29. Orange

Cher Gilles,

Ton frère et nos filles se joignent à moi dans nos vœux de bonheur et de santé pour cette nouvelle année. J’espère que les soucis qui pesaient sur toi et ton compagnon ne sont déjà plus qu’un mauvais souvenir, d’autant plus que les nouvelles de l’île que j’ai à t’annoncer ne sont guère réjouissantes. Je prends l’initiative de te les partager car je crains que Basile ne soit pas en état de te tenir lui-même au courant. À notre plus grande tristesse à tous, il semblerait que sa tendre cousine n’ait plus que quelques jours à vivre.  

Notre petite famille était invitée à l’Orée des Embruns pour l’anniversaire de Prime. C’est à ce moment-là que j’ai appris que l’état d’Hermine s’était considérablement dégradé depuis le Solstice. Tu sais que ce n’est pas la première fois que les médecins s’alarment de sa maladie pulmonaire, entre autres sérieux soucis de santé. Je n’irai pas jusqu’à dire que son entourage en a pris l’habitude, mais il est vrai qu’elle a jusqu’ici fait preuve d’une ténacité impressionnante. Il n’y a pas de quoi s’étonner, cette femme est une battante depuis l’enfance, je l’ai toujours su. Néanmoins, je suis bien placée aussi pour savoir que les personnes les plus féroces et les plus courageuses n’ont pas toujours l’occasion de déployer leurs talents. Hermine a eu cette chance, elle a trouvé la force de se rétablir à plusieurs reprises, de défier les pronostiques les plus optimistes. Mais cette fois-ci, je crois que la fin du sursis est là.

Basile n’a pas eu l’air de le sentir. Il a montré une forte inquiétude bien sûr, mais un espoir fou persiste dans ses yeux, dans chacun de chez gestes, il n’est pas près d’abandonner. Léon pas davantage : depuis que ses parents ne sont plus là et qu’Hermine est recluse, il me fait de plus en plus penser à Monsieur Jasmin. Au moins, il ne semble pas développer de penchant pour la boisson. Cela ne veut pas dire qu’il vivra mieux son veuvage pour autant. Cela me rassure de me dire que Basile et lui seront ensemble dans l’épreuve qui les attend.

Mouska est là aussi, bien sûr. En réalité, je crois que c’est la seule personne de la maison qui veut bien se rendre compte de la mort imminente de sa tante. Ce ne sont que des suppositions, je ne les connais tous pas aussi bien que je le voudrais. J’aurais aimé vérifier mon impression en échangeant un peu avec Mouska, peut-être tenter d’apporter un peu de soutien, de réconfort. Malheureusement, je n’en ai pas eu l’occasion, Mouska avait beaucoup à faire pour la fête d’anniversaire. D’ailleurs, le gâteau était à couper le souffle, et même plutôt deux fois qu’une : d’abord quand il était entier sur le plateau, et ensuite en miette sur mes papilles. Comme tu t’en doutes, Hermine n’était pas parmi nous à ce moment-là. Un peu plus tard, Léon m’a emmenée à l’étage pour la saluer pendant que Basile et ton frère restaient jouer au salon avec les enfants.

J’aimerais te dire que j’ai pu échanger des paroles pleines de sens avec Hermine, mais en vérité ni l’une ni l’autre n’a vraiment réussi à parler. De son côté, elle peinait à respirer, sifflant péniblement entre ses lèvres desséchées. Pour moi, la voir aussi souffrante me brisait le cœur. Les seuls mots qui s’échappèrent de ma gorge serrée furent un commentaire sur la belle orange posée sur sa table de chevet. Le sourire d’Hermine s’est élargi faiblement. Léon s’est porté à mon secours et m’a montré que contrairement aux apparences, cet objet n’avait du fruit que la forme. Il l’a pris dans ses mains et de l’orbe s’est élevé une douce mélodie. J’ai appris que les mains à l’origine de cette étrange boîte à musique n’étaient autres que celles de Mouska, et la musique elle-même, une composition d’Hermine pour l’une de ses charmantes histoires imaginaires. Afin de réaliser cet objet si singulier, Mouska a combiné son talent pour la sculpture et la peinture, transformant une pièce de bois en orange. N’ayant pas l’oreille musicale, il lui a fallu cependant demander l’aide de Basile pour transcrire les bonnes notes sur le mécanisme miniature placé à l’intérieur.

J’ai l’atroce pressentiment que c’était là le dernier moment que je passais avec Hermine. C’est même une certitude depuis ma discussion de ce matin avec le jeune Nicholas qui s’occupe d’elle. Pourtant, je garde de ces adieux un souvenir presque heureux. J’entends encore les tintements mélodieux de cette orange inattendue.

Je me sens un peu idiote de t’écrire alors qu’Hermine est encore en vie, allongée dans sas chambre de l’Orée des Embruns, entourée par les gens qu’elle aime, accueillant encore dans ses bras leurs larmes et leurs sourires. Seulement, à l’heure où tu reçois cette lettre, ce n’est probablement plus le cas et Basile a désormais plus que jamais besoin de toi, de son ami.

Je t’embrasse

Ta belle-sœur

Philomène

Bon jour tonton GIL

Plin de bizou

ROSE