29- Tiraillement intérieur

Tomas prit une longue inspiration pour se donner du courage, rassembla toutes ses forces, et fit un geste de la main pour signaler par magie sa présence à son ami. Il patienta que quelques secondes devant l’entrée de l'alcôve personnelle de Fil que celui-ci fit s’évaporer l’épaisse masse de nuage opaque, afin de l’inviter à entrer. Une fois à l’intérieur, le jeune étudiant ne put s’empêcher de sourire en pénétrant dans l’environnement de son précédent maître. Bien sûr il s’y attendait, mais c’était toujours un amusement d’observer la reproduction même d’un décor chaud et sablonneux en cet endroit. Des restes de son ancienne vie humaine visiblement.

« Bien le bonjour mon ami ! Quel beau vent te pousse jusqu’à chez moi en ce jour ? »

Fil l’accueillit d’une franche accolade amicale, avant de lui proposer de s’installer sur des coussins de satins éparpillés sur le sol granuleux et tiède. Le jeune Ange prit place, savoura un instant le glissement des grains chauds entre ses doigts et confia aussitôt son tourment sans détour ni fioritures.

« Comment faire si l’on ressent plus que ce qu’on ne devrait pour l’âme à guider ? »

En mettant les pieds dans le plat, il se rendit compte de tout le poids d’un tel aveu. Il ne put regarder son ami en face, honteux de son propre état d’amoureux tourmenté. Heureusement que les alcôves étaient magiquement scellées, leur assurant une intimité et une discrétion à toute épreuve. Cela faisait un bon moment qu’il s’était rendu compte que son enthousiasme débordant ne reposait pas que sur cette joie d’être enfin devenu un Ange Gardien à part entière. Dès le moment où sa main avait ouvert et feuilleté ce dossier en particulier, une chaleur délicieuse s’était emparée de son être pour ne plus jamais le quitter. Plusieurs fois, un peu trop pour que ce soit anodin, il s’était surpris à le contempler dans la vasque qui lui permettait de surveiller en temps réel la vie de son être humain à protéger. Dans les premiers temps Tomas avait mis cela sur le compte d’une ardeur de début de mission; avant de se rendre compte que son visage flottait quasiment en permanence dans le royaume de ses pensées. Alors, piégé dans ses propres émotions, il s’était décidé à toquer chez Fil afin de tout lui avouer pour trouver une solution. Forcément ce genre de cas avait déjà dû avoir lieu, mais mener ce genre de recherche seul pouvait être dangereux alors sa peine venait chercher l’aide d’un ami loyal pour se sortir de cette délicate et épineuse situation. Son ami justement faisait des cent pas à quelques pas de là, son ombre vacillante au rythme de ses pas mesurés et réguliers.

« C’est, particulièrement complexe, et à éviter. »


Cette phrase tomba telle une ancre au fond de l’eau, et vint se ficher au cœur des pensées de l’amoureux accablé. Tomas poussa un soupir à en fendre le ciel et souleva sa tête pour regarder Fil, qui avait cessé son manège de va et vient et l'observait en se caressant machinalement la barbe. Son regard doux complétait un sourire prévenant.

« Tu sais, j’en ai connu des anges comme toi qui n’ont pas pu s’empêcher de tomber amoureux. »

Il poussa un bref soupir avant de s'asseoir à côté de son ancien élève, et lui prit les mains entre les siennes.

« L’un des savoirs les plus précieux que nous devons acquérir lors de la formation est celui de la maîtrise des émotions, je ne t’apprends rien j’espère.
— Non bien sûr ! C’est que… J’ai lutté je t’assure ! J’ai tenté de rationaliser ! Et j’ai même songé à te demander un échange de dossier mais… »

Fil eut un léger frisson, que Tomas sentit dans leurs mains jointes qu’il regarda une fraction de seconde. Juste une seconde qui lui fit manquer le passage de ce léger voile blanc dans les yeux compatissants de son ami. Ce dernier reprit la conversation comme si de rien n’était.

« Je tends à croire que plus ton attachement est fort, envers l’âme dont tu dois t’occuper, plus tu te montreras dévoué. Fies toi à ce que tu éprouves.
— Mais et les conséquences ? J’ai cru entendre de sales histoires et…
— Je te couvrirai, je t’aiderai. Je suis ton ami. »

Tomas lui adressa un sourire avant de le prendre dans ses bras avec fougue. Fil tressaillit, et répétait d’une voix moins assurée.

« Quoiqu'il se passe je suis ton ami »

Des heures plus tard, le jeune Ange Gardien avait rejoint sa propre alcôve et contemplait sans lassitude le visage de son aimé.
Quant à Fil, il se maudissait de ne pas s’accorder suffisamment de repos. Son corps commençait à montrer des signes curieux, qu’il associait à un surplus d’activité. L’absence qu’il a eu un peu plus tôt au cours d’une discussion on ne peut plus majeure avec Tomas l’avait inquiétée; car ça n’était pas la première. Il avait alors décidé de garder cet étrange constat pour lui, et se lança dans une séance de méditation pour apaiser son esprit. En espérant que cela calmerait aussi ses absences, qui se faisaient bien trop fréquentes à son goût.

* * *

Malgré un cerveau des plus rationnel, Julien commençait à se poser d’existentielles questions. La réalité telle qu’il la percevait jusqu’alors commençait à se troubler. Même pour un être aux certitudes si profondément ancrées comme lui, cette malchance qui le suivait venait créer d’infimes fêlures. Et cela s’accentua lorsqu’il décida de se lancer dans une expérimentation où il jouait le rôle principal. La poisse voulait s’agglutiner à lui ? Dans ce cas, il se montrerait encore plus malhabile, afin de voir jusqu' où cela pouvait aller. Car sa première constatation étant la suivante : aucun des coups du mauvais sort qui le frappait ne se montrait dangereusement vital. Son infortune restait certes pénible mais bénigne. Que se passerait-il s’il poussait le curseur un peu plus loin, pour rendre les choses un poil plus périlleuses ? Samuel lui avait assuré, après avoir écouté le cheminement de sa réflexion, que si son ange gardien existait pour de vrai alors cet être immatériel allait forcément lui sauver la mise à chaque fois. En rentrant des cours ce jour-là, Julien se sentit décider à se lancer dans les premiers tests de ses expériences dès le soir même.

Premier acte ? Cuisiner quelque chose et tout faire pour se blesser le plus gravement possible. L’étudiant mit en route une casserole d’eau sur sa plaque à induction, sortit un paquet de pâtes de son placard et observa l’eau frémir. Penser à se faire du mal c’était une chose, se mettre à l'œuvre consciemment c’en était une autre. Quand des bulles bouillonnantes vinrent s’échouer à la surface, il leva une main, prêt à plonger dedans. Voilà une idée profondément débile mais après tout, si un quelque chose le protégeait tout devrait bien se passer non ? Il détourna le regard et dirigea fermement son poing fermé vers la casserole. Mais rien. Pourtant son ouïe percevait toujours le bruit éclatant des bulles d’eau brûlante.

Qu’est-ce que ?

L’étudiant vit que sa casserole avait changé de place et de plaque. Il se frotta les yeux, vit sur son téléphone qu’il affichait passé vingt-trois heures, et se dit que la fatigue de la semaine lui avait certainement fait louper son geste. Sa détermination en prit un coup. En lâchant un rire solitaire, il se contenta de passer à table en réfléchissant à un autre moyen de se blesser plutôt gravement avec le moins de risque possible de se louper aussi bêtement. Tout en réfléchissant sérieusement entre plusieurs fourchettes de spaghetti, une étrange vague de chaleur se diffusa depuis son cœur et jusque dans les moindres extrémités de tous ses membres. La fourchette suspendue, il s’arrêta de manger comme attentif à son environnement. Une voix vint lui murmurer quelques mots à l’oreille, alors que tout son corps se tendit comme tétanisé par la peur.

« Cesse de vouloir te faire du mal, je suis là pour te protéger. Pour te guider, et tu ne m'aides pas. »

Julien en lâcha sa fourchette qui tomba bruyamment dans son assiette. Malgré l’heure tardive, tous ses sens en alertes, son cerveau refusait d’accepter la constatation qui clignotait férocement dans sa tête : cette voix, il l’avait bel et bien entendu.

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