3, 4 et 5 avril 2031

Par Lewis

3 avril 2031

 

C’est l’effondrement de la normalité. Tout était à portée de main auparavant, offert sur un plateau d’argent. La nourriture, la sécurité, la technologie, et tant d’autres choses.

Ce matin, le tramway s’est arrêté au beau milieu de Howard Street alors qu’il était en service, et il n’a pas redémarré depuis. J’ai d’abord pensé à un problème lié au réseau des transports en commun. Mais lorsque j’ai aperçu les personnes en sortir, j’ai compris que c’était plus grave qu’il n’en paraissait.

Plus tard, j’ai alors remarqué les feux tricolores et les enseignes de boutiques éteints. L’électricité devient une denrée rare. À partir de maintenant, une partie de la ville sera plongée dans le noir.

À l’inverse, l’électricité circule toujours dans les appartements et nous avons encore accès à l’eau chaude. Le gouvernement souhaite peut-être réduire les consommations inutiles tout en se préservant de l’anarchie et d’un soulèvement qui le dépassent déjà. De même, les lignes téléphoniques fonctionnent encore. Hier soir, Sarah et moi avons eu des nouvelles de Lucy. Nous sommes restées une heure ensemble, l’écoutant nous décrire son trajet et les routes parfois bloquées par des embouteillages sans précédent. Il fait beau à Glen Rose et toute sa famille se porte à merveille. Entendre sa voix m’a réchauffé le cœur et j’ai déjà hâte de l’appeler de nouveau.

Quand je sors de chez moi pour rejoindre Sarah, je découvre les rues pratiquement désertes. Les craintifs ont fait leurs bagages et ont pris la fuite. Mais il y a néanmoins encore beaucoup de monde. Ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas partir sont toujours à Baltimore, et ils sont bien plus nombreux qu’on ne pourrait le penser. D’où je me trouve, j’entends les rumeurs d’hommes et de femmes en colère. Ils n’ont pas quitté la ville parce qu’il s’agit justement de leur ville. Ils y sont nés, y ont grandi et vécu. Ils l’aiment, tout autant que moi. Ils ne veulent pas partir, pas avant d’avoir exprimé leur mécontentement au gouvernement. Il est étonnant de voir combien cette pulsion primaire de l’homme refait surface lorsqu’il est sur le point de mourir ; il n’y a aucune place pour la timidité ou la pudeur. L’instinct de survie prend le dessus face au silence et à l’indifférence. Mais une certaine appréhension m’habite, car c’est également dans les moments de désespoir que la violence de l’homme se manifeste.

Dans la rue, je regarde derrière moi toutes les cinq secondes, craignant qu’un badaud débarque avec un couteau et m’égorge. Une migraine soudaine vient accentuer cette crainte, une douleur qui semble régulière depuis quelques semaines maintenant. Je marche plus vite que je ne le voudrais, obligée de me rendre à pied chez Sarah puisque le petit métro de Baltimore ne redémarrera plus jamais. Les avenues sont longues et pratiques pour repérer chaque arrivée impromptue, pourtant je ne me sens pas plus rassurée. Habituellement, il m’aurait fallu dix bonnes minutes pour aller chez ma meilleure amie, mais cinq minutes plus tard, je me trouve déjà au bas de son appartement.

J’ai un temps d’arrêt lorsque je me mets à regarder l’environnement qui m’entoure. Un an plus tôt, il y avait des feuillus partout à cet endroit. Dans Preston Gardens Park, les arbres ne sont plus que des troncs desséchés aux branches nues. En cette saison printanière, des feuilles devraient avoir déjà germé sur les pointes des rameaux, et des oiseaux devraient siffler sur les plus hautes brindilles pour la période des amours.

C’est comme si l’hiver avait préféré s’éterniser.

 

4 avril 2031

 

La sonnerie retentit une fois. Deux fois.

Clic.

— Allô ?

— Lucy ! Ça fait un bien fou d’entendre ta voix !

— Sarah, on s’est appelées pendant une heure hier, qu’est-ce que tu me racontes ?

Je ne peux m’empêcher de rire.

— Essaye de la comprendre un peu, répondé-je. Elle ne peut plus t’avoir à ses côtés à n’importe quel moment, elle doit seulement se contenter de moi maintenant.

— Ne dis pas n’importe quoi, Jennie, râle Sarah. Mais c’est vrai que ces moments où nous étions toutes les trois me manquent terriblement…

Je prends la main de Sarah dans la mienne. Nous aimerions tous tant profiter une dernière fois d’une simple embrassade. La situation nous a séparées, mais notre amitié reste toujours aussi forte, qu’importe la distance.

Soudain, une pensée me vient et je regarde Sarah avec inquiétude. Et si elle aussi quittait Baltimore ? Que deviendrais-je toute seule, ici ?

 

 

 

 

5 avril 2031

 

De jour en jour, nous découvrons avec Sarah le nombre de chaînes télévisées qui se réduisent. La télécommande à la main, elle zappe jusqu’à en trouver une qui nous diffuse les actualités. Bien qu’elles soient pour la plupart déprimantes, elles nous permettent de nous informer sur l’évolution grandissante et inquiétante des nouvelles dans le monde.

— … Le président s’est donc retranché dans la Maison-Blanche à Washington, délaissant la capitale et les civils à bout de nerfs.

» Passons maintenant à la côte ouest. La situation à Los Angeles devient critique. La ville des anges, comme son nom l’indique, s’est métamorphosée en une véritable boucherie. Bâtie en plein désert, celle-ci est rapidement tombée à court de ressources, si bien qu’elle a dû faire venir de l’eau depuis des miles. Seulement, avec les prix grimpants de l’essence, ces allers-retours onéreux ont dû stopper. Depuis, la ville est plongée dans un chaos meurtrier. Guérillas, manifestations et émeutes, taux de criminalité en hausse… La liste est longue et bien triste à citer. La métropole est noyée sous les flammes, les pires bandits en profitent. On a déjà retrouvé des cadavres dans les rues. Une odeur immonde s’est imprégnée dans les grands boulevards et la chaleur rend la vie impossible. Selon des sources, l’armée devrait être envoyée à Los Angeles pour ramener l’ordre et assurer la sécurité de tous. Espérons qu’ils y parviennent avant que la ville des anges ne perde ses ailes.

Nous nous échangeons un regard qui en dit long. Je vois les poings de Sarah se fermer pour contrôler ses tremblements. Ce qui se passe à Los Angeles n’est qu’un aperçu de ce qui se déroulera sur la Terre entière les prochaines semaines. Combien de temps faudra-t-il attendre avant que ce ne soit le tour de Baltimore et de toutes les autres agglomérations ? Tout se précipite, des horreurs se produisent de plus en plus un peu partout. Sommes-nous vraiment en sécurité ici ?

Je jette un œil vers la fenêtre de la chambre. Je n’entends rien. Tout est si calme dehors, si silencieux. Mais pour combien de temps encore ?

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Lislee
Posté le 15/04/2023
Hello !

Le récit poursuit dans sa lancée de façon progressive, mais on sent la perte de contrôle. Je trouve cela sympa de voir plusieurs journées de cette manière, ça donne l'idée d'un journal d'observation, comme ce qu'ont pu faire certaines personnes lors du confinement de mars 2020. Dans les moments difficiles malgré tout, l'écriture nous raccroche à quelque chose et a une fonction rassurante et cela peut se ressentir dans ton écriture.
D'ailleurs j'aime bien cette phrase : "C’est comme si l’hiver avait préféré s’éterniser." Elle met en lumière le paradoxe entre une ville qui connaît de nombreux déclins et l'aspect immuable.
Lewis
Posté le 18/04/2023
Hello !
En effet, tout commence à se casser la figure là, et on arrive bientôt à un moment de transition dans l'histoire !
Merci pour tes commentaires fréquents et de voir que l'histoire te plaise ! ^^
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