Katy jeta un regard défiant à son interlocuteur.
— On ne peut pas faire ça.
Laïos soupira.
— Nous n’avons pas le choix. Nous devons nous battre.
— De une, vous n’avez aucune chance, de deux ils tueraient Rhyn, répliqua-t-elle.
— Je sais. Je le sais bien. Mais que veux-tu que je fasse ? Nous ne pouvons pas quitter l’île, et l’esclavage n’est pas une option. Tout ce que l’on peut faire c’est nous battre.
— Mais… si vous engagez le combat, Rhyn sera tué.
Quelques heures auparavant, elle s’était réveillée dans son lit d’infirmerie. Laïos avait tenu précédemment un conseil avec la Communauté pour décider avec eux de la démarche à suivre. Les Yggdrasiliens avaient fini par trancher : ils ne laisseraient pas leur île à l’ennemi sans verser le sang. Théodorus lui avait fait part, dès son réveil, des intentions de la Communauté. Elle avait interrompu le conseil de guerre que le chef tenait avec ses lieutenants pour contester cette décision.
— Je vous rappelle que Rhyn s’apprêtait à être un membre de votre Communauté. Laissez-vous vos frères périr ainsi ?
— Il s’apprêtait seulement. Et tu comprends bien que l’on ne peut pas sacrifier tout le monde pour lui.
Elle ne comprit pas la suite du débat que les immortels tinrent dans leur langue.
La jeune fille attendit, le cœur battant.
Et puis il y avait Timmy. Ou celui qu’elle avait cru être Timmy. Elle en était de moins en moins sûre. Après tout, leurs regards s’étaient croisés mais il n’avait pas réagi.
Elle devait trouver un moyen de les convaincre.
— Si nous supprimons Gobelstein et Rudolf, la flotte n’attaquera pas, déclara-t-elle un bout d’un temps.
— Pourquoi ?
— Elle ne bougera pas sans ordre d’un nouvel amiral ou du Commandement suprême.
— Ce Commandement suprême, où est-il ?
— Très loin, à Embéria.
— Dans ce cas, le problème ne se pose pas. La Tempête ralentira les bateaux messagers qui n’auront pas le temps d’avertir leur QG.
— Non, ça ne marchera pas, ils possèdent des communications radios.
— Des quoi ?
— Ils peuvent communiquer instantanément, par ondes radio.
Cette remarque plongea les immortels dans la stupéfaction.
— Une telle technologie existe ? souffla Yara.
— C’est là que Rhyn nous a laissé un cadeau ! s’exclama Théodorus.
Tous les regards se braquèrent sur lui.
— J’ai découvert que les Cristaux Lucidum bleus du Royaume Ailé, les Gristelios, qu’il y a dans le moteur du Migrateur de Rhyn, émettent des ondes qui contrarient les ondes radios. Je m’étais précédemment demandé pourquoi un pays possédant une telle technologie n’utilisait pas la radio comme moyen de communication, lui préférant des Messagers. La réponse sont : les Gristelios. Ce qui signifie que, si nous voulons empêcher les ondes radios de passer, nous n’avons qu’à activer les Gristelios.
— Mais cette technologie nous est inconnue, êtes-vous capable de le faire ? s’enquit un immortel que Katy ne connaissait pas.
Théodorus sembla hésiter.
— Je ne peux pas remettre sur pieds le Migrateur de Rhyn, car je ne connais pas les systèmes qui l’activent, en revanche, à partir de sa carcasse, je peux créer un sous-marin fonctionnel.
— Tu en es vraiment capable, Théo ? s’enquit Katy d’une voix tremblante.
— Absolument, je te rappelle que tu parles au scientifique le plus doué du monde entier ! Avec, nous pourrons récupérer Rhyn.
— Qu’est-ce qu’un sous-marin ? questionna Laïos.
— C’est un bateau submersible.
Les immortels se turent un instant et se consultèrent du regard.
— C’est d’accord, nous tenterons de sauver votre ami en échange de la suppression du commandement. De combien de temps avez-vous besoin ? finit par lâcher le chef.
— Mmmh difficile à dire… disons qu’il faut quand même sortir la carcasse de l’eau, tout démonter, puis tout retaper… si j’ai de l’aide, je pense pouvoir le finir en moins de deux jours.
— Je vais rassembler une équipe, lança Yara, veuillez me suivre.
— Bien sûr, mais je dois vous prévenir que ce sous-marin ne pourra transporter que deux personnes, en sachant que l’une d’elle doit être Rhyn…
Il laissa sa phrase en suspens et suivit l’immortelle hors de la salle de réunion.
— Je veux me charger de cette mission, déclara Katy.
— Tu es alitée.
— Qu’importe, faites-moi boire encore de cette eau magique et je serai rétablie. Vous n’avez presque aucune expérience du combat et des commandos. Vous ne savez pas non plus manier un sous-marin. Je suis la personne qu’il vous faut.
Les Yggdrasiliens semblèrent hésiter.
— Je sais ce que je dois faire, je connais les Amaryens, je parle même leur langue. Je récupère Rhyn, je tue Rudolf et Gobelstein, et je tourne autour du navire-amiral pour perturber les ondes. En espérant qu’ils n’aient pas désigné de successeur. Pendant ce temps, vous faites votre diversion et vous occupez l’ennemi.
Laïos la fixa un long moment.
— Tu es vraiment sûre de vouloir le faire ? Cette mission est quasi suicidaire.
— Oui.
— C’est d’accord, mais je dois te prévenir. Nous allons nous rendre au Sanctuaire cette nuit, pour demander l’aide de l’Arbre, ce qu’il nous accordera sûrement. Mais si tout se passe comme il y a trois cents ans, alors les animaux ne sauront pas faire la différence entre un sous-marin allié et un sous-marin ennemi. Si les choses tournent bien pour nous, sors de cet engin immédiatement. Tu as bu l’Eau, ils ne t’attaqueront pas.
— J’ai compris.
___
— Bienvenue, Katy, au sein de notre Communauté.
— Bienvenue ! répéta la foule.
Comme Rhyn s’apprêtait à le faire quelques heures auparavant, elle avait passé la Cérémonie d’Initiation. Le visage de Johann dansait dans son esprit. Elle le chassa, elle avait trop besoin du pouvoir de l’arbre-montagne.
L’Eau de la Source Claire avait un goût amer.
— Tu es désormais officiellement une Yggdrasilienne, enfant de l’Arbre. Et pour te guider dans ta nouvelle vie, l’Arbre t’offre ceci, qui sera ton Lien pour le reste de ton existence.
Laïos lui tendait un jeune chiot. L’animal était un bâtard aux long poils blancs tachetés de marron, possédant un museau allongé et des oreilles pendantes.
— Je l’ai choisi pour toi, lui souffla le chef de la Communauté, je suis sûr que tu vas développer le Lien avec lui, c’est Yggdrasil qui me l’a dit.
Katy saisit le chiot. Son pelage était d’une douceur rare. L’animal planta ses grands yeux marron dans les siens, ils exprimaient une joie pure et enfantine. L’espace d’un instant, le cœur de la jeune fille s’arrêta de battre et elle vit le parc de son enfance, entendant un rire de petite fille. Le chiot lui lécha la joue en poussant un petit aboiement.
— B’jour !
Elle sursauta et se tourna vers Laïos.
— Tu dois lui donner un nom maintenant, l’encouragea-t-il.
La jeune fille se laissa immerger dans son souvenir.
— Onetto, je vais l’appeler Onetto.
La foule applaudit, et on l’entoura pour la féliciter. L’espace d’un instant, la joie semblait véritable. Mais elle ne dura pas. L’assistance se délita pour aller préparer la bataille, plus aucune sourire n’était visible.
___
Katy se promenait sur une passerelle de bois surplombant le paysage. Le coucher le soleil était caché par les silhouettes sombres des navires. Les gigantesques feuilles de l’Arbre bruissèrent, une centaine de mètres plus haut, comme si elle voulait faire passer un message. Onetto trottait près de la jeune fille, semblant s’émerveiller de tout.
Soudain, un cri flûté la fit sursauter ; elle leva la tête et Tempête de Neige se posa sur la rambarde.
— Tu es là !
Katy ne savait pas où était passée la chouette. À son réveil, Théodorus lui avait dit qu’elle n’était pas intervenue pendant l’altercation dans le navire-amiral, et qu’elle s’était envolée peu après. La jeune fille, soulagée, tendit la main pour caresser la tête de l’oiseau.
— Je vois que tu es devenue réceptive, résonna une voix chaude.
Elle sursauta et retira sa main comme si elle s’était brûlée.
—T… Tempête c’est toi ?
— Oui, reprit la voix, gracieuse et profonde. Le vieillard a renforcé les communications entre les humains et les animaux. J’étais en train de parler avec lui.
— Le vieillard ?
— Yggdrasil, si tu préfères. Je voulais qu’il nous aide à sauver mon fils.
— Rhyn ? Alors vous êtes vraiment sa mère, l’ancienne reine ?
— Oui. Mais ce n’est pas la question. Écoute-moi, Katy. Les enfants de l’Arbre ne le savent pas, mais leur protecteur a son propre plan. Il devrait permettre la victoire. Mais il nécessite quelque chose.
Katy écouta la reine, elle déglutit.
— Tu as compris ?
— Oui.
— Bien. Prends Onetto avec toi, il t’aidera à repérer tes ennemis. Bonne chance.
— Co… comptez sur moi, répondit la jeune fille d’une voix moins assurée qu’elle ne l’aurait voulu.
— Et, Katy…
— Oui ?
— Merci.
Dans un battement d’ailes majestueux, le harfang s’envola vers la voûte feuillue.
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Katy observa un long moment la plage, le village creusé dans l’écorce et l’Arbre. Elle balaya du regard ses habitants, rassemblés en face d’elle, et Laïos en particulier, qui arborait un air sombre mais déterminé. Il se tourna vers la foule.
— Par le passé nous avons livré beaucoup de batailles, et nous les avons toutes gagnées, au prix du sang des nôtres. Cette bataille se paiera aussi par le sang. Ce n’est pas ce que je veux. Ce n’est pas ce que nous voulons, mais nous n’avons pas le choix. Nos ennemis nous attendent, plus redoutables que jamais. Allons-nous plier l’échine et nous résoudre à un odieux esclavage ? Non ! Allons-nous abandonner notre terre en sachant que nous sommes condamnés ? Non ! Nous allons nous battre ! Et même si nous n’avons que peu de chances de gagner, même si nous avons la peur de mourir, même si nous ne voulons pas ce conflit, nous allons y mettre notre cœur. Nous allons nous battre ! Tous autant que nous sommes, avec l’aide de l’Arbre. Et j’y crois, mes frères et mes soeurs, à notre victoire, car il faut y croire ! Je remercie ceux qui vont mourir et leur demande pardon. Croyez-y, et battez-vous ! Nous vaincrons !
La foule reprit en chœur :
— NOUS VAINCRONS !
Katy serra les poings mais ne dit rien.
Nous vaincrons…
Juste avant son départ Théodorus la prit dans ses bras.
— Ne meurs pas s’il te plaît, souffla-t-il, les larmes aux yeux.
— Je n’en ai pas l’intention, Théo, tenta-t-elle de le rassurer, et de se rassurer elle-même.
— Bonne chance à toi, dit Laïos avec un regard respectueux.
— Vous aussi.
Sur ce, elle entra dans le sous-marin.
L’engin était petit et allongé, la cabine étroite. On peinait à croire qu’elle pouvait contenir deux personnes. La machinerie était rudimentaire mais le sous-marin possédait une grande autonomie du fait des Gristelios. Théodorus l’avait prévu facile à manœuvrer car elle n’avait jamais piloté ce genre, hormis lors de son lointain entrainement.
Les immortels la poussèrent jusqu’à ce que la profondeur de l’eau soit propice. Elle inspira à grands coups et commanda la plongée.
Il faisait nuit dehors, l’eau ressemblait à un néant huileux. Mais elle ne pouvait pas allumer ses phares sous peine d’être repérée. Elle ne pouvait se fier qu’à la description de la côte et aux indications télépathiques de Tempête, alias Saelestya, survolant les flots. Katy maintenait contre elle Onetto. Il remuait et aboyait sans cesse, faisant résonner dans son esprit toute sortes d’interrogations et d’exclamations.
— Quoi ? C’quoi ? Poissons ? Eau ? Noir ! Peur ! J’peur !
Tempête lui avait expliqué que c’était normal pour le jeune chiot, qui ne maîtrisait pas encore le langage télépathique, et qui ne le maîtriserait sans doute jamais, car Yggdrasil n’allait pas maintenir une connexion aussi forte très longtemps. Malgré tout, ce bruit constant agaçait la jeune fille et mettait ses nerfs encore plus à vif.
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Au bout d’un temps qui parut durer une éternité, ils arrivèrent près du bateau amiral. Le harfang qui survolait la mer partit prévenir les Yggdrasiliens, c’était l’heure de l’offensive. L’attente sembla insupportable à Katy. Sentant sa nervosité, Onetto cessa de gesticuler pour la fixer de ses grands yeux bruns. Quand Tempête revint lui annoncer qu’ils allaient lancer l’attaque, Katy émergea dans l’hydroport du navire-amiral. Les hydroports étaient des bulles d’air étanches enfouies au plus profond des navires, directement en contact avec la mer. Normalement, compte-tenu des nombreuses vigies, la jeune fille n’aurait même pas pu approcher le navire-amiral, mais dans la panique, personne ne remarqua une jeune fille qui sortait d’un petit engin affleurant l’eau.
Suivant les indications de Saelestya, la jeune fille parcourut les couloirs, Onetto caché dans une sacoche. En chemin, elle croisa plusieurs soldats qu’elle supprima. L’un d’entre eux faisait à peu près sa taille, et elle cacha son cadavre après lui avoir volé son uniforme. Dès lors, personne ne remarqua cette petite soldate qui courait dans les corridors, tout comme les autres Amaryens, réveillés en sursaut au milieu de la nuit.
Malheureusement la chance ne pouvait pas toujours être en sa faveur, car, alors qu’elle approchait des cachots, une main lui accrocha l’épaule.
— Eh toi ! fit une voix en Amaryen.
Elle se retourna et vit qu’il s’agissait d’un des soldats qui escortaient Gobelstein.
— Je te reconnais !
Elle tenta de s’enfuir mais il la maintint fermement et la plaqua au sol en vociférant des menaces et en appelant ses camarades.
Katy se crut perdue, mais, soudain, l’Amaryen s’immobilisa, suite à un grand « CLONG » retentissant. Il s’effondra sur elle. Elle se dégagea rapidement pour voir son sauveur, armé d’une poêle à frire.
Elle sentit les larmes envahir ses joues. Immobile, elle fixait le serviteur en face d’elle.
— Ça faisait longtemps, Katy, fit Timmy.