Je gardai mes questions puisque j’avais promis de me taire, toutefois la présence de ce Tesla à Paris me paraissait hautement suspecte. Qu’y faisait-il ? Comment avait-il eu vent des travaux du professeur ? Mon frère s’apprêtait à continuer, mais je le retins d’une main sur le bras. Le batelier s’approchait, après avoir coupé le moteur qui nous propulsait le long de la rivière. Il entama une discussion avec Hippolyte, en montrant de l’index ce qui devait être l’aval. Je devinai la teneur de la conversation : on n’y voyait plus rien, une fine couche de brume couvrait l’eau, la visibilité s’était réduite à quelques mètres devant notre barge.
— Il dit qu’on ne peut pas continuer, confirma Hippolyte. Il va s’amarrer à la rive pour la nuit. Nous repartirons demain matin dès l’aube.
L’annonce me consterna. J’attrapai doucement Gus dans le fond de ma poche. Il ne pesait pour ainsi dire rien et dormait, inerte. Pire que tout, il était à demi transparent, vêtements compris. La vue de mon petit faune aussi spectral me serra le cœur. Il s’éveilla dans mes doigts, grogna et, quand je l’approchai de mon oreille, il murmura :
— Si je flanche… si je casse ma pipe… si je me carapate, je r’grette rien. C’était chouette. Et va pas te mettre dans la cafetière que c’est ta faute, hein !
Il soupira et, son message délivré, s’enfonça aussitôt dans un profond sommeil, peut-être même un coma. Il avait beau s’être fendu de son plus nébuleux argot, j’avais quand même saisi. Des larmes me montèrent aux yeux ; ce n’était pas possible, il ne pouvait pas disparaître à son tour ? Je n’avais pas retrouvé l’un que pour mieux perdre l’autre ? Un sentiment d’urgence me submergea et me donna l’aplomb d’apostropher le batelier haut et fort, devant un Hippolyte stupéfait :
— Ce n’est pas acceptable. Il est impératif que je me rapproche de San Francisco ce soir. Le plus vite possible !
Il n’avait rien compris, évidemment, mais mon ton était clair. Je me tournai vers mon frère :
— Dis-lui que je le paierai double… ou triple, si nécessaire.
— Pourquoi donc ?
— Fais-le ! Je t’expliquerai ensuite.
Je saisis vite que nous n’aurions pas gain de cause : le pilote répliqua en joignant le geste à la parole avec de grands mouvements péremptoires dont le sens ne pouvait m’échapper. La panique m’envahit ; je ne voulais pas perdre Gus aussi stupidement.
C’était hors de question.
Je m’y refusais absolument.
— Il a peur de s’échouer sur un banc de sable, transmit Hippolyte ou, pire, de percuter un autre navire.
— Un autre navire ? Comment cela, un autre navire ?
— Les gros bateaux de passagers se tiennent haut sur l’eau et sont munis de phares puissants. Ils continuent leur service.
— C’est cela qu’il nous faut !
— Mais il n’y a pas de port, ils ne s’arrêtent pas. Aucune chance de monter à bord.
Justement, derrière nous, en amont, se fit entendre la corne de brume d’un bateau. Les sons d’un orchestre s’infiltrèrent jusqu’à nous à travers la purée de pois.
— Demande-lui ! Demande-lui si ce bateau va à San Francisco.
S’ensuivirent des palabres pendant lesquels je regrettai une fois de plus mon ignorance de l’anglais. Accrochée au bastingage, j’essayais d’estimer au bruit la position du bateau, sa vitesse et son déplacement. Il allait passer à quelques dizaines de mètres de nous. Si je calculais bien…
Je n’avais peut-être aucune chance, mais à cet instant j’aurais été prête à me jeter à l’eau et à nager pour sauver Gus. Je comptais faire mieux.
— C’est un bateau-croisière, expliqua Hippolyte. Il descend jusqu’à San Francisco les voyageurs qui veulent s’offrir un peu de bon temps. Il propose repas, orchestre et même un feu d’artifice avant l’arrivée.
Une lueur diffuse perçait l’air opaque. Elle semblait osciller au rythme de la musique, dont le volume s’intensifiait. Dans son lent glissement sur la brume, le navire allait bientôt passer à notre hauteur.
— Très bien. Alors, viens !
Assise sur le bord, je basculai mes jambes vers l’extérieur, au-dessus de l’eau. Main tendue, je fis signe à mon frère de me rejoindre.
— Viens, je te dis !
— Mais… tu es folle !
Je n’avais jamais senti à quel point l’énergie faéerique était là, disponible. Elle frémissait dans le réservoir de la barge et reposait en bien plus grande quantité dans celui du bateau qui s’approchait. Si Gus ne pouvait pas s’en nourrir – pour des raisons qui m’échappaient –, moi je pouvais l’utiliser, la plier à ma volonté. Je mis un pied sur l’eau, puis un autre. Un chemin de glace se matérialisa devant moi, bien rectiligne, si épais qu’il était à peine troublé par le courant.
— Dépêche-toi !
J’avançai déjà à grands pas à la rencontre du bateau dont le moteur avait faibli, tant je siphonnais le flux d’énergie. Je dérapai une fois, puis une seconde et ralentis l’allure. J’avais conçu une glace grumeleuse en surface, cependant l’eau qui gelait par-dessus en compromettait l’adhérence. Hippolyte se décida. En jetant un œil derrière moi, je le vis prendre pied avec précaution sur le chemin glacé et appuyer pour en tester la solidité. Cela fait, il se hâta de me rejoindre, à petits pas glissés, afin de ne pas ébranler le pont de glace.
— Ma Doué, comment fais-tu cela ?
— Demande-toi plutôt comment on va monter à bord de ce… ce mastodonte.
Tel un fantôme qui émergeait de la brume, le bateau à aubes apparaissait aussi imposant qu’une forteresse ; la large roue médiane qui le propulsait brassait l’eau au ralenti avec une détermination inexorable. Hippolyte me désigna l’arrière : c’était là que nous devions nous accrocher, sur les échelles métalliques qui permettaient d’aller inspecter le gouvernail.
— On peut s’y suspendre, cria-t-il. Ou du moins essayer.
— On n’essaie pas, on le fait. On n’aura droit qu’à une tentative.
Je m’arrêtai juste en face de la grande roue, la regardai passer avec lenteur et majesté, puis, une fois la route dégagée jusqu’à l’aplomb du bateau, je jetai mes dernières forces dans la bataille : le chemin de glace s’allongea devant moi jusqu’à frôler la coque. Je m’élançai. Les remous engendrés par la roue ébranlèrent mon pont de glace : je dérapai, un pied dans l’eau, le corps déséquilibré. Sans Hippolyte qui m’attrapa le bras, j’aurais basculé dans la rivière. À peine stabilisée, je sautai et agrippai l’échelle d’un pied et d’une main. J’oscillai follement, le métal glissa sous mes bottines, mais je ne lâchai pas. Je me recroquevillai pour mieux tenir et tendis l’autre main à Hippolyte, qui était déjà derrière le bateau, presque trop loin.
— Attrape ma main ! Vite !
Dans un saut digne de ses performances passées au club d’athlétisme, il bondit pour me rejoindre. Sa main agrippa la mienne, l’autre rata le barreau.
— Tiens bon ! hurlai-je sans m’entendre, au moment où la corne de brume beuglait.
Le poids au bout de mon bras me coupa le souffle ; j’eus l’impression que mon épaule allait se disloquer. Les pieds d’Hippolyte pédalèrent dans l’eau sombre, mais de son autre bras, il réussit à crocheter un barreau. Il se rétablit et posa un genou sur l’échelle, puis un pied. Notre duo tangua, roula, puis finit par se stabiliser. Quelques instants plus tard, nous nous hissions sur le pont, à bout de forces, les souliers trempés et les orteils glacés.
Personne ne nous avait vus. Je m’assis contre le bastingage, à l’écart des flots de lumière qui se déversaient de l’intérieur, et repris mon souffle, le front sur mes genoux. À côté de moi, Hippolyte haletait aussi, le visage rouge, trop échauffé par ses efforts pour sentir la fraîcheur de la nuit. Malgré tout, au bout de quelques minutes, nous nous mîmes à frissonner. L’humidité qui remontait depuis mes souliers parvenait à se frayer un chemin à travers mes vêtements. Hippolyte me saisit une main et la frotta dans les siennes :
— C’est bien toi ; tu as toujours eu les mains gelées à la moindre baisse de température.
J’allais rétorquer qu’on parlait tout de même d’un bain de pied dans l’eau glacée, mais je reconnus soudain l’humour de mon frère, la dérision dont il faisait preuve devant les éléments contraires. Je retrouvais aussi sa fragilité, qu’il déguisait de moqueries. Comme tout cela m’avait manqué !
Je haussai les sourcils :
— Comment cela, c’est bien moi ?... Tu en doutais ?
— Fichtre ! Il y a de quoi s’interroger. Ce que tu as fait, là, c’était prodigieux. Je compte bien entendre toute ton histoire en détail, à commencer par la cause de cette précipitation.
À la pensée de devoir tout raconter, la fatigue me saisit ; un long frisson me parcourut, de haut en bas, brutalement, comme s’il allait me casser en deux. Il me secoua jusqu’au bout des orteils, lesquels étaient devenus presque insensibles.
— Rentrons d’abord à l’abri, suggérai-je.
₰
Des flots de lumière et de chaleur nous accueillirent à la porte du salon où la fête battait son plein. Les passagers faisaient cercle autour d’une table de roulette. Les hommes pariaient à qui mieux mieux, pendant que les femmes les encourageaient. Nous nous glissâmes à l’intérieur, dans une épaisse fumée de cigarettes et de cigares bon marché. Personne ne nous accorda le moindre regard. Seules quelques femmes – pourtant peu vêtues – qui s’éventaient avec langueur soupirèrent d’aise en sentant l’air frais qui s’était engouffré par la porte vite refermée. Je m’écroulai sur une chaise, vidée de toute énergie, mais pleine d’espoir. Le bourdonnement du moteur signifiait que nous nous rapprochions à belle vitesse de San Francisco : nous pouvions encore sauver Gus.
Je cherchai Hippolyte des yeux. J’eus la surprise de le voir revenir repeigné, enveloppé d’un manteau qui le transformait de nouveau en jeune homme de la bonne société. Il avait dû s’emparer d’un vêtement laissé par un passager qui s’en était délesté, échauffé par quelques verres d’alcool. C’était un pardessus gris épais, passe-partout, sans identification particulière ; il y avait peu de chances que son propriétaire le reconnaisse. De plus, Hippolyte avait récupéré deux coupes vides abandonnées, une pour lui, une pour moi. Ainsi équipés, nous nous fondions dans l’assistance : un jeune homme de bonne famille qui s’amusait avec une fille de la classe ouvrière. Pour parfaire l’illusion, il s’assit à côté de moi et me passa un bras autour du cou. Je lui en voulus quelque peu de me faire jouer ce rôle, pourtant une parfaite couverture. Il ne manquait que l’alcool dans les verres.
Je me laissai étourdir par le bruit et la fumée. Mes pieds me faisaient mal en se réchauffant, mais c’était plutôt satisfaisant de sentir l’emprise du froid reculer, comme sous l’effet de ce retour vers la société. Laquelle société paraissait un brin vulgaire certes, mais délicieusement ordinaire : pas de magie, pas de tueurs ni d’espions, pas de gens préoccupés du sort du monde.
Je somnolais presque, rassérénée ; aussi fus-je littéralement pétrifiée quand une grande vague glacée me retourna, en me faisant perdre tout repère. Pendant un instant, je ne fus pas là, mais dans des doigts qui lâchaient prise, une respiration qui se suspendait, un esprit qui s’affolait. Je me dédoublai et une moitié de moi partit à la dérive. J’essayai de saisir ces doigts, de tenir bon… En vain. D’un coup de talon, je remontai à la surface de flots visqueux et retrouvai aussitôt la chaleur et la lumière du bateau. Paniquée, je plongeai la main dans ma poche. Mes doigts ne balayèrent que du vide. Je cherchai avec frénésie, bien que ce fût inutile. Je le savais : Gus n’était plus là. Il avait « lâché la rampe », comme il aurait été fier de me l’entendre dire.
Alors, pour le coup, en première lecture je n'avais pas saisi qu'il s'agissait de sa "mort". Après une deuxième lecture, oui, cela me semble évident, surtout avec ta ligne de clôture de chapitre. Mais j'ai véritablement été certaine en lisant le commentaire de Svenor.
Je ne suggère là aucune modification, c'est parfait en l'état. Et ça pousse à tourner la page avec angoisse et émotion. Bravo !
Ah, ben allors je suis contente si ça fonctionne, parce que j'ai pas mal retravaillé de passage suite aux remarques (totalement fondées de Svenor !). Bon alors j'attends que tu tournes la page ! A bientôt.
Je ne sais pas trop quoi penser de ce chapitre, j'ai beaucoup aimé la démonstration de pouvoir de Léo, même si j'ai trouvé son frère un peu impassible (il s'est étonné, mais pas autant qu'on aurait pu s'y attendre).
La "mort" de Gus est très poignante, et je l'ai trouvé vraiment très bien écrite à la fin du chapitre, mais il y a quelque chose que j'ai trouvé bizarre là-dedans. Dans le chapitre, il est sous-entendu (ou du moins c'est comme ça que je l'ai compris) que Gus ne mourra pas vraiment, mais ira dans "le marché aux âmes", ce qui enlève tout de suite énormément du potentiel tragique de la scène à la fin. On sait qu'il n'est pas mort et qu'on le reverra, donc c'est compliqué de ressentir quelque chose de spécial à cette lecture. Et du coup, si j'ai mal interprété cette histoire de "marché aux âmes", bah c'est le même résultat (a.k. fin de chapitre qui tombe à l'eau mais potentiel énorme), alors que le côté tragique sera déplacé plus tard, quand on se rendra compte qu'effectivement, Gus est mort pour de bon.
Voilà voilà, je trouve ça vraiment dommage car c'était très intéressant de le faire "mourir" après que Léo ait fait TOUT ce qui est en son pouvoir pour le sauver. Ce qu'elle a fait n'a pas suffi et n'a finalement rien changé, et je pense que ça pourra la marquer assez fort (un peu moins, s'il n'est pas mort du coup).
Enfin bref, beaucoup de critique mais j'aime toujours autant ton histoire, t'inquiète pas !
C'est très intéressant, cette réflexion sur Gus, parce qu'en effet, je sape pas mal mon effet "dramatique" en annonçant ces futures potentielles retrouvailles...
Du coup je vois deux pistes : l'annoncer mais de manière beaucoup moins certaine (mais ça enlève aussi une partie du potentiel dramatique), ou alors ne pas l'annoncer du tout.
Si je ne l'annonce pas, il faut que je trouve un autre moyen d'introduire ce "marché aux âmes" par la suite...
Ah, ah, je vais cogiter, merci pour cette piste !