29 mars, 30 mars et 1er avril 2031

Par Lewis

29 mars 2031

 

Sarah et moi sommes réveillées en sursaut par le claquement d’une portière de voiture. Quelques-unes suivent et nous décidons de nous lever pour observer à la fenêtre ce qu’il se passe.

Les uns après les autres, des familles, hommes et femmes, jeunes retraités, étudiants, démarrent leur véhicule et sortent de la rue au premier croisement. Je devine qu’ils se dirigent tous vers le périphérique, qu’ils partent le plus loin possible de cette ville qui va se détériorer de jour en jour, de semaine en semaine. Ont-ils un endroit où aller ? Rejoignent-ils des parents ou s’apprêtent-ils à vivre comme des ermites sur les aires d’autoroute ou parkings d’hypermarchés ?

Notre pays est confronté à une migration de masse. Personne ne veut affronter cette crise, tous ont trop peur. Ils fuient devant la difficulté pour survivre, mais ils savent très bien que tout ceci n’est qu’une question de temps. Qu’arrivera-t-il lorsque le cœur des États-Unis deviendra invivable également ? Ils ne pourront plus échapper à cette réalité.

Nous retournons nous coucher. Mes pensées m’empêchent de dormir pendant un long moment, mais bientôt le ronronnement des moteurs dans la rue me berce. Je sombre dans un sommeil paisible, dans ce monde qui ne l’est plus.

 

 

 

30 mars 2031

 

Un silence morbide résonne dans mon appartement, si étrange en comparaison du vacarme qui explose à l’extérieur. Je jette un coup d’œil dans Howard Street, du haut du troisième étage. Le soleil s’est couché depuis un moment, mais le grondement des protestations ne faiblit pas pour autant. Le couvre-feu n’est plus respecté depuis le discours du président : les manifestations et révoltes s’enchaînent en pleine journée, les départs se multiplient chaque soir, les policiers sont surpassés par le nombre de vandales. Au coin de la rue, quelques poubelles brûlent et dégagent une odeur écœurante de détritus roussis. Au loin retentit le glas de sirènes, celles de camions de pompiers et de voitures.

Je m’écarte de la fenêtre et retourne au monde sans vie de mon appartement. Il m’apparait toujours si vide, sans âme. J’aurais préféré être chez Sarah, loin de ce logement maussade, mais j’ai l’impression de garder un lien avec maman en revenant de temps en temps. Et  je ne veux pas me risquer à traverser ces manifestations qui dégénèrent. Une migraine atroce m’a également coincé au lit presque toute la journée, et je m’en remets seulement grâce aux effets d’une aspirine.

Lucy nous a appelées, Sarah et moi, pour nous avertir de son départ, et j’en suis toute bouleversée. Ses parents ont décidé de quitter la ville pour rejoindre leur famille, dans le Texas. J’ai entendu Sarah pleurer au téléphone, et je n’ai pas réussi à retenir quelques larmes également. Je voudrais passer les dernières heures qu’ils nous restent à ses côtés, mais ce monde fou m’en empêche.

 

1er avril 2031

 

Les larmes coulent sur les joues de Sarah. Lucy sèche les siennes de sa manche. Je retiens les miennes, tâche bien trop ardue. Je fixe avec tristesse Lucy, ma meilleure amie depuis mes six ans. Elle a tant changé depuis cet âge, tout comme Sarah et moi. C’est comme un morceau de moi-même qui se décroche en la voyant nous quitter. Son visage, son rire, ses expressions hispaniques qui la définissent deviendront bientôt des souvenirs.

— C’est quoi le nom de la ville déjà ?

Lucy soupire.

— ¡ Dios mío, Sarah ! Ça fait dix fois que je te le répète, c’est Glen Rose.

— Et où est-ce exactement ? demandé-je pour éviter une dispute.

— Dans le Texas, non loin de Dallas. Le village est juste à côté de l’usine nucléaire de Comanche Peak. Toute ma famille y vit.

Nous hochons la tête. Je tente un sourire en coin pour dédramatiser la situation, mais je suis persuadée qu’il ressemble davantage à une grimace.

— Tu nous appelleras de là-bas, n’est-ce pas ?

— Évidemment, tous les jours !

Un silence naît entre nous trois, vite interrompu par un klaxon. Le père de Lucy s’impatiente, derrière le volant de sa voiture. Des valises et innombrables affaires inondent le coffre et les sièges arrière du véhicule. C’est lui qui a voulu quitter Baltimore pour retrouver sa famille en ce temps de crise.

Lucy lui lance un signe de la main pour nous accorder une ultime minute.

— Les filles, prenez soin de vous. J’espère vous revoir bientôt, une fois que tout sera terminé.

Un frisson me parcourt les bras. J’ai l’horrible sentiment que c’est pourtant la dernière fois que nous nous voyons, que nous n’aurons plus l’occasion de nous retrouver toutes les trois.

Des larmes s’échappent finalement de mes yeux, et j’attire Lucy contre moi. Sarah nous rejoint et nous créons durant un instant la bulle intime qui devrait être décrite comme la plus intense et la plus puissante qui puisse exister.

Je sais que nous devons la lâcher, et c’est ce qui rend la chose encore plus compliquée. Je ne veux pas de ces adieux tristes et déchirants.

— Est-ce que tu as prévenu Marco de ton départ ? lance soudain Sarah.

Et, par cette simple remarque, la tension disparaît de nos épaules et nous rions en pensant à ce garçon que Lucy avait embrassé un an plus tôt. Nous la relâchons avec un vrai sourire sur les lèvres cette fois-ci et nous lui faisons signe de la main tandis qu’elle grimpe dans sa voiture.

Son père démarre et nous lui crions nos adieux une dernière fois. Le véhicule quitte la rue quelques mètres plus loin, et pourtant nous ne bougeons pas avec Sarah.

Combien de temps restons-nous là sur la chaussée, espérant follement le retour de notre amie ?

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