Il s'était écoulé plusieurs jours depuis que j'avais absorbé le troisième fragment, mais je ne sentais nul part la présence du dernier vassal. Le choc d'avoir revu mon grand-père, même si ça n'était qu'une illusion, avait mit un frein à ma capacité à faire mon deuil. Je rêvais plusieurs fois de lui, le rêve devenant lucide au bout d'un moment. Et à ce moment, je craignais de recroiser la Reine Noire, et j'aspirais aussi à revoir la Reine Blanche. Mais je me réveillais systématiquement dès que je prenais conscience d'être dans un rêve. Je me posais alors la question de quoi faire de mon samedi. J'irais bien chez Antoine, mais il recevait de la famille et n'avait même pas l'occasion de se connecter pour que l'on puisse jouer, et je ne me sentais pas d'humeur à jouer seule aujourd'hui. Je pris alors mon téléphone et envoyais un message à Jonathan. Il me répondit dans la minute. Il travaillait encore à l'hôtel Lindermark, ne prenant une pause qu'entre midi et deux. Je décidais de préparer mes affaires et de me rendre sur place, enfilant l'uniforme de mon lycée fraichement lavé et repassé par ma mère.
J'envoyais mon groupe préféré dans mes écouteurs sur le chemin vers l'hôtel, ayant l'intention d'attendre jusqu'à l'heure de la pause de mon ami. D'ailleurs, me demandais-je, se considérait-il lui aussi comme mon ami ? Où ne voyait-il qu'une française de plus qu'il aurait rencontré ? J'avais des questions à lui poser, notamment sur ce que m'avait dit Emily Lindermark dans ma chambre d'hôpital.
Je passais un long moment sur les tables de billard de la salle d'arcade du complexe hôtelier. C'était un jeu auquel Jonathan me battait systématiquement, et je comptais bien tenter de remporter une victoire.
Quand il fut midi, je me dirigeais vers l'accueil de l'hôtel et y attendais Jonathan. C'est là qu'un détail me perturba. Je pouvais le sentir bouger dans le bâtiment, je sentais chacun de ses déplacements jusqu'à ce qu'il arrive devant moi, sortant à peine des portes de l'ascenseur. J'activais Porcupine Tree par réflexe et vis de mes propres yeux la marque en forme de couronne d'araignée sur sa gorge. Le temps qu'il aille régler quelques papiers avec la dame de l'accueil, j'eus tout le loisir de réfléchir à la situation. Il disait effectivement qu'il prenait ses cours près de mon lycée, donc cela avait du sens. Mais il me manquait un mobile. Pourquoi aurait-il fait une chose pareille, lui, le fils des deux personnes ayant créé le projet Reine Blanche.
Je décidais de laisser tout cela de côté pour le moment et lui laisser le loisir de s'expliquer spontanément. Après tout, j'étais venue ici pour m'amuser, distraire mon esprit de ma mission, m'éloigner de la Reine Noire, pas m'en rapprocher.
— Hey, Jojo, interpellais-je en désactivant Porcupine Tree.
Il réagit aussitôt en affichant une tête bizarre.
— Oh, bonjour Lili, je... Normalement y a que mes mères qui m'appellent comme ça, bredouilla-t-il.
Il rendit un stylo à la dame de l'accueil et s'avança vers moi.
— Désolée, dis-je. Je voulais pas t'embarrasser.
— Non, ça va, c'est juste que j'ai pas l'habitude, répondit-il avec un sourire gêné. Tu veux aller manger ? Cette fois c'est moi qui t'invite.
— Pourquoi pas ! dis-je avec enthousiasme.
Et tandis que nous nous rendions à la partie restaurant de l'hôtel, je me demandais encore et toujours comment il pouvait être le porteur de la dernière marque que je cherchais. Cela avait-il un rapport avec ce que m'avait dit Lindermark à propos de son père biologique ? Je comptais bien trouver réponse à cette question en l'interrogeant autour d'un burger.
— Hm, c'est toujours aussi bon, dit-il en prenant une première bouchée de sa commande.
Il était plutôt poulet frit, et moi plutôt bœuf. Je pris simplement une frite du bout des doigts et la trempais dans la sauce avant de la croquer.
— Au fait, Emily m'a conseillé de te demander... à propos de ton père.
Il manqua de s'étouffer avec sa bouchée et la fit descendre avec une rasade de soda, tandis que je sirotais mon thé glacé.
— Pourquoi tu veux savoir ? demanda-t-il simplement après s'être essuyé la bouche. Je veux dire, je l'ai jamais connu en personne.
— Tu as fait une drôle de tête en rentrant dans ma chambre d'hôpital la dernière fois... Comme s'il y avait quelque-chose qui te gênait.
Il reprit une autre gorgée de son soda et s'éclaircit la gorge.
— D'habitude, je n'en parle pas avec des étrangers, mais...
— Je pensais qu'on était amis, pas de simples étrangers, dis-je aussitôt.
— C'est... compliqué, réagit-il en se dandinant sur sa chaise. En fait, j'ai hérité du nez de mon père.
— Arrête avec les mystères, dis-moi ce qui s'est passé dans cette chambre !
— J'ai senti... commença-t-il en regardant autour de lui, s'approchant légèrement pour me murmurer la suite. J'ai senti tes règles, conclut-il.
Je rougissais immédiatement et eu un mouvement de recul.
— Quoi ?! m'étranglais-je.
— Je suis désolé, j'ai le nez très fin, surtout pour... ce genre de choses. Mon père était plutôt hors normes.
Je pris une gorgée de thé glacé, comme pour tenter de calmer le feu qui brulait sur mon visage.
— Et tu comptais me raconter tout ça quand ? demandais-je.
— Je... je suis désolé si ça t'embarrasse, mais c'est la vérité, répondit-il dans un murmure. En général, je préfère ne pas en parler, mais puisque tu m'as demandé...
— D'accord, alors, c'est ça l'histoire, tu as le nez fin, résumais-je.
— En fait c'est plus compliqué, je peux sentir les phéromones, comme mon père.
— Si une telle personne existait, des scientifiques se seraient penchés sur son cas ! dis-je avant de réaliser. Oh... je crois que je comprends.
— Exact, fit Jonathan. C'est comme ça que ma mère, Lili, a rencontré mon père, Lionel, confirma-t-il.
Je pris un moment pour encaisser l'information.
— Mais ça doit être invivable au quotidien... Tu dois être... désorienté par toutes ces phéromones dans l'air, comment tu te contrôles ? demandais-je.
— Ma mère... Tabita. Elle m'a donné une éducation que d'aucun jugerait... castratrice. Mais récemment, c'est devenu plus facile grâce à la Reine Noire, avoua-t-il enfin. Et je sais ce que tu vas dire, mais pour moi, c'était comme des vacances.
— Mais comment ?! m'exclamais-je.
— C'est simple, mon vœu était de ne plus sentir les phéromones, répondit-il.
— Et pourquoi Shôgi, je veux dire Tabita, je veux dire ta mère... ne l'a pas fait elle-même.
— Elle se refuse à le faire, pour une raison qui m'est inconnue. Je pense qu'elle voulait prouver quelque chose à ma mère, je veux dire à Lili. Lui prouver que le comportement de mon père pouvait être régulé par l'éducation et la discipline.
— Mais quel genre d'être humain traite son enfant comme un cobaye ?
— Une mère qui n'est pas humaine, justement, souligna-t-il.
— Et ton autre mère est d'accord ?
— Elle est incapable de faire ce qu'il faudrait pour me... me soigner n'est pas le mot, hésita-t-il.
— Je comprends mieux... Tabita et la Reine Noire sont les seules à pouvoir t'empêcher de sentir les phéromones.
— En gros, c'est ça.
— Mais je ne comprends pas ! m'exclamais-je avant de continuer à voix plus basse. Pourquoi toi ? Pourquoi la Reine Noire alors que tes mères sont celles qui ont fondé le projet Reine Blanche ?
— Je te l'ai dit... C'est comme des vacances pour moi, je savais que ça n'allait pas durer et que tu finirais par t'en apercevoir.
— C'est pour ça que tu étais aussi réservé en ma présence ?
— Oui et non... je suis réservé avec toutes les femmes d'habitude, c'est mon éducation qui le veut. Et c'est aussi un réflexe pour lutter contre l'effet des phéromones. (il soupira) C'est compliqué d'avoir une relation normale avec les gens, quand tu peux sentir tout ce que je sens.
Un silence s'installa pendant quelques secondes avant que je ne le brise :
— Écoute, je ne t'obligerais pas à dire la phrase... Fais-le quand tu seras prêt. Mais j'ai peur de la punition que t'infligera la Reine Noire.
Il secoua doucement la tête.
— Je ne peux pas être punis par la Reine Noire, ma mère, Lili, a veillé à ce que ce soit le cas. Le programme des deux reines leur interdit de me faire du mal directement.
— Évidemment, murmurais-je. Mais pourquoi la Reine Noire t'a choisi pour porter sa marque, puisqu'elle savait qu'elle ne pourrait ni te convaincre de la rejoindre ni te punir.
— Quelle que soit la raison, je ne la connais pas. Mais la Reine Noire a toujours plusieurs coups d'avance, elle espère tirer quelque chose de tout ça, mais je ne sais pas comment.
— Elle cherche à m'atteindre directement, présumais-je. Elle va me réserver cette punition, j'en suis sûre.
— Je suis désolé si c'est le cas... en fait je n'y avait même pas pensé... J'ai été égoïste avec mon vœu, je ne pensais qu'à moi...
— Tu as pas l'habitude, hein ? demandais-je en sirotant ma boisson. De penser à ton propre bien.
— Tu dois avoir raison, je n'ai pas été éduqué comme ça. J'ai été égoïste une fois et il fallait que ça retombe sur une amie...
— Ah, on est bien amis, donc, le taquinais-je.
— Oui, tu es la première amie que j'ai jamais eue. Je n'ai fréquenté personne du sexe opposé jusqu'à maintenant, à part mes mères.
— Bien, on va y remédier, déclarais-je. On va se fréquenter jusqu'à ce soir, et tu pourras dire la phrase, proposais-je.
— D'accord, je te dois bien ça... j'imagine, répondit-il du bout des lèvres.