29 : Menace

Demain 14h. Delta d’Odar, Source de Roche-Lieu, marécages, la seule maison à pilotis. Viens avec Pierre. Tu manques à l’une de ces conditions, Gaspard sera exécuté.

— Qui l’a écrit ?

— C’est forcément signé, répondit Kateline sans la regarder.

— A. A.

Armand Aster.

— Je suis désolée, dit Judy sans savoir pourquoi elle disait ça alors que ça devrait être l’inverse.

— Et moi donc, répondit Kateline en se levant. Qu’est-ce que ça dit ?

Elle lut la lettre par-dessus son épaule, mais ne la commenta pas. Elle ouvrit la porte et partit. Judy s’assit sur son lit et froissa la lettre en une boule compacte dans sa poche. Il était quinze heures trente. Le chronomètre était lancé.

Judy resta plantée face à la lumière sombre de l’extérieur. La pluie s’épaississait sur les pavés. Savait-elle seulement ce qu’elles étaient l’une pour l’autre ? Judy se précipita dans le couloir.

— Kateline ! Attends !

Kateline se figea au milieu de l’escalier descendant.

— Quoi ?

— Comment je vais faire ?

— Tu vas voir Pierre.

Judy plissa les yeux, sans comprendre.

— Tu es de quel côté ?

Kateline soupira.

— Est-ce que tu as le choix ? dit-elle. De me faire confiance ?

— On a toujours le choix, répondit Judy.

— Dit comme ça… Tout dépend du résultat que tu veux obtenir.

Judy garda le silence, les sens aux aguets. Ici, n’importe qui pouvait se trouver derrière une porte, l’oreille tendue.

— Est-ce que tu sais qui je suis ? articula Judy, sans qu’aucun son ne franchisse ses lèvres.

Kateline hocha la tête, impassible.

— Tu sais, alors…, dit-elle si doucement que Judy dû presque deviner les mots.

Elle ne demanda pas comment, même si son regard trahissait l’incompréhension.

— Viens, on va voir Pierre, dit Judy pour clore une conversation qui s’annonçait embarrassante.

Dehors, le sol était devenu gadouilleux, et la pluie tombait toujours, dans un amas de brume grise et blanche. Pierre était assis sur un rocher, au milieu de la forêt de pins. Kateline devait avoir un don pour retrouver les personnes qu’elle cherchait. Était-ce sa connexion au Feu qui lui permettait de percevoir la chaleur d’autrui malgré la distance ?

— Vous voulez me parler ? demanda Pierre. Je voudrais être seul.

L’inconfort commença à grimper dans sa gorge ; Judy était à deux doigts de faire demi-tour. Non. C’était plus important que ça. C’était pour ses parents. Elle s’apprêta à parler quand Kateline prit la parole :

— Tu voudrais savoir ce qu’on a à te dire.

— Kateline et Judy, amies ? Laisse-moi rire. Asseyez-vous et expliquez-moi si ça vous chante, mais ne me demandez pas de vous écouter.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Judy.

— Rien.

Il se détourna, les cheveux trempés.

— Fuir la bonne humeur d’une famille soudée ne fera pas revenir la famille que tu as perdue.

— Tais-toi, s’énerva Pierre en se levant, le doigt pointé vers le torse de Kateline. Qu’est-ce que tu en sais, toi ? Tu as perdu ton père, ta mère, peut-être ? Un frère, une sœur ? Non. Ne viens pas me faire la leçon sur comment vivre ma vie.

Judy sentit son ventre se tordre.

— Va-t’en. Allez-vous-en.

Kateline regarda Judy. Ses grands yeux verts ne reflétaient plus qu’une immense tristesse. Elle recula. Trois pas. « C’est ton combat, pas le mien. » Tandis que ses pas se fondaient à nouveau dans les bruits de l’eau qui trébuchaient dans les rigoles de boue, Judy restait immobile comme un piquet dans un champ.

— Mmm ? fit Pierre.

— J’ai un papier.

Silence inquisiteur.

— Ah. Et ?

— Lis-le.

Elle lui tendit la boule de papier. Il la prit et dit avant de lire :

— Elle ne t’a pas dit pourquoi ? À quoi on sert à part déconnecter des gens ? L’Anti-lumière est volatile. On l’aura plus, bientôt. Quand on aura déconnecté assez de personnes pour ne plus avoir de lumière en nous, on ne pourra plus déconnecter. Les Lombrics n’auront plus besoin de nous.

— Non.

— Et tu lui fais confiance ?

— Je ne sais pas.

Il soupira.

— Je peux toujours lui demander, argumenta Judy. Peut-être qu’elle répondra.

— Ouais, ouais.

Il lut.

— Tu veux que je te suive dans la gueule du loup ?

— Perspicace.

— Tu sais que je ne vais pas faire ça.

— Et qu’est-ce que tu vas faire alors ? Attendre dans les jupes des Chaussettes violettes le moment de faire quelque chose ? Tu vas les laisser décider à ta place ?

— Ce n’est pas une raison de ne pas réfléchir avant d’agir. Tu te crois plus forte qu’Aster, hein ? Qu’il te laissera récupérer ton père, s’il ne l’a pas déjà tué ? Je ne sais pas dans quel monde tu vis, Judy, mais définitivement pas le nôtre.

Judy serra les poings. Il jugeait sa vision des choses sans essayer de comprendre. Il refusait de l’aider. Elle avait envie de l’insulter.

— Franchement, Pierre, qu’est-ce que tu as à perdre ?

— Aha. Appuyer sur la corde sensible, je n’ai plus de famille. Écoute, tant que je ne suis pas mort, j’ai encore quelque chose à perdre. La vie, par exemple. C’est mon choix, non, de venir ou pas, et tu ne peux pas me l’enlever.

— Quelle vie ? Tu ne donnerais pas tout pour retrouver ta famille, toi, à ma place ? Tu as perdu tout espoir. Mais si tu n’essaies pas tout, il y aura toujours la culpabilité : « j’aurais pu… ». Toi non plus, tu ne vis pas dans notre monde. Tu vis dans le passé, Pierre.

Il retenait ses poings fermement serrer l’un à l’autre. Il y avait tant de colère… C’était comme ça qu’on déconnectait. Que se passait-il lorsque deux porteurs d’Anti-lumière se déconnectaient entre eux ?

— OK, tu ne veux pas m’aider. Mais tu dois comprendre que tu es directement impliqué. Personne n’a choisi. C’est juste tombé sur nous. Et si tu veux ne rien faire… c’est ton choix. Mais ne crois pas que les Lombrics resteront bien sagement dans leurs galeries, dans l’espoir que tu viennes à eux par toi-même. Ne crois même pas qu’ils t’oublieront comme toi tu essaies de les effacer de la réalité.

Un moment de silence pesa, où Pierre semblait lutter pour ne pas hurler.

— Je rentre avant d’être trempée.

Sa voix ne tremblait pas.

 

Eustache apportait le gratin, un sourire satisfait au visage. Lunaé pianotait la table, perdue dans ses pensées, et M. Olivertown revenait avec Nathanaël du vestibule où ils avaient dit au revoir à sa famille. Judy et Pierre s’étaient installés aussi loin que possible l’un de l’autre. Kateline, semblait placide, comme si tout allait pour le mieux… bien sûr sa famille ne risquait pas de mourir demain à 14 heures. Tuée par son propre père.

Judy fixait ses poignets collés à la table, et les enfonçait dans le bois, pour contrôler le raz-de-marée. Non, elle ne voulait pas retourner la table, casser la vaisselle, mais elle en mourrait d’envie. Juste pour faire taire la détresse qui chantait dans sa tête chaque seconde.

La nuit était enfin tombée. Et elle devait s’enfuir à nouveau. Comment ? La bonne affaire ! Ce n’était qu’une futilité par rapport à l’enjeu qui se profilait. Son genou battait les double-croches sous la table. Elle trouverait bien un moyen. Elle trouverait bien un moyen.

— Ça va, Judy ? demanda Eustache, la mine soucieuse.

— Ça va bien, mentit-elle avec un sourire forcé.

— Sers-toi. C’est délicieux. Et je ne dis pas ça seulement parce que c’est moi qui l’aie cuisiné.

Il n’attendit pas qu’elle se servent et retourna dans son assiette une louche copieuse de pomme de terre.

— Ça sent terriblement bon, dit Nathanaël, le nez béatement tendu vers le plat de patates.

— Il faudrait commencer les séances, dit Lunaé à brûle-pourpoint.

— De cuisine ? s’enquit Nathanaël.

— De pomme de terre ? renchérit Pierre (et répondant au regard exaspéré d’Eustache :) Il y a terre dans pomme de terre.

La tablée se retint de rire, sourires pincés.

— Demain, répondit M. Olivertown, en les regardant par-dessus ses lunettes rectangulaires. Oui, demain.

— Oui, dit Nathanaël. Mais vous nous préparez à quoi au juste ? On ne retournera pas à Otaïla ?

— Si. Mais pas tout de suite, et vous devez continuer votre cursus comme si tout était normal.

Comme si tout était normal.

Toujours faire semblant.

 

Quand elle quitta la table, elle fit semblant. Semblant qu’elle n’était pas préoccupée, semblant que son cœur ne coulait pas, enveloppé d’angoisse et de haine. Elle mangea toute son assiette, même si tout son corps voulait vomir. Elle fit semblant. Elle sourit quand elle croisa le regard de Lunaé, répondit d’une voix neutre quand Eustache leur souhaita « bonne nuit ».

Puis elle ferma la porte de la chambre derrière Kateline. Elle ne s’effondra pas sur le sol. Plus tard, toujours plus tard, jusqu’au jour où s’effondrer ne sera plus un choix. Au lieu de cela, elle bouillait de rage.

— Pourquoi les Lombrics nous veulent, les deux à tout prix ? Un seul suffirait. Pourquoi je dois emmener Pierre ? Je dois partir ce soir, Kateline. Ce soir !

Judy ferma les yeux. La colère commençait à échapper à son contrôle.

— Ils pensent que ça règlera leur problème, dit Kateline en s’asseyant sur son lit, visiblement épuisée. Les Esprits sont furieux.

— Pourquoi seraient-ils furieux ? s’exaspéra Judy. Explique-moi, ce que tu me racontes n’a aucun sens.

Kateline fixa le sol et sa paupière droite tressauta.

— L’Anti-lumière et les déconnexions ont une explication, mais peu de gens le savent. C’est lié aux Esprits primitifs. Le monocle n’est pas qu’une lunette à voir ce qui est invisible. En fait, ça permet de voir les Esprits et la Lumière parce que c’est un portail vers leur monde. Je ne sais pas ce que souhaite faire mon père. Leur parler, peut-être ? Tout ce que je sais, c’est qu’il pense qu’il a besoin de vous deux pour ouvrir portail.

— Ah, rigola Judy. Le côté dangereux. Je comprends, maintenant. Et ça ne te serait pas venu à l’idée de me le dire plus tôt ? Qui l’a volé ?

Kateline secoua la tête.

— Qui l’a volé, je ne sais pas. Si mon père le sait, c’est que c’est trop important pour qu’il me le dise, sinon, c’est qu’il ne le sait pas non plus.

Quand elle disait « mon » père, les lettres du mot « notre » se superposaient dans son esprit. Elles étaient demi-sœurs, et personne ne l’avait encore dit tout haut. C’était comme un secret que tout le monde connaissait, mais tout le monde taisait, pour faire comme s’il n’existait pas. Mais tout le monde ne le savait pas. Avaient-ils seulement besoin de le savoir ?

On toqua à la porte. Judy et Kateline s’entreregardèrent, l’inquiétude comme nouvelle expression.

— Oui ? dit enfin Judy.

— C’est moi, dit la voix de Pierre alors que le battant s’entrouvrait.

— Tu as changé d’avis ? dit Judy d’une voix où perçait un indéfectible espoir.

Les cheveux blonds de Nathanaël s’ébouriffèrent sous le bras de Pierre.

— On a écouté à la porte.

L’inquiétude avait bien eu raison d’être.

— Rien à dire, alors, vous savez tout.

Judy se leva de son lit et ramassa les affaires qui traînaient sur la table de nuit et les meubles, et les fourra dans son sac. Elle l’accrocha à son épaule.

— Vous m’excuserez, j’ai mon père à sauver. Je compte sur vous pour me couvrir.

Elle passa devant eux et s’engagea dans le couloir.

— Tu n’as pas de voiture ni de montgolfière, protesta Nathanaël.

Judy croisa son regard, et un sentiment de culpabilité l’étreignit. Elle ne lui avait rien dit. Alors que lui, il aurait compris. Elle chercha dans sa poche le morceau de papier et le lui tendit. Il le parcourut à peine du regard.

— Mmm. D’accord. Je comprends.

Il se mordit le lèvre, pris d’indécision.

— Je t’accompagne, dit Kateline.

Elle s’était rapprochée du seuil sans un bruit. Judy fut surprise.

— Je connais mon père, se justifia-t-elle. Et ce n’est pas parce que je suis sa fille que j’approuve ce qu’il fait.

Pierre et Nathanaël pourraient ne pas la croire. Mais il y avait quelque chose dans ses mots et sa façon de parler, qui résonnait. Les liens de sang qui se renforçaient.

— Ça ne règlera pas le problème du transport, dit Nathanaël.

— Hélène, dit Kateline.

Pierre se mit à rire.

— Elle va avertir les autres à coup sûr.

— Non, je suis sûre qu’elle nous aidera.

Sa conviction et son regard fixé vers un lointain invisible était inébranlable. Judy la croyait. Parce qu’elle voyait quelque chose qu’ils n’avaient jamais réussi à voir.

— Et toi, Pierre ? demanda Judy. Tu ne m’as pas répondu.      Tu viens ou pas ?

— Je viens.

— Merci, dit Judy.

C’était sincère.

— Je vous couvre, dit Nathanaël. Dans la limite du possible, évidemment.

Ils se retrouvèrent tous dans les escaliers qui menaient au vestibule d’entrée. Judy n’avait pas les mots pour remercier Nathanaël. La gratitude la submergea comme un raz de marée. Merci. Merci. Nata.

— Je vais chercher Mémé, dit Kateline. Faites-moi confiance. Je crois savoir où elle loge, ici.

Elle ouvrit la porte d’entrée en tournant le trousseau et sortit sur le perron, éclairé par les lumières tremblotantes.

— Je vais préparer mes affaires, dit Pierre.

— Laisse ta valise, plaisanta Nathanaël.

— Très drôle. Elle est toujours chez Hélène.

Il ferma la porte. Judy allait faire demi-tour vers sa chambre, quand Nathanaël dit :

— Hé, Judy.

— Quoi ?

— Que la Lumière te guide.

Cette expression remontait à des millénaires. Une antiquité langagière.

— Merci, Nata, merci. Tu sais pas combien.

— Oh que si, je sais.

Et il sourit si grand ! que Judy sourit aussi jusqu’à ses oreilles.

— Que la Lumière te guide aussi, Nathanaël.

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