La source ne ressemblait en aucun cas à ce lumineux endroit décrit par les contes. Aulone était assis sur un tabouret de pêcheur, qu’il avait lui-même construit pour pouvoir le replier rapidement.
— C’est ici ? demandai-je, étonnée.
— Oui.
Un gros tas de sable nous faisaient face, gluant et grisâtre. Les Connectés d’Artéga et Artéga lui-même ne nous avaient pas vus sortir par l’arrière de la bicoque ni nous aventurer au-delà du canal. Artéga vouait une totale confiance aux méthodes barbares qui maintenaient Aulone sous sa coupe. Si je me redressais derrière les broussailles, je pouvais apercevoir leur uniforme rouge mêlé de violet, un violet tantôt profond, tantôt mauve. Mais je ne me redressais pas. J’avais le pressentiment que mon avenir allait se jouer là, devant ce carré marécageux.
Accroupie, j’effleurai la boue des doigts. L’eau frétillait sous mon esprit, mêlé à l’Esprit de l’Eau qui m’avait choisie alors que j’étais encore dans le berceau. Parfois, je lui parlais. Je savais qu’il m’entendait et qu’il serait toujours là pour moi et pour me protéger. Scellé par une force qui me dépassait, ce qu’on appelait communément la Lumière.
Aulone laissa la lumière du jour effleurer le monocle et le tendit à Yeird.
— À votre tour. C’est votre seule chance de survivre.
— Vous l’avez déjà essayé ? demandai-je, prise soudain d’un doute.
Me figeait. Comme si j’étais coincée dans l’étau de la boue qui ensevelissait mes sandales. Yeird prit le monocle, son visage exprimait tour à tour de la curiosité et de l’angoisse, et le porta à son œil.
« Esprits donnez-moi la lumière et nous vivrons en harmonie. La lumière nous suit, la lumière a son prix, et jamais nous ne la verrons… » Les seules paroles que je connaissais de la comptine qu’entonnait mon père quand il piochait tournaient en boucle dans ma tête.
— Yeird…
La panique accéléra mon pouls.
— On ne devrait pas faire ça.
— Qu’est-ce que tu racontes, Léna ? Il n’y a aucun danger.
Son expression s’était ouverte face à la beauté de ce qu’il observait. J’étais incapable de discerner ce qui l’enchantait sans le monocle. J’aurais dû m’apaiser : Yeird qui passait son temps à avoir peur, à douter, à s’inquiéter du futur, souriait enfin détendu. Pourtant.
— Jamais nous ne la verrons…, soufflai-je. Non. Yeird. C’est toi qui l’as dit, c’est interdit. La lumière a son prix. Enlève ce monocle, Yeird.
— Léna, devant toi, murmura-t-il, les yeux écarquillés d’émerveillement.
Pleine d’incompréhension, je fixai la boue dans lesquels mes bottes s’enfonçaient. Je ne sentais rien sinon un grand vide.
— La Lumière, continua-t-il.
— La Lumière est dangereuse, Yeird.
— Prends-la, m’ordonna-t-il.
Aulone nous observait comme si nous étions des cobayes. Comme je ne bougeai pas, Yeird s’avança et se mit à hurler.
— Prends-la !
— Non.
Sa main gauche flamba, alors que la droite se saisit de mon poignet. Il me menaçait. Interloquée, je tendis ma main encore libre. Yeird voyait, moi, je sentais. La colère des Esprits d’abord, puis leur souffle.
Je tendis la main, et je sentis le contact ahurissant d’une énergie qui me retourna toute entière. Lumineuse. Galvanisante. Je serrai le poing autour de ce globe de chaleur. Je ne pourrais pas vivre sans elle. Je devais la garder avec moi, à tout prix.
L’Esprit primitif de l’Eau était devant moi, réprobateur.
Lâche.
Lâche.
Je ne pouvais pas lâcher. Cette énergie était à moi. Rien qu’à moi…
Une énergie froide comme l’océan d’Audal m’accabla, m’arracha les entrailles. Lâche. Lâche. L’obscurité bouillonnait autour du halo lumineux que je tenais. Lâche. Non.
Lâche.
L’Esprit primitif de l’Eau était furieux. Mon Esprit de l’Eau me suppliait. Il me quittait. L’obscurité s’introduisait dans mon âme. Reviens. Ma connexion se réduisait en silence, petit à petit, et s’éteignait avec la lumière qui était en moi depuis toujours. Une multitude de gouttelettes restaient en suspension, entre terre et ciel, pluie et brouillard. Ma connexion en suspension.
À côté de moi, Yeird fut pris de hoquets. L’Esprit primitif du Feu enrageait. L’obscurité fondait sur Yeird.
— Lâche le monocle ! hurlai-je.
Il lâcha ma main et je lâchai la Lumière qui s’envola avec toute celle que j’avais en moi avant que je touche le globe d’énergie. Ma Lumière était morte. Une autre sorte d’énergie, froide, dure, coulait à présent dans mes veines. L’obscurité était devenue une partie de moi.
Je fus propulsée en arrière dans la fange et tout autour de moi reprit une teinte fade et grisâtre. Un gouffre invisible se creusait entre moi et le monde. Les gouttelettes d’eau tombèrent en torrent. L’Esprit de l’Eau n’était plus là. Ma connexion s’était rompue. Un cri guttural, animal mordit ma trachée. Je n’avais plus que mes larmes pour pleurer.
Yeird gisait aux pieds d’Aulone, les doigts recroquevillés sur le monocle. Je me précipitai à son côté et le secouai doucement. Yeird, Yeird, réveille-toi. Mais il ne bougeait pas. Je savais. Je savais. Mon cœur congelé ne ressentait plus rien.
— Vous l’avez tué, dis-je en me retournant vers Aulone.
Je crachai sur ses bottes de vieillard avec haine.
— Il t’a sauvé, dit-il.
— De quel droit ? hurlai-je. Je me suis engagée dans cette guerre pour lui ! Il ne devait pas mourir. C’était moi ! C’était moi qui devais mourir à sa place !
J’ôtai doucement la terre qui maculait sa joue et ses cheveux. Non. Il ne pouvait pas être mort. Je pris son pouls dans son cou. Son cœur battait. Je passai ma main sous son nez. Il ne respirait plus. NON.
— Respire, Yeird. Réveille-toi. Je t’en supplie. Pour papa et maman. Allez. On leur a promis…
La respiration de Yeird siffla.
C’était comme si le poids du monde libérait mes épaules. Il ouvrit les yeux dans un dernier soubresaut et ce que je vis me glaça d’horreur. À la place de son œil gauche, une bille blanche contemplait le ciel.
— Oh, Yeird, ton œil…
Un haut-le-cœur me secoua et je crus que j’allais vomir.
— J’ai… On a brisé le pacte…, dit faiblement Yeird. C’est le prix…
La lueur dans son œil bleu s’éteignit. Je sus qu’il n’y avait plus de pouls, qu’il n’y avait plus de souffle. Je pourrais le nier. Mais je savais. Yeird était mort.
— Vous êtes un monstre, Aulone.
Ma rage était si forte, aussi forte que celle des Esprits primitifs. Une douce chaleur sécha mes larmes et enveloppa mon cœur. Quand je levai les yeux, les genoux dans le sable, Aulone me regardait avec effroi.
Galvanisante. J’absorbais la chaleur, qui aussitôt à l’intérieur de moi se dissipait dans le froid.
L’obscurité à l’intérieur de moi aspirait sa Lumière.
— Arrête, me dit-il.
— Je n’arrêterai pas, dis-je.
Je voulais le détruire. Il avait tué mon frère.
La Lumière le quittait peu à peu, jusqu’à n’être plus qu’une ombre, un souvenir. Le froid s’épaissit, opaque, puis se dissipa à son tour.
Aulone était livide.
— Tu m’as déconnecté, dit-il. L’Anti-lumière que Yeird a absorbé flotte autour de nous. Elle flotte autour de son cadavre, avant d’être aspirée par la Lumière de la première âme humaine qui s’en approche. Tu portes déjà le maximum d’Anti-lumière que ton corps peut supporter. Je suis donc celui qui absorbe l’autre partie. Elle ne restera pas longtemps en moi. Elle n’aura pas assez de quoi se nourrir.
Il parlait, il parlait, comme s’il savait tout. Il disséquait la situation à coup de verbes et de mots comme si rien ne l’atteignait derrière son bouclier de savoir.
— Vous êtes fou, dis-je, avec un rire jaune. Vous avez dédié votre vie à la destruction des Connexions ?
Aulone se voûta, ses yeux-loupes perdus dans le vague.
— Que serais-tu prête à faire pour sauver ta peau, Léna Clastfov ?
À cela, je ne répondis pas.
— J’ai toutefois trouvé un moyen de revenir en arrière. Nous pouvons rouvrir le portail et rendre l’Anti-lumière aux Esprits. Nous pouvons le faire maintenant.
Il brandit le monocle qu’il avait repris du cadavre de Yeird. Une bouffée de haine me submergea.
— Vous voulez dire que Yeird serait mort pour rien ?
— Eh bien, si l’on ne rend pas l’Anti-lumière aux Esprits, il peut encore t’avoir sauvée, toi.
— Et si on rouvre le portail ?
— Tu seras pendue. Et les Esprits primitifs nous puniront.
— Tant mieux.
— Non, Léna, tu ne comprends pas. Toi, tu as déjà été punie. C’est la population entière d’Océotanie qui perdra sa connexion.
— Oui, j’ai été punie : ils m’ont déconnectée avant qu’ils perdent complètement l’Anti-lumière.
— Davantage. Ils ont pris un œil et la vie de Yeird. Ta punition est proportionnelle à l’ampleur de ta faute. Ils ont pris la vie de Yeird, et en compensation, tu auras la vie éternelle, jusqu’à ce que tu leur rendes ce que tu leur as volé.
— Aulone, toi qui sais tout, c’est de ta faute. Je me serais sacrifiée, moi.
Aulone m’observa.
— Rouvrons ce portail, dis-je. Je n’ai pas peur d’être pendue, moi.
— Le pouvoir a changé de dimension, insista-t-il. Nous possédons le pouvoir de déconnecter qui nous voulons. En contrepartie, l’Anti-lumière suce un peu plus de l’énergie qui constitue notre âme, et absorbe la Lumière de nos victimes. Comme un parasite, quand elle aura assez puisé de notre Lumière et qu’il n’en restera plus assez pour la combler, elle changera d’hôte. Elle choisira l’aîné de ta descendance ou bien la personne la plus proche de toi physiquement lors de ta mort charnelle, et contaminera son âme à son tour.
— Qu’est-ce que tu veux, Aulone ?
— Si nous leur rendons l’Anti-lumière, les Esprits primitifs s’en serviront pour couper toutes les Connexions. Si nous la gardons, nous garderons le contrôle. On peut toujours contrôler à qui nous la transmettons en s’assurant d’avoir une descendance.
— Je ne veux pas garder le contrôle, Aulone. Je me fiche bien de l’apocalypse des Connexions. En réalité, ça ferait du bien à Zeferino de tomber de son trône. Vous ne voulez pas vous venger de ceux qui vous ont pris votre jambe ? Vous ne voulez pas que cette guerre absurde cesse ? Si la mort de Yeird doit servir à quelque chose, c’est à cela.
— Léna, le meilleur moyen de se venger, c’est de leur reprendre le pouvoir. Et nous avons le pouvoir en nous, à présent.
J’ouvris ma main, celle qui avait tenu celle de Yeird et qui m’avait permis d’entrer moi aussi dans le monde des Esprits. De la cendre dégringola de ma paume. Elle s’incrusta dans mes lignes de vie et noircit un pli, très discret sous mon annulaire, qui n’était pas là auparavant : une étoile à quatre branches.
L’Anti-lumière venait de laisser sa marque.
Je regardai Yeird, ce qu’il restait lui : une carapace vide. Comme l’espace qu’il laissait dans mon cœur. Que dirais-je à mes parents ? Comment leur avouerais-je que j’avais failli à ma promesse ?
Une partie de moi résonnait avec les paroles du vieil homme et de son génie qui se dressait devant moi. Une partie de moi voulait s’allier avec lui pour mettre le monde nos pieds et Zeferino Calam au bout de la corde, sa nuque à la place de la mienne.
Pourtant quand je regardai Aulone, je ne vis que le fantôme de Yeird, sacrifié pour sa vengeance.
La rage jaillit de moi tel un tigre du désert de Creux sur sa proie et je me jetai sur lui et son égoïsme cupide.