29) Un peu d'amour

Il était définitivement plus fort que moi au billard, les rares fautes qu'il faisait ne me donnaient que rarement l'occasion de marquer des points. Évidemment, j'aurais pu tricher avec Porcupine Tree, mais la victoire n'aurait alors aucun intérêt.

— Allez, ça suffit, viens à une borne d'arcade que je prenne ma revanche sur Street Fighter ! déclarais-je après une énième défaite.

— Haha, tu sais que tu vas me battre, j'ai de mauvais réflexes, dit-il en reposant sa queue de billard.

— Je ne pense pas que tu aies de mauvais réflexes, j'en ai juste des meilleurs, corrigeais-je.

Comme prévu, je le battais à tous les jeux de combat disponibles dans la salle d'arcade. Bien qu'il lui arrivait de m'arracher un ou deux rounds, il ne l'emportait jamais. Je crus l'espace d'un instant qu'il le faisait exprès, mais il me jura que non. Après tout, il ne se retenait jamais lorsque l'on jouait à un jeu qu'il maîtrisait. Puis, vers quatorze heure, son portable sonna. Il grimaça et décrocha.

— Allô, maman ? Non, je ne vais pas travailler cet après-midi finalement... Hé bien, figure toi que je suis avec Lili. Non, la deuxième. C'est au sujet de la Reine Noire, elle a... besoin de moi, dit-il, laconique. Oui tout se passe bien, je n'ai aucun problème. Tu préviens tata Lili que je ne serais pas là ? Bien, merci maman. Moi aussi, aurevoir.

Lorsqu'il raccrocha, il soupira de soulagement. Visiblement, parler à sa mère l'épuisait.

— Elle a juste peur que tu fasses des conneries si tu traines avec une fille ? demandais-je sans ambages.

— C'est exactement ça, elle n'est pas au courant pour la Reine Noire, elle pense que je me débrouille tout seul, sans elle pour me recadrer, répondit-il d'un air abattu.

Je quittais ma borne d'arcade pour aller vers lui.

— Je suis sûre que tu peux te débrouiller sans la Reine Noire. Tu as un mental d'acier, non ?

Il hocha la tête puis la secoua légèrement.

— Oui, c'est sûr, mais c'est difficile, et je ne peux en parler à personne.

— Tu peux m'en parler, à moi, proposais-je.

— Non c'est... ce serait vraiment trop embarrassant, confessa-t-il. Je suis comme un chien quand je sens des phéromones, je ne contrôle pas mon corps, et je dois réprimer beaucoup de pulsions.

— Oh... je crois que je vois... répondis-je dans un murmure.

Je ne connaissais pas grand-chose au fonctionnement du corps d'un garçon, mais si ses pulsions et sa capacité à sentir les phéromones étaient ne serait-ce qu'un peu similaire au fait d'avoir ses règles, je ne pouvais que compatir.

— Et tu ressens quoi quand ça t'arrive ? demandais-je, trop curieuse.

— Non, c'est trop gênant, je peux pas te le dire...

— Allez Jojo, on est amis non, tu peux tout me dire ! l'encourageais-je.

— Bon, bon, d'accord, céda-t-il. Je ressens du désire, sous toutes ses formes.

— Ah, oui, ça doit être très embarrassant pour un garçon, dis-je sans pouvoir m'empêcher de jeter un œil à son entrejambe. Mais c'est quoi, c'est douloureux ?

— C'est comme une soif, répondit-il, ayant visiblement réfléchit à sa métaphore. Un désire incontrôlable, une envie irrépressible. Ma mère, Tabita, m'a éduqué à en avoir honte, et elle m'a imposé des pensées intrusives.

— C'est-à-dire ? demandais-je, fascinée.

— C'est terriblement embarrassant à dire, marmonna-t-il. Mais chaque fois que je pense à quelque chose de sexuel, je pense à ma mère, Tabita, qui me regarde. C'est un automatisme qu'elle m'a imposé très tôt dans mon éducation.

Je grimaçais, je comprenais mieux la scène qui accompagnait ma vision de la marque en forme de couronne d'araignées.

— Je suis désolée, j'imagine que tu as du mal à en parler...

— Oui, beaucoup, répondit-il immédiatement. Mais d'un autre côté, c'est cool d'avoir quelqu'un d'autre à qui en parler. Mais cette conversation me serait quasiment impossible sans la Reine Noire.

Je jetais un œil autour de nous pour vérifier que nous étions bien seuls.

— Tu penses qu'en sentant mes phéromones, ton comportement envers moi changerait ? Tu aurais du désire pour moi ? Et ça gâcherait forcément notre amitié ?

— Oui, tu as bien résumé, dit-il en passant une main dans ses cheveux. Je sais que je pourrais me contrôler, mais ça créerait une difficulté et une gêne entre nous, ce que je ne souhaite pas...

Je hochais doucement la tête, pensive. Le pauvre, me dis-je, condamnée à subir ses plus bas instincts comme un animal. Cependant, je connaissais beaucoup de garçons qui se comportaient comme des animaux, même sans avoir le handicape de Jonathan, et il valait mieux qu'eux.

— Tu restes un gentleman anglais, comparé à d'autre qui n'ont pas ton problème, formulais-je à voix haute.

— Oui, c'est ce qu'on me dit souvent, répondit-il avec un sourire un peu contrit.

— Hey, tu sais quoi ? On devrait profiter du reste de la journée pour aller au laser-game ! Avec ton sens tactique et mes réflexes, on aura même pas besoin de Porcupine Tree pour battre des équipes complètes, à nous deux !

Il hocha la tête et nous fîmes comme convenu. Nous enchainions les victoires sans trop de problèmes, et au fur et à mesure que nous jouions ensemble, je commençais à sentir naître en moi un certain attachement. Jonathan et moi étions les parfaits complices, lorsque nous faisions équipe. Je me sentais avec lui comme je me sentais avec Antoine ; mais différemment. J'avais une tendresse pour lui que je n'avais jamais éprouvée auparavant.

Et au fil de nos parties, les heures s'écoulaient, la fatigue s'installa peu à peu, et nous abandonnions notre record de victoire d'affilées, au nombre de trente-quatre. Tandis que nous nous défaisions de l'équipement du laser-game pour le rendre, une pensée me passa par la tête : et si la Reine Noire avait prévu que je me rapprocherai de Jonathan ? Si elle avait prévu une punition pour m'empêcher de le fréquenter ? Je chassais cette idée de ma tête. Rien que le fait qu'il renonce à son vœu devait être une punition suffisante pour lui.

— Lili, ça va ? demanda-t-il.

— Oui, je... je pensais à un truc, avouais-je en reposant mon fusil.

— Quel genre de truc ?

— La Reine Noire, j'ai peur de ce qu'elle a prévu pour moi...

— Désolé, fit-il en baissant la tête.

— Ne le sois pas, tu ne pouvais pas savoir. J'imagine qu'elle ne t'a rien dit par rapport à moi ou même à ma mission.

— En effet, elle nous a tous promis un vœu en disant qu'on devrait simplement le garder intact jusqu'à ce qu'elle monte sur le trône. Aucun de nous n'avait d'idée de ce que ça impliquait.

— N'empêche, elle a prévu une formule très stylée pour que vous renonciez à vos vœux, remarquais-je.

Il haussa les épaules avec un petit rire.

— Si tu veux mon avis, cette phrase est une idée de la Reine Blanche.

Je hochais la tête avec un sourire.

— Je ne l'avais pas vu sous cet angle, mais ça semble plausible. (je m'avançais vers lui) Est-ce que tu es prêt ? Parce que moi je le suis. Il suffit qu'on aille dans une des chambres de l'hôtel, tu as un passe, non ?

Il m'observa un instant comme si je venais de le gifler, puis il hocha finalement la tête.

L'ambiance de l'hôtel était très différente au crépuscule, tout semblait plus silencieux, plus calme. Les longs couloirs vides, bien que richement décorés, semblaient sans fin. Finalement, nous nous retrouvâmes dans la chambre deux-cent trois. Une pièce calme avec un seul lit et un grand balcon, sur lequel je me rendis pour un peu d'air frais.

— Ça va aller ? demandais-je en me tournant vers lui, tandis qu'il me rejoignais. On peut juste discuter quelques minutes si tu veux.

— On aura tout le temps de discuter une fois que tout ça sera terminé, dit-il en s'appuyant sur la rambarde du balcon.

— Bien parlé, répondis-je en hochant la tête. Alors je t'en prie, l'invitais-je avec un geste de la main.

Il prit une légère inspiration avant de réciter :

— Mille piques transperçant le ciel, enchainés dans les entrailles de la terre, muraille noire et infranchissable, ceint la tête de l'obscurité portant un masque de chair et de sang ; laisse-la griffer de ses ongles noirs le tissu de l'existence et effacer mon nom de son royaume.

À ces mots, une volute de nanites noires s'échappa de son corps, puis se dissipa dans les airs. Aucune trace de la Reine Noire, ni d'un quelconque fragment.

— C'est bizarre, d'habitude elle apparait immédiatement, fis-je d'un air soucieux.

Au loin, j'entendis le bruit d'un moteur que je connaissais bien, le même modèle de moto que celui de mon père, une Royal Enfield Classic trois-cent cinquante. Peut-être était-ce le voleur qui l'avait prise à mon père. Rien qu'au son, je devinais que le moteur était poussé à fond. Étrange.

— Je... je viens de voir une moto passer sans pilote, bredouilla Jonathan.

— Quoi ? Attend, comment c'est possible ?

Je n'eus pas le temps de réfléchir plus avant que mon téléphone sonna. Il s'agissait de mon père. Cela faisait trop de coïncidences d'un coup. Je devinais un peu la situation mais sans trop y croire.

— Allô, dis-je en décrochant. Quoi ? D'accord, je sais ce qui se passe, je dois te laisser.

Je rangeais mon téléphone et me tournais vers Jonathan.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.

— Je crois que la Reine Noire a pris possession de la moto de mon père... Sa puce GPS vient à peine de se réactiver comme par magie et tu l'as vu passer sans pilote.

— Vers où elle va ?

— Vers le lycée Châteauvert, répondis-je immédiatement.

— On doit y aller vite alors ! s'exclama-t-il.

Je levais la main pour le contredire :

— Non, reste ici en sécurité, si je cours avec Porcupine Tree d'activé, j'y serais en un rien de temps.

— Je ferais que te ralentir, conclut-il en soupirant.

— Jonathan, au fait... tu sens quelque-chose maintenant ? Juste pour... pour vérifier que ton vœu a bien été brisé.

Il marqua une pause et prit une profonde inspiration par le nez, avant d'expirer doucement et de détourner les yeux.

— Oui, je peux te sentir, c'est redevenu... comme d'habitude, soupira-t-il.

— Je vais te laisser alors, dis-je simplement en activant Porcupine Tree.

Avec un dernier regard vers Jonathan, je me dépêchais de filer à travers les couloirs de l'hôtel, puis à travers les rues. Je n'avais jamais couru aussi vite de toute ma vie, et sans être essoufflée, malgré la fatigue de la journée. Je me sentais plus vivante que jamais, filant comme un courant d'air à travers les ruelles qui remontaient vers mon lycée. Cependant, je n'avais pas réfléchi à un détail : Châteauvert était fermé le week-end. Je me dépêchais cependant de foncer jusqu'au portail, devant lequel je reconnu la moto de mon père, son pot d'échappement était encore chaud. Mais aucune trace de la silhouette habituelle.

— Papazian, m'interpela une voix que je reconnue. Je crois qu'on t' attend dans la cours.

— Madame la proviseure ? demandais-je, surprise de la voir. Qu'est-ce que vous faites ici ?

— J'ai pris la liberté de venir t'ouvrir la porte, Rodriguez t'attend déjà dans la cours, dit-elle en ouvrant le large portail, faisant tinter son trousseau de clefs.

— Mais comment vous... Layla avait raison, vous savez beaucoup trop de choses, comment êtes-vous au courant de tout ça ?

— Dunkelgrau me tient informée de la position de la Reine Noire en temps réel, ainsi que de l'état des fragments. Informations qu'on ne pouvait pas te donner, pour les raisons que tu sais. Et il se trouve que j'habite tout prêt d'ici, conclut-elle.

Je l'observais longuement. Son teint naturellement hâlé, ses longs cheveux raides et noirs, ses yeux noisettes derrière ses petites lunettes carrées. Elle ne payait pas de mine, mais elle semblait être une personne hors norme. Mon instinct me souffla de lui poser une question :

— Quel est votre nom de famille ?

— Jalili, je m'appelle Assia Hâjja Jalili, répondit-elle avec un sourire en coin.

— Je vois, donc vous êtes... non, laissez tomber, je dois me dépêcher.

Elle fit simplement un pas de côté pour me dégager l'entrée et m'invita à l'emprunter d'un geste de la main. J'allais enfin avoir le fin mot de toute cette histoire.

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