Lorsqu’elle entra dans le salon, une averse de sensations l’envahir : la chaleur, les lumières chaudes des bougies allumées, l’odeur de la cire et d’un plat qui cuisait dans le four et sur lequel veillait avec précaution Eustache. Il était presque aussi concentré que s’il cherchait une coccinelle dans un champ de maïs. Mais surtout, il y avait les bruits, un nuage de voix qu’elle n’avait jamais entendues. Des voix d’adultes et des voix d’enfants. Judy avait oublié qu’il y avait encore des enfants sur cette Terre, qui criaient, qui hurlaient et qui ne prenaient pas la vie au sérieux. Elle avait seize ans, elle était encore jeune. Cependant, en les voyant, elle avait l’impression en les voyant d’en avoir quatre-vingt. C’était vrai, elle prenait la vie trop au sérieux.
— Naty-nanaël, c’est vrai que t’as vu les Lombrics ?
— Charlotte, soupira Nathanaël, debout devant elle.
Ce n’était pas la jeune fille qu’elle avait aperçu à travers la fenêtre à Litulia. Elle était plus petite, son visage était joufflu et ses yeux, plus rapides que la lumière, furetaient dans tous les coins de la pièce. L’autre sœur de Nathanaël, Alice, était assise dans le canapé, les bras enveloppant les contours du dossier. Rivée au plafond, elle semblait perdue dans ses pensées. Et puis, il y avait une grande dame blonde, qui pourrait faire penser à la mère de Kateline, mais elle souriait ; tout en elle était plus chaleureux, de ses boucles d’oreilles en forme de tortue jusqu’à ses chaussures rembourrées de laine de mouton. Elle parlait avec ce qui devait être son mari ; un homme de petite taille, à la barbe grisonnante et aux yeux qui rappelaient ceux de Nathanaël de manière stupéfiante. La famille Coper dans son ensemble.
L’amour et la légèreté qui flottaient dans la pièce la clouèrent sur place, l’embarquèrent, lui pansèrent le cœur jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’elle ne faisait pas partie de ce tableau. Et elle n’appartiendrait jamais à ce tableau. Invisible sur le pas de la porte, elle voudrait le rester à jamais, les regarder avec un sourire béat jusqu’à ce qu’elle doive partir, rester sur le pas de la porte pour ne jamais être le coup de pinceau de trop.
Elle ferma lentement la porte, avant que la froideur de la journée n’envahisse la pièce et brise le charme, et traversa sur la pointe des pieds un bout de salon avant de s’engager dans les ténèbres du couloir à la fléchette plantée dans le mur et qui ne connaissait jamais la lumière.
— Judy ? fit Nathanaël, son ombre dans l’embranchement des couloirs.
— Oui ?
— Tu n’as pas vu Pierre ? On va manger.
— Non.
Puis après un instant :
— J’ai vu M…, euh, Hélène.
Nathanaël s’approcha.
— Elle est revenue de Litualia ?
— Apparemment.
— Tu vas où ?
— Nulle part.
— Ah. Ça tombe bien. Il faut que je te présente mes petites sœurs, et mes parents. Viens, viens.
Elle détestait les présentations. Elle avait peut-être ça en commun avec Pierre. Où était-il, lui, pour partager un peu son infortune ? Elle aurait aimé ne pas être la seule à se sentir seule au milieu de la foule, aujourd’hui.
— Tes parents doivent me détester.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Judy leva un sourcil éloquent. C’est moi qui t’ai embarqué dans tout ça, je te rappelle. Son cœur coulait mille lieues sous terre. Un sourire mélancolique l’envahit.
— N’importe quoi, Judy, qu’est-ce que tu vas te mettre dans la tête. Allez, viens. On mange, en plus. Et puis, tu sais que Charlotte m’appelle Natynanaël. Vous avez trouvé moyen de faire télépathie et vous conspirez contre moi.
— Je ne vois pas ce qui t’étonnes. Natynanaël est le surnom le plus naturel au prénom Nathanaël.
Un peu à reculons, elle rebroussa chemin, et suivit Nathanaël, sans comprendre la soudaine timidité qui l’empêcha de tendre la main devant elle à la mère de Nathanaël, puis à son père et de sourire, sourire, sourire. Elle resta les bras ballants derrière Nathanaël, qui tapota l’épaule de sa mère en lui chuchotant quelque chose à l’oreille.
— Judy Blyton, alors, dit la mère de Nathanaël.
Judy Aster. Judy quelque chose.
— Oui.
— Nathanaël nous a raconté comment tu as sauvé son année d’un mortel ennui, dit la mère de Nathanaël en exagérant le mot « ennui » (alors que Nathanaël marmonnait « Maman… »). Samantha, d’ailleurs, ajouta-t-elle en lui serrant la main.
— Samantha, répéta Judy, faute d’avoir autre chose à dire. C’est joli.
Nathanaël fuyait la conversation, et Judy arriva à la conclusion surprenante qu’il devait avoir raconté une tout autre histoire à sa famille. Il avait dû remplacer le mot « folie » par « aventure » et le mot « dangereux » par « risque mesuré ».
Alice avait cessé de fixer le plafond. Elle savait, elle, que c’était de sa faute. Judy se détourna. Elle avait la désagréable impression d’être un livre ouvert.
— Tu l’as sauvé, hein, l’autre bougon, dit Alice avec un sourcil levé.
— Je n’ai jamais dit ça, marmonna Judy.
— C’est vrai, tu n’as jamais dit ça. Mais tu l’as fait, non ?
— Comment tu sais ça, toi, d’abord ? Tu n’es pas encore à Otaïla à ce que je sache, si ?
— Tu l’as sauvé, conclut Alice. Dommage que tu sois aussi un danger public.
Alice se tourna sur le canapé, laissant Judy coite.
— Romain, se présenta le père de Nathanaël. Je suis le père de Nathanaël.
Judy serra la main qu’il lui tendit. Oui, c’était le père de Nathanaël, ils avaient le même grand sourire et le même enthousiasme dans la voix. Tel père, tel fils.
— Moi, c’est Judy, répondit-elle.
Danger public, apparemment. Qu’est-ce que Nathanaël leur avait raconté ?
— On est venus pour Nathanaël. Les temps sont difficiles en ce moment.
Sa voix prit une tournure un peu trop tragique pour être réelle.
— Vous allez le désinscrire d’Otaïla ? s’enquit Judy.
— On étudie la question. Justement, (il pointa le hall obscur du doigt), nous avons rendez-vous avec M. Olivertown.
— Il a un beau bureau, répondit Judy. Au grenier. Son bureau est toujours au grenier.
Le père de Nathanaël n’avait pas l’air de mal prendre les plaisanteries à moitié pince-sans-rire. Il sourit.
— Mais avant, un sacré repas nous attend. M. Olivertown a le sens des affaires : ne jamais négocier en laissant ses clients le ventre vide. Règle fondamentale. Il va essayer de nous convaincre que Nathanaël ne risque rien ici. Et, ajouta-t-il après un moment de silence, ne prends pas Alice au pied de la lettre. Elle… a le don de s’amuser du malaise des autres. Nous y compris.
Il leva les yeux au ciel, sans doute au souvenir de conversations avec sa cadette. Un père qui aimait ses enfants. Judy sentit sa gorge se nouer.
Après le repas, les parents de Nathanaël montèrent à l’étage, accompagnés par M. Olivertown et Lunaé. Eustache, Nathanaël, Alice, Charlotte et Judy restèrent silencieux face aux restes du repas. Pierre était retourné dans sa chambre où Nathanaël l’avait trouvé à lire des vieux livres de la bibliothèque du chalet. Kateline aussi avait quitté la table. Alice fixait ses doigts et Charlotte jouait avec la cuiller et un ramequin barbouillé de chocolat.
— J’ai vu… (non, ce n’était pas Mémé, ici :) Hélène, dit Judy de but en blanc.
Elle avait oublié de lui demander quel était son vrai nom. Mélaine Gimotte ou Hélène Jim ou autre chose encore ? C’était marrant comme chaque conversation avec Mémé lui faisait oublier toutes les questions qu’elle voulait poser pour prendre une direction que Mémé choisissait.
— Ah, acquiesça Eustache. Oui. Elle devait venir cet après-midi pour vous former à votre élément, mais elle vient de m’avertir qu’elle a un empêchement. Enfin, il faudrait qu’elle cesse d’annuler ses rendez-vous. Elle sera là demain. J’espère.
Il se leva en emportant son assiette et un plat huileux.
— Un nouveau jour de répit est une bonne nouvelle, marmonna Judy. Factuellement.
Elle retrouva la quiétude de la chambre. Les volets étaient hermétiquement fermés comme si quelqu’un avait voulu faire la sieste et avait oublié de les rouvrir. Judy lâcha un profond soupir, mêlé de larmes. Elle allait enfin pouvoir dénouer le nœud qu’elle portait en elle depuis ce matin. Un petit sanglot la secoua.
La lumière s’alluma d’un coup ; une flamme éclaira un visage en suspension dans l’obscurité.
— Ça fait du bien, hein, dit Kateline, assise en tailleur sur le lit.
— Quoi ?
Lentement, Judy essuya de sa manche le bord de ses paupières.
— Le silence, répondit Kateline.
— Mmm-mmm.
— Ou la solitude, continua Kateline comme si elle réfléchissait à haute voix.
Dehors, les gouttes de pluie commencèrent à marteler le toit et les vitres – ou dans leur cas, les volets.
— Il commence à pleuvoir, dit Judy pour détourner le sujet de la conversation. Pourquoi tu t’enfermes dans le noir ?
Elle s’avança vers la fenêtre et ouvrit les volets en grand. La pluie lui mouilla le visage.
— Pour m’entraîner à changer le type de flammes. La couleur. C’est plus facile de voir les couleurs dans le noir.
Judy ferma la fenêtre et étouffa le coup de vent qui s’infiltrait.
— C’est la première fois que tu me parles sans chercher obtenir des informations de ma part. Est-ce que je dois m’inquiéter ?
Kateline haussa les épaules.
— Tu penses ?
C’était une question dangereuse, ça.
— Définitivement.
Kateline sourit. C’était la première fois que Judy voyait un sourire sincère éclairer son visage et, étrangement, elle eut la sensation qu’elle pourrait faire une amie formidable. Si seulement… Elle pourrait être une demi-sœur formidable. Si… S’il n’y avait pas tout cela entre elles. Ce père. Savait-elle seulement qui Judy était ?
— J’ai quelque chose pour toi, dit Kateline en se rapprochant de sa table de nuit.
— Un cadeau, j’espère, dit Judy avant de se rendre compte que si elle pensait qu’elle « pourrait faire une amie formidable », elles n’étaient pas amies pour autant.
Kateline s’assombrit.
— Hum, fit Judy.
— Pas vraiment.
Elle sortit une enveloppe, pas cachetée, aux bords collés.
— Je ne l’ai pas ouvert mais je ne pense pas que ce soit une bonne nouvelle.
— Il ne peut pas y avoir deux bonnes nouvelles en une journée, marmonna Judy.
Kateline lui tendit l’enveloppe. Elle était blanche.
— Comment tu sais qu’elle m’est destinée ?
Kateline baissa les yeux.
— On te l’a donné en mains propres ? dit Judy.
Évidemment. Kateline était une Lombric. Ou du moins, leur complice. Judy arracha l’enveloppe : ses gestes n’avaient plus rien de précautionneux. Une haine sans contour l’animait. Gaspard, Valeria, Aster, des noms, qui devraient être des tonton, maman, papa… Aucun ne tenait véritablement son rôle. Des noms, balivernes qui pourrissaient dans son cœur.