de question. Pas encore. Pas maintenant. Son corps se révulsa, elle fonça sur Rhyn mais Laïos la retint.

— Laisse-moi ! hurla-t-elle. Lâche-moi ! C’est moi qu’il veut !

Le Général eut un sourire.

— Tu souffres ? Tu veux qu’il s’en sorte ? Alors tu sais ce qu’il te reste à faire.

Katy l’insulta par tous les noms, elle ruait en tous sens.

— Je suis désolé, lui murmura Laïos avant de l’assommer.

Sa dernière vision fut celle du visage de Rhyn qui disait aussi « Je suis désolé ».

 

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