— Tu as du culot pour me déranger dans un tel moment avec une question pareille ! gronda la voix de Shôgi à travers mon téléphone.
— J-je suis désolée ! m’exclamai-je. Mais je ne savais vraiment pas à qui parler…
J’étais vraiment surprise d’entendre Shôgi aussi en colère, d’habitude, elle avait le calme et la froideur d’une personne qui savait ce qui allait se passer longtemps à l’avance.
— Tu aurais pu en parler avec la dolphéenne humaine ! s’emporta ma correspondante. Selon mes calculs, c’est à elle que tu te confies !
— J-je ne comprends pas tout ce que vous dites… murmurai-je en guettant l’arrivée du bus, recroquevillée sous l’abri. Je suis désolée si j’ai interrompu quelque chose d’important…
— Important ? J’étais sur le point de faire l’amour avec ma femme ! s’écria la voix de l’extraterrestre.
Et pour autant que cette déclaration me laissa sans voix, me donnant l’impression de m’être changée en statue de sel, je ne pus m’empêcher d’entendre les pleurs d’un bébé depuis l’autre bout du téléphone. Puis soudainement, une autre voix que celle de Shôgi, plus calme et plus mesurée, se fit entendre, juste assez proche du combiné pour que je puisse la distinguer :
— C’est rien, va t’occuper de Jonathan, je vais parler à cette demoiselle…
J’entendis alors plusieurs grommellements et ce qui me semblait être des jurons dans une langue inconnue de l’espèce humaine, qui allaient en s’éloignant dans un vague grincement de sommier.
— Heu, allô ? hasardais-je en m’asseyant sur le banc de l’abribus.
— Oui, répondit la voix inconnue. Excuse-moi, je remettais mes lunettes. Je suis le Dr Lili Walsh, et toi tu es la jeune Emily Lindermark, c’est cela ?
Je hochais inutilement la tête.
— Ou oui, et je dois vous dire à quel point je suis mortifiée de vous avoir dérangée dans de telles circonst-
— N’en parlons plus, me coupa la voix du Dr Walsh. Quelle était ta question ?
— Heu, je… en fait, j’en ai énormément à présent ! déclarais-je avec un petit soupir égaré, passant une main sur mon front.
— Eh bien tu as le temps, Jonathan est difficile à endormir.
— Eh bien, pour commencer… est-ce vous qui avez fait croire à Shôgi que « Lili » était un titre offert aux humains exceptionnels ? demandais-je, essayant de m’alléger l’esprit.
— Oui, au départ c’était pour me moquer du fait qu’elle prétende que son nom de famille était un titre similaire. Mais ça s’est avéré être la vérité de son côté, répondit-elle simplement.
— Et… vous êtes donc mariée avec elle, madame ?
— Pas officiellement, mais c’est tout comme. Et tu peux m’appeler Lili, « madame », ça me renvoie assez désagréablement à ma cinquantaine qui approche, plaisanta-t-elle avec un flegme fort sympathique.
— Très bien, Lili donc… Je… j’aimerais savoir comment vous vous êtes retrouvée à vivre en couple avec une extraterrestre, mais ça n’est pas ma question, je… Eh bien, il s’est passé quelque chose au club de mon amie ce soir et… bredouillais-je. J’ai fait comme si je maîtrisais la situation mais j-je…
— Laisse-moi deviner, proposa la voix de Lili. Tu as embrassé une fille et tu as aimé ça, le goût de son gloss à la cerise...?
— Vous… vous citez une chanson de Katy Perry, fis-je remarquer en soupirant. Shôgi tient cette habitude de vous ? Ou est-ce l’inverse ?
— L’inverse en réalité, répondit-elle avec un petit rire. Elle aime référencer la culture terrienne quand elle parle, elle s’imagine que ça rend son propos plus accessible aux humains. Mais pour en revenir à ton problème, si tu as apprécié l’expérience, il n’y a pas de quoi être paniquée.
Je marquais une pause, prenant le temps de respirer l’air relativement frais de cette soirée. Shôgi avait un côté tendre, elle avait même une femme, et un enfant dont elle s’occupait comme si c’était le sien. Et je parlais librement avec une parfaite inconnue dont le prénom était mon propre surnom. Et la situation était parfaitement normale. Du moins essayais-je de m’en convaincre.
— Le problème c’est que… je ne pense pas… je ne pense pas être homosexuelle, docteur… soufflais-je d’un air absent. Alors, j’ai peur de la blesser…
J’entendis alors en réponse, le plus curieux mélange entre un rire et un soupir que j’eus jamais entendu.
— Écoute, je suis une scientifique de haut rang en matière de biologie, alors écoute bien ce que je vais te dire, commença Lili Walsh avant de prendre une petite inspiration. Pendant le développement d’un fœtus de rat de laboratoire, une glande particulière se forme dans son cerveau. La forme de cette glande détermine si l’individu sera attiré par les mâles ou les femelles. Et dans quatre-vingts pour cent des cas environ, cela sera en accord avec ses capacités de reproduction. Les vingt pour cent restant seront attirés par des individus avec lesquels ils ne pourront pas se reproduire… conclut-elle avant de marquer une pause, suivie du bruit singulier d’une porte qui se referme. Et je ne te parle que de rats de laboratoire, pas d’êtres humains dotés d’une personnalité complexe.
— Je… je comprends, mais où voulez-vous en venir ? demandais-je, avide de réponses de la part d’une humaine, visiblement éclairée dans les domaines qui me préoccupaient.
— Ce que je veux dire, c’est qu’en admettant que les humains soient soumis au même genre de glande que les rats, leur personnalité, leur vécu et leurs émotions entrent aussi en jeu. Quand tu atteins un certain niveau dans le domaine des sciences, tu passes souvent par une période de dépression, pendant laquelle tu te dis que l’être humain n’est finalement rien d’autre qu’une machine faite d’eau et de carbone… Mais tu finis par te rendre compte qu’il y a bien plus que cela, et tu finis par croire, en quelque sorte, à l’âme humaine…
Un silence s’installa. Je n’avais vraiment pas l’habitude de me confier à une parfaite inconnue. Mais elle était d’une telle intelligence et d’une telle empathie qu’elle m’inspirait une grande confiance. J’avais envie de me raccrocher à ses propos, à ce qu’elle pourrait me dire pour me rassurer, et elle y arrivait superbement bien. Mon nez me chatouilla, alors j’y passais le revers de ma main. Puis mes yeux me piquèrent, alors je battis des paupières, avant de me rendre compte que de petites larmes s’y étaient formées.
— Je… je comprends, soufflais-je d’une petite voix. Merci docteur, je… je pense que c’était le genre de chose que j’avais besoin d’entendre. Mais, pourquoi avoir fermé la porte pour me dire tout ça ? Je croyais que Shôgi savait tout à l’avance ?
— Haha, ricana mon interlocutrice. Appelle-moi Lili, bon sang… Et puis il y a une chose que Tabita est incapable de prévoir ; ce sont les émotions. Et si j’ai fermé la porte, c’est qu’elle n’aime pas entendre mon discours sur l’âme humaine, conclut-elle avec un sourire que je devinais rien qu’au ton de sa voix.
— Tabita, donc ? demandais-je en essayant en brin d’humour.
— Si tu lui répètes son prénom sous son nez, elle te jettera dans une étoile à neutron, plaisanta-t-elle en retour.
Ou tout du moins, j’espérais qu’elle plaisantait. Je pris une profonde inspiration et tentais de me redresser sur le banc, en essuyant mes yeux fatigués.
— Excusez-moi, mais je dois savoir… sur quel projet travaille-t-elle ? Elle m’a dit qu’elle fabriquait un dieu… c’est assez inquiétant, demandais-je.
— C’est top secret Emily, répondit Lili en retrouvant tout son sérieux. Je ne peux te dire que ce que tu sais déjà : l’humanité est divisée, et ses activités épuisent les ressources planétaires. Tu sais également que Tabita souhaite confisquer d’anciennes technologies que son peuple a laissées sur Terre en guise de cadeaux de bienvenue dans la civilisation interstellaire, le jour où l’humanité y serait préparée, à ce train-là. Alors cette technologie… fit-elle avant de marquer une pause, reprenant visiblement son souffle. Ne doit pas être utilisée par de mauvaises personnes, conclut-elle.
— Je… tout cela sonne extrêmement grave, soufflais-je, un peu blême.
— Oh, ne t’en fais pas si mon discours te semble fataliste Emily, me rassura Lili avec un entrain retrouvé. Je parle d’un processus de plusieurs siècles. Et puis, lorsque tu auras absorbé le proto-implant, tu seras à même de corriger beaucoup de choses en ce monde, j’en suis certaine, m’encouragea-t-elle.
— Bien. Je vais… méditer tout cela, répondis-je avec bonne humeur. Merci beaucoup doc... je veux dire, Lili. Mais, juste une dernière chose qui m’intrigue… Shôgi a parlé de « dolphéenne » au sujet d’Hélène, de quoi s’agit-il ?
— Oh, je vois. Cette Hélène doit avoir une forte carrure et une personnalité bien trempée n’est-ce pas ? Et une compréhension instinctive des choses, décrivit-elle comme si elle récitait une formule.
— Oh, oui, exactement. D’ailleurs, j’ai déjà entendu Shôgi dire qu’Améthyste lui faisait penser à une race de sa planète par sa compréhension des choses, me remémorais-je en haussant les sourcils. Je suis curieuse du coup, est-ce qu’il s’agit d’une autre race extraterrestre ?
— En effet. En tout, il y en a quatre. Elles ne partageaient pas la même planète à l’origine, juste le même système solaire. Les dolphéens sont une race particulièrement respectée par Shôgi, parce qu’ils sont, selon ce qu’elle en dit, « hermétiques à la complexité », mais capables d’une grande sagesse. Et je pense que nous avons tous besoin d’une telle personne dans notre vie… en plus, tu as peut-être trouvé la tienne, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec un clin d’œil que je devinais même sans le voir.
— Oui… oui, vous avez raison, Lili… Et… je suis encore vraiment navrée de vous avoir interrompues, vous ne pouvez pas savoir à quel point je –
— Calme-toi voyons.
— Oui, pardon, me repris-je en essayant de ne pas me faire d’image mentale de ce que j’avais pu interrompre. Vous transmettrez mon affection à… votre femme, ainsi qu’au petit Jonathan, concluais-je avec le sourire.
— Je n’y manquerais pas Emily. N’hésite pas à appeler si tu en as besoin, bonne nuit.
— Bonne nuit à vous, répondis-je avant de mettre fin à l’appel.
Je soupirais en rangeant mon téléphone dans mon sac. Je n’avais aperçu aucun bus depuis le début de ma conversation, et les horaires affichés sur le présentoir de l’abri semblaient être obsolètes, vu l’heure et le jour de la semaine.
Haussant vaguement les épaules, je décidais donc de rentrer à pied. Après tout, c’est ce que j’avais fait le jour de mon arrivée ici, pour me changer les idées. Et j’en avais actuellement besoin.
Je marchais donc seule dans les larges rues de la petite ville universitaire, les lointaines lumières des bâtiments me servant de points de repère, tandis que les vieux réverbères éclairaient mon chemin d’une lueur chaude mais faiblarde. L’air était un peu humide et un léger vent soufflait, changeant de direction à sa guise.
À chaque fois que je repensais au moment où j’avais embrassé Amélie, mon ventre se nouait et mes joues s’empourpraient, tandis qu’un frisson me gagnait. Je souriais bêtement.
Je savais que j’appréciais beaucoup la Napolitaine et qu’elle avait pour elle des qualités que je lui enviais, mais je ne pouvais pas m’empêcher de me demander s’il était légitime pour moi de vouloir quelque chose de romantique entre nous. J’avais la désagréable impression de profiter d’elle.
Cependant, je fus rapidement tirée de mes pensées en voyant arriver une voiture qui longeait le même trottoir que le mien. Elle arrivait de face et m’éblouissait un peu avec ses phares, mais je notais rapidement la particularité principale du véhicule : le volant se trouvait à droite.
Aussi, je me mettais instinctivement sur mes gardes, et à raison, puisque la voiture ralentit avant de s’arrêter à ma hauteur.
Curieusement, je me sentais remontée à bloc, plus aucune peur ne me freinait à présent. Mon regard ne fit que se durcir lorsque la vitre de l’imposante Sköda Octavia de mon père s’abaissa pour révéler son visage sévère.
— Alors maintenant, tu traques la puce GPS de mon téléphone ? lançai-je avec amertume, dans ma langue natale. Quel genre de père fait ça ?
— Le genre de père qui se soucie de sa fille, répondit-il sans sourciller. Monte dans la voiture, on rentre à la maison, commanda-t-il, impérieux.
À ces mots, deux de ses gardes du corps sortirent de la voiture. L’un tenait la porte côté passager ouverte, tandis que l’autre s’approchait de moi afin de me guider vers mon siège. La fausse galanterie visant à forcer la main à quelqu’un faisait partie des armes les plus détestables de la bourgeoisie, j’étais bien placée pour le savoir.
— Je vous interdis de me toucher ! déclarai-je au garde qui s’approchait, tandis que j’activais Cool Cat sans aucune difficulté.
L’effet de surprise face à l’apparence que prenaient mes yeux fit hésiter, puis reculer le garde du corps. J’en profitais alors pour tourner mon regard vers le visage de mon père. Nous étions suffisamment proches du campus pour que je puisse clairement lire le puzzle de ses émotions.
J’y voyais de complexes pièces grisâtres, bien enracinées sous d’autres émotions plus vives et plus présentes. Une quantité effroyable de détermination, une dose non négligeable de colère, et un infime soupçon de tendresse, ou peut-être même d’amour… mais pour qui ? me demandais-je, convaincue que de telles émotions ne m’étaient pas adressées.
— Écoute-moi bien, car je ne le répéterais pas, grondai-je froidement. Essaie encore de me forcer la main, et tu auras des problèmes.
— Tu es devenue un de ces monstres… pesta-t-il en observant mes yeux comme s’il s’agissait d’une simple fantaisie de ma part. Nous n’aurions peut-être pas dû faire remonter l’artefact aussi près de la surface finalement.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je n’ai pas de compte à te rendre Emily, monte dans la voiture, répondit-il simplement, hermétique.
À ces mots, le garde du corps qui hésitait depuis tout à l’heure s’approcha encore une fois de moi d’un pas un peu plus déterminé. Je pouvais facilement lire ses émotions. De la détermination brute sans aucune complexité, il ne faisait que son travail. Et cette détermination n’était cimentée que par le bleu foncé de la peur. La peur de perdre ce travail. C’est pourquoi il me fut si facile de la briser, en saisissant simplement la main de cet homme afin de dissoudre sa détermination.
Comme l’avait dit Shôgi, Cool Cat envoyait des informations sous forme de signaux bioélectriques en passant par les mitochondries des cellules. Sachant cela, il m’était d’autant plus facile d’utiliser mon pouvoir.
— Je, heu… balbutia le garde du corps en reculant. J-je suis pas fait pour ce métier !! s’écria-t-il avant de partir en courant.
Le deuxième, celui qui tenait la porte ouverte, sembla soudainement un brin paniqué et tourna la tête vers mon père :
— M-monsieur Lindermark ? Que se passe-t-il ?
Soupirant profondément, mon père ouvrit sa portière afin de sortir. Instinctivement, je fis un pas en arrière et plaçais mes jambes de façon à pouvoir bouger rapidement en cas d’urgence.
— Vous pouvez prendre congé, Wilson, je dois parler à ma fille, répondit mon père sans se démonter une seule seconde.
Le dénommé Wilson hésita quelques secondes avant de partir dans la direction de son collègue qui venait de fuir, espérant peut-être le rattraper.
— J’exige des explications, père ! m’exclamais-je avec détermination, mais toujours sur mes gardes. Quelle est cette histoire de faire remonter l’artefact ?
Mon père se dressait de toute sa hauteur et de toute sa largeur, le visage fermé, sévère, et une lueur déterminée dans le regard. Il le cachait très bien, mais je savais qu’il était en colère. Je n’avais même pas besoin de lire dans ses émotions pour le deviner.
— Emily Erina Elizabeth Lindermark, tes caprices suffiront ! Ce campus est un lieu dangereux et tu ne dois pas y rester ! dit-il en élevant la voix pour l’une des rares fois de ma vie.
— Je commence à comprendre, dis-je en durcissant mon regard. Au fil des ans, vous faites remonter l’artefact de plus en plus proche de la surface ! C’est pour cette raison qu’Améthyste a eu son emprise plus tôt que d’habitude, et c’est également pour ça que j’étais capable d’utiliser mon pouvoir en centre-ville ce soir ! Et vous, père, vous savez qu’à force de faire remonter le proto-implant à la surface, ses ondes finiront par devenir dangereuses !
— Emily ! Comment connais-tu le nom de l’artefact ! s’exclama mon père, son visage affichant enfin une autre expression que la froideur. Explique-toi !
Pour la première fois de ma vie, je me trouvais en position de force par rapport à mon père. M’éloigner de lui, même quelques jours, avait été bénéfique en fin de compte. Je l’avais pris au dépourvu, et il avait même baissé sa garde au point de me laisser une ouverture pour lui répondre :
— Je n’ai pas de compte à te rendre… Damian !
Pour lui qui avait toujours eu l’habitude d’avoir l’ascendant dans une conversation, il prit extrêmement mal le fait de se voir retourner une phrase qu’il avait employée un peu plus tôt. Et le fait que je l’appelle par son prénom en privé le déstabilisa d’autant plus. En effet, il n’était pas rare, chez les familles bourgeoises, d’appeler ses parents par leurs prénoms devant des invités ou des partenaires commerciaux importants. Mais en privé, il s’agissait presque d’une insulte.
— Emily ! C’est la dernière fois que je te préviens ! gronda-t-il en tendant le bras pour se saisir du mien.
J’en profitais alors pour me saisir de son poignet sans aucune hésitation. Un tel individu ne méritant pas, à mes yeux, que je continue de le traiter comme un père.
Ses émotions étaient instables de par ma manœuvre précédente, je planifiais donc d’en profiter pour m’attaquer à sa détermination, comme je l’avais fait avec son garde du corps.
— Je peux savoir à quoi tu joues ?! tonna-t-il.
J’écarquillais alors brièvement les yeux en les tournant vers la main que je venais de saisir. Il portait des gants de cuir lorsqu’il conduisait, je le savais pertinemment, mais j’étais également convaincue que des mitochondries subsistaient dans le cuir de grande qualité.
— Comment est-ce que...! m’exclamai-je avec un mouvement de recul.
— Idiote ! Ces gants sont doublés de soie ! déclara mon père en m’attrapant le bras.
Il venait tout juste de comprendre comment fonctionnait Cool Cat, du moins en partie. Mais ça ne m’étonnait pas de sa part. Après tout, il était intelligent et semblait travailler sur le sujet, avec son expérience malsaine.
— Ne me touche pas ! criai-je en essayant de me dégager de son étreinte.
Ce qui était peine perdue, car même avec l’aide de Cool Cat, je ne pouvais rien faire pour me dégager sans risquer de me blesser. Alors, de ma main libre, je tentais le tout pour le tout, la plongeant dans mon sac à main pour y attraper le couteau qu’Améthyste m’avait confié, déployant sa lame.
— Tu oses menacer ton propre père avec un couteau ! C’est ça l’influence qu’ont eue tes soi-disant nouveaux amis sur toi ? tonna-t-il en me tirant vers la portière.
— Certainement pas, je ne suis pas une brute comme toi ! m’exclamais en plaçant la lame entre mes dents.
Je rassemblais alors toute ma force, plaçant un pied contre l’aile de la voiture afin d’empêcher mon père de m’envoyer valser sur la banquette arrière. Même lui n’oserait jamais mettre suffisamment de force dans son geste pour me casser le poignet ou me déboîter l’épaule.
Profitant du bref temps de répit pendant lequel mon père réfléchissait à une nouvelle manœuvre pour me faire monter de force, je rassemblais mon courage et passais ma langue sur la lame du couteau d’Amélie.
Je savais qu’il était mauvais pour mon corps de laisser Cool Cat trop longtemps actif, alors je me donnais quatre secondes. Quatre secondes pendant lesquelles je concentrais toute l’efficacité de mon pouvoir et toute la force de ma volonté, juste le temps qu’il fallait à mon père pour me jeter sur la banquette arrière et retourner à sa place de conducteur… Puis de commettre l’erreur que j’attendais de lui : qu’il se tourne vers moi pour continuer de me réprimander.
Ainsi, tandis que Cool Cat se dissipait, je pris une brève inspiration et crachais de toutes mes forces le sang qui avait coulé dans ma bouche après avoir léché la lame d’Améthyste.
— Qu’est-ce que ça signifie ? Il ne t’a fallu que quelques jours pour devenir une sauvage !
Profitant qu’il soit occupé à essuyer le sang sur son visage, je me penchais pour ramasser le couteau et le remettre dans mon sac à main.
— Tu as perdu ! déclarais-je en français.
Et tandis que je portais une main à ma bouche pour en essuyer les éclaboussures de sang, je constatais un changement drastique dans l’expression du visage de mon père. Il semblait paniqué, désemparé, comme si quelque chose lui filait entre les doigts. Chose qui lui était insupportable, lui qui avait pris l’habitude de tout obtenir facilement.
— Qu’est-ce que tu m’as fait... souffla-t-il d’un ton que je ne lui connais pas.
— C’est ton jugement, père ! rétorquai-je en le pointant du doigt. Cool Cat va te juger !
— Non, c’est impossible… aucune emprise ne peut faire ça, qu’est-ce qui m’arrive ? demanda-t-il, visiblement désemparé, portant ses mains à son visage. Qu’est-ce que tu as fait ?
— C’est simple, à travers mon propre sang, j’ai enclenché la dissolution d’une des émotions que j’ai pu lire dans ton esprit ! expliquai-je, non sans anxiété. Et j’ai ciblé ce sentiment d’amour et d’affection que j’ai aperçu ! S’il m’était destiné, ton arrogance à vouloir décider pour moi entraînera ironiquement sa destruction !
— Non ! E-Emily ! Tu ne peux pas faire ça ! Je suis ton père ! paniqua-t-il pour la première fois de ma vie. Arrête ça ! On peut discuter, mais tu ne peux pas faire une chose pareille ! Que dirait ta mère ?
Je ressentais un curieux mais enivrant mélange de satisfaction et de culpabilité en le voyant ainsi perdre ses moyens devant moi. Mais j’avais un objectif, et je devais m’y tenir. J’étais remontée à bloc.
— Je veux la Lindermark Compagny, incluant ce campus ! déclarai-je avec conviction. Ce n’est qu’une avance sur héritage après tout !
— D’accord ! Mais arrête ça ! Arrête ton pouvoir ! J’ai… j’ai l’impression que les souvenirs que j’ai de toi s’estompent !
— Évidemment, Damian… après tout, on ne se souvient que des choses qui nous tiennent à cœur !
Cependant, je n’en menais pas vraiment large. Une partie de moi avait tout simplement peur que Cool Cat ne soit trop efficace et que mon père cesse réellement de m’aimer.
— Pourquoi ? Pourquoi es-tu si déterminée à sauver cette plèbe ? Tu ne sais pas à quel point cette expérience est importante !
— Rien n’est plus important qu’une vie ! répliquai-je instantanément avant de tendre la main. Est-ce que nous avons un deal ? demandai-je ensuite, souhaitant le forcer à officialiser la chose.
Sans perdre une seconde, il attrapa ma main et la serra d’une étrange manière. Comme s’il se cramponnait à moi, comme s’il avait peur de me perdre, que je disparaisse. Je ne pus m’empêcher d’être touchée, évidemment, mais la colère subsistait toujours. Je n’oubliais pas pour autant ce qu’il s’était permis de faire quand il avait le dessus.
— Je te la donnerais Emily ! Mais je ne possède que la moitié de ce campus… l’autre appartient à Satriani.
— Très bien, déclarai-je simplement en ouvrant la portière. Si ton amour et sincère, alors il résistera à Cool Cat, c’est tout ce que j’ai à dire ! concluais-je avant de sortir de la voiture. Maintenant, excuse-moi, mais j’ai un campus à sauver et un artefact à rendre à leurs propriétaires légitimes…
Je claquais ensuite la portière avant de me diriger vers l’université, ma détermination renouvelée m’offrant le luxe de pouvoir ignorer le contrecoup de Cool Cat.
Et tandis que je m’éloignais, j’entendis une dernière fois la voix de mon père :
— Impossible… ça veut dire… que tu l’as rencontrée !