La barge nous acheminait avec lenteur vers l’aval, au gré du courant. Il faisait encore clair, mais la nuit étendait doucement son emprise. Le batelier comptait sur une belle lune qui nous permettrait de naviguer sans encombre. Il entendait vendre ses légumes au marché de gros du matin à San Francisco.
Les yeux dans le vague, je n’avais pas proféré un son depuis bien cinq minutes, sidérée par l’annonce d’Hippolyte. Mes jambes m’ayant trahie, je m’étais assise sur le pont, à défaut de trouver un siège. Je me serais illusionnée en considérant que je réfléchissais à sa révélation, car en réalité, mon esprit s’était bloqué sur sa phrase, qui était depuis repassée en boucle une bonne centaine de fois : « Je n’ai jamais été enlevé ».
Je ne songeais même pas à réagir, j’essayais juste d’ordonner cette phrase dans ma tête pour qu’elle y prenne un sens que je puisse appréhender. Mais elle était ronde, repliée sur elle-même, parfaitement imperméable à toute analyse : « Je n’ai jamais été enlevé ».
Toutes mes actions ! Toutes mes actions depuis cinq mois – nettement moins en temps subjectif, mais on n’allait pas ergoter –, reposaient sur un postulat : l’enlèvement d’Hippolyte.
Oui, mais voilà, Hippolyte n’avait pas été enlevé.
En levant les yeux de mes bottines, sur lesquelles, malgré le jour vacillant, je pouvais localiser à présent la moindre trace de poussière ou de boue, je m’aperçus qu’il s’était assis en face de moi. Il avait rompu le silence et me parlait. J’admirai ses boucles brunes, son air passionné, son désir de convaincre. Comme si je lisais sur ses lèvres fines, la signification de ses paroles commença à s’infiltrer jusqu’à moi. Je pouffai. Alors que je lui avais demandé de tout me raconter, je n’avais strictement rien écouté. Je crois qu’il aurait pu pleuvoir des grenouilles ou tomber des chocolats du ciel, rien ne serait parvenu à me faire réagir avant d’avoir assimilé la nouvelle.
Je m’appliquai à suivre ses paroles. Je n’avais rien raté : il venait juste de se remettre à parler, pour s’excuser, pour me noyer sous un flot de repentirs. Le goût en était si saumâtre que c’était insupportable.
— N’essaye même pas, le coupai-je. Je n’ai cure de tes regrets ou de tes états d’âme. Je désire avant tout comprendre ce qui s’est passé. Pourquoi t’es-tu évaporé, ravi par un ange exterminateur de carnaval ?
— Ah, tu sais cela aussi ?
— Oui, je sais cela aussi ; ainsi qu’un nombre de choses que tu n’imagines même pas. Mais là, je te l’avoue, ta disparition, je n’avais pas envisagé que cela pût être volontaire.
Il avait à présent l’apparence d’un enfant pris en faute. La tête penchée sur l’épaule, la mimique repentante, le menton rentré, on lui aurait donné le bon Dieu sans confession, avec son visage d’angelot. Pourtant, je ne me laissai pas apitoyer.
— Eh, ne me sors pas ton petit numéro !
Je croisai les bras sur la poitrine et le toisai avec une moue. Je ne me ferais pas abuser par son jeu du « chaton », une saynète bien rodée qu’il exécutait quand il cherchait à amadouer notre mère ou notre père. Il avait toujours obtenu à ce jeu bien plus de résultats que la décence ne l’autorisait ; raison suffisante pour ne pas m’y laisser prendre à mon tour.
Je reposai ma question en détachant bien tous les mots, lentement, avec détermination :
— Dis-moi ce qui s’est passé à Paris !
₰
Un moment de silence passa, uniquement troublé par le clapotis de l’eau contre la coque en mouvement. J’avais saisi un oignon dans la cargaison et admirais la perfection de son enveloppe en le tournant dans mes mains. Tout un monde prêt à germer, enserré par une tunique aussi fine que du papier.
— Alors ?
Hippolyte rassemblait ses idées, un doigt levé pour me faire patienter. Je plissai les yeux, suspicieuse. Qu’il ne s’avise pas de m’inventer des fables ! Avoir déclaré que je connaissais déjà une partie de l’histoire me protégeait des mensonges les plus éhontés. Du moins avais-je la faiblesse de l’espérer.
— Tout a commencé à cause du sismographe de notre oncle, entama-t-il.
— Le sismographe ? Celui de l’atelier ?
Il me regarda avec des yeux ronds. J’avais marqué un point ; je le savourai en toute modestie, en me contentant d’expliquer sobrement :
— C’était le seul objet encore à peu près intact, après l’explosion.
— L’explosion… Je ne m’attendais pas du tout à l’explosion. Mais laisse-moi commencer au début, voudrais-tu bien ?
Devant mon silence, il continua :
— Après la rentrée à l’École Centrale, mes condisciples et moi avons suivi nos premières séances de géologie avec le professeur Belmont. Un vieux monsieur charmant, un brin original. Il nous a recommandé d’adhérer à son club de géologie et matériaux, afin… d’approfondir les notions du cours. Je m’y suis rendu le soir même.
— Toujours à faire le bon élève, Hippo !
— Il avait aiguisé ma curiosité, se défendit-il. Il a évoqué les travaux qu’il menait sur des relevés de sismographie. Dans son laboratoire, j’ai vu sa machine, un mastodonte de même nature que celui aperçu dans l’atelier de Fulgence. Malheureusement, son appareil endommagé n’avait pu fonctionner depuis le printemps. J’ai alors proposé mon aide par le biais des mesures de notre oncle.
Je me mordis la lèvre, mais il compléta pour moi :
— Oui, je sais, toujours le bon élève. Laisse-moi te dire, si j’avais anticipé dans quel engrenage je mettais le doigt !... Le professeur était quelqu’un de très passionné, il était doué pour faire partager sa curiosité scientifique. J’avoue que j’ai été embarqué par son ardeur.
— Le professeur était ?
Il grimaça, puis acquiesça avec un soupir, comme à regret.
— Il est mort d’une crise cardiaque il y a trois mois.
— Oh, je suis désolée.
Il semblait sincèrement affecté par cette disparition. Ses yeux se perdirent dans le vague un instant, puis il poursuivit.
— Le professeur avait effectué des mesures sismographiques durant une année entière, jour après jour, à Paris. Il s’était aussi procuré des relevés anciens et d’autres encore en province. Il avait dans l’idée de comparer tout cela pour en tirer des connaissances sur les mouvements de notre terre.
Hippolyte s’anima :
— Il s’agissait uniquement d’un exercice pour nous faire étudier, de travaux pratiques pour des élèves ingénieurs. Rien de révolutionnaire là-dedans. Nous n’étions pas censés découvrir quoi que ce fût dans les résultats.
Je me penchai en avant en posant les coudes sur mes genoux.
— Qu’y avait-il donc dans ces résultats ?
— Nous avions établi une méthode, chacun œuvrait sur une infime partie, personne n’avait une vision globale. Sauf moi : j’étais chargé par le professeur de synthétiser les trouvailles. Il m’a renvoyé recommencer, il m’a dit que je m’étais trompé.
À son ton vexé, je le visualisai devant le géographe comme si j’avais été petite souris dans un coin de l’atelier : les lèvres pincées, l’œil humide, le sourcil buté comme lorsque nous étions enfants. Ah, pas le moment de replonger dans les souvenirs !
— Épargne-moi les détails, le coupai-je sans pitié.
Il souffla avec impatience, mais s’exécuta :
— Pour résumer, il y avait une différence entre les endroits – ce qui présentait déjà de l’intérêt – mais surtout une évolution dans le temps. À Paris, depuis les relevés vieux de vingt-cinq ans, l’activité sismique avait augmenté régulièrement, de manière significative. À Paris, pas en province.
Le professeur Belmont avait alors recruté Hippolyte comme assistant. Ensemble, ils avaient affiné les résultats, déterminé le début du phénomène et surtout, cherché des explications.
— Corrélation n’implique pas causalité, me déclara mon frère d’un ton docte.
Devant mon air agacé, il se racla la gorge et s’empressa de préciser :
— Cela signifie que deux événements qui se produisent en même temps ne sont pas forcément cause et conséquence l’un de l’autre. Quelquefois, il existe un lien caché avec un troisième phénomène ou bien cela peut être le hasard, tout simplement.
Comme je gonflais les joues en soufflant, il se dépêcha de conclure.
— Bref, nous avons tout de suite pensé à l’apparition des faées, parce que la date de début coïncidait. Cependant, il nous manquait des preuves. C’est là que le professeur a eu une idée qui semblait excellente, mais nous a précipités dans un imbroglio incroyable.
Il soupira avec emphase et secoua la tête avec chagrin.
— Il a télégraphié ses résultats à un collègue de l’université de géologie de Californie. Il lui a demandé s’il pouvait analyser les relevés de son État, pour voir si le même phénomène se produisait près des faées californiennes. Deux jours plus tard, la maison du professeur a été saccagée, tous ses papiers brûlés et sa fille enlevée.
₰
La bouche ouverte sur un O de stupéfaction, j’attendis qu’Hippolyte surmonte le souvenir pénible évoqué par la mésaventure du professeur. Je me demandais comment j’avais pu ne pas m’apercevoir de ce qu’il traversait. Les derniers jours avant sa disparition, je l’avais évité, vexée par ses réflexions condescendantes. Mais quand même, avais-je été si uniquement préoccupée de ma petite personne ?
Il se secoua comme pour chasser le malaise, puis reprit son récit :
— Les papiers, le saccage, tant pis. En fait, les résultats des travaux étaient bien à l’abri à l’École Centrale. Le plus effrayant, c’était la disparition de mademoiselle Jeanne, la fille du professeur. Mais en fin de compte, le pire ne s’est pas produit : on a retrouvé Jeanne le soir même. Elle était terrorisée, elle avait passé la journée dans une cave humide, attachée, avec un bandeau sur les yeux. C’était un avertissement : elle portait avec elle un pli qui nous ordonnait d’oublier nos recherches. Aucune menace explicite, mais un ton glaçant, au point d’affoler le professeur. Tu comprends, c’était un être pacifique, un esprit curieux passionné par les sciences et l’éducation, pas un aventurier. Il s’est dit que trop de monde connaissait déjà ces travaux, que préserver le secret était impossible, que tout ce qui avait trait aux faées, à tort ou à raison, figurait immanquablement en première page des journaux. Alors, quand un homme est venu frapper à la porte de l’atelier, le surlendemain, il était mûr pour se laisser convaincre.
— Convaincre ?
— Convaincre qu’il devait disparaître.
— Disparaître ?
— Tu vas répéter tout ce que je dis ?
Sa grimace d’agacement me fit sourire malgré moi. C’était bon de l’avoir là, en face de moi, avec ses mimiques si familières qu’elles reléguaient au second plan sa maturité nouvelle. Je cachai cette hilarité derrière ma main ; si j’avais du mal à maintenir intacte ma colère, je désirais au moins en préserver l’illusion. En outre, un courant d’excitation m’avait parcouru en entendant le mot « faées ». Je ne percevais pas encore tout à fait le lien avec ma propre aventure, mais je subodorais que nos histoires allaient bientôt se rejoindre.
— Continue, intimai-je, je resterai muette comme la tombe.
— Cet homme, Léontine, ce n’était pas n’importe qui. Le professeur le connaissait. Il s’agit d’un chercheur américain qui a séjourné à Paris il y a environ vingt ans. Depuis, il s’est illustré par quantité d’inventions dans le domaine des courants électriques et faéeriques. Un savant originaire d’Europe de l’Est, un gentleman d’une extrême courtoisie, qui parle un français parfait. Un monsieur Nikola Tesla, cela te dit peut-être quelque chose ?
Ce nom tinta à mes oreilles. Je l’avais entendu, oui, très récemment. Je m’efforçai de remonter à mes dernières conversations, avec Jules, Gus ou les occupants de la maison. Enfin, pour ceux-là c’était vite vu, il n’y avait que Franck que je comprenais. Mais oui ! Les griefs qu’il nous avait détaillés contre Edison… L’ancienne affaire du courant alternatif… J’étais sûre que Tesla avait été évoqué. J’opinai sans rien dire, tandis qu’Hippolyte cherchait comment expliquer la suite.
— Il nous a appris que nos observations parisiennes corroboraient les siennes à San Francisco et que tout cela entretenait un rapport avec ce qu’il appelait les failles vers l’univers faéerique. Selon lui, bien que l’intensification de l’activité sismique fût probablement dangereuse, certains intérêts économiques voyaient d’un mauvais œil la divulgation de ces informations. Le profit avant tout.
— Les industries faéeriques de Thomas Edison ! m’écriai-je.
— Tout juste. Tesla nous a proposé de joindre nos efforts aux siens pour déterminer les risques du phénomène. Il nous abriterait de ceux qui nous menaçaient. Tout cela avait l’air très raisonnable, très réfléchi, nous n’avons pas pensé une seule seconde qu’il nous organiserait une sortie si baroque et… explosive. Il nous a montré depuis qu’il adore la mise en scène et les effets de manche. En vérité, il est aussi excentrique que génial, ce qui n’est pas peu dire.
Hippolyte secoua la tête avec accablement et se tut. Mais il me manquait encore des éclaircissements :
— Dans l’atelier, le soir de l’explosion, que cherchais-tu ? Cette question m’obsède depuis bientôt six mois.
— Comment sais-tu que je cherchais quelque chose ?
Je serrai les lèvres sans répondre. C’était à son tour de m’éclairer, pas au mien. Devant ma moue, il se décida à continuer :
— Tu n’as pas deviné, maintenant que je t’ai tout expliqué ? Je cherchais où notre oncle avait rangé les derniers relevés sismiques, pour les emporter.
Bien sûr ! c’était si évident maintenant. Hippolyte rit doucement, sans moquerie, avant de conclure :
— Et voilà comment j’ai quitté Paris.
J'aime aussi beaucoup ce qui se dessine avec cette histoire d'activité sismique : si j'ai bien compris, certains hommes choisissent d'ignorer les risques pourtant établis pour continuer leur course au profit... tiens tiens, ça me rappelle quelque chose, mais quoi ? Je trouve la métaphore habile et belle aussi car on peut également la lier à l'exploitation du peuple faée, qui correspondrait à mes yeux à l'exploitation du reste du monde par les riches pays occidentaux. C'est vraiment une histoire très politique, finalement. Est-ce que c'était à la racine de ton projet, ou est-ce que ça s'est constitué au fur et à mesure de l'écriture ?
Une petite remarque concernant le chapitre où le frère et la sœur viennent de se retrouver dans le train : ce moment de "on ne peut pas parler parce que c'est trop dangereux" m'a fait un effet un peu superficiel. Après tout, ils parlent français, donc personne n'aurait été en mesure de les comprendre. Et puis, j'ai eu l'impression qu'Hippolyte était déjà conscient à ce moment-là qu'ils étaient repérés ? Mais je me suis aussi demandé s'il y avait encore réellement quelqu'un pour les surveiller dans le wagon à ce moment-là ? Bref, cette attente prolongée n'a pas mis en valeur pour moi le "coup de poing" que représente le retour soudain d'Hippolyte. Et en même temps, la course-poursuite et ce moment plus calme des révélations sont très appréciables... Peut-être qu'en fait Hippolyte aurait pu surgir à leur arrivée à Sacramento ? Ça nécessiterait de réorganiser certains trucs mais... Bon, je ne sais pas, c'est une question comme ça ! ^^
En tout cas je vais continuer et bientôt terminer ma lecture de cette chouette histoire ! À bientôt
Bises
Je suis ravie de ce chapitre explicatif. Tu y démêles tous (ou au moins une partie d'entre eux) les fils que tu nous avais laissé dans le paysage et que je n'avais même pas conscience d'avoir en main. Tout s'illumine et ENFIN, je comprends ! Un peu comme Léo, en fait.
Toujours aussi bon, évidemment.
C'est plutôt moi qui ai procrastiné avec mes chapitres finaux... Bon, là où je suis désolée, c'est que j'ai changé des trucs pendant mes corrections pour Gallimard, et que les chapitres 20 et 21 ont pas mal changé. Donc, s'il y a des trucs plus loin qui te semblent bizarres, un petit détour par les chapitres 20 et 21 pourrait t'être utiles. Enfin tu verra bien si c'est gênant ou pas.
Oui, en effet dans ce chapitre, on commence à renouer les fils et rassembler en un tout logique les petits indices que j'avais semés ici et là dans le début. Tant mieux si tout s'illumine !!
Merci Alice !