30) Un peu de mort

 

— Antoine, comment tu t'es retrouvé ici aussi vite ? demandais-je en le rejoignant sous le préau.

— C'est elle qui m'a déposé, dit-il en pointant du doigt le vide à côté de lui.

Soudainement, ce fameux vide se mua en Tabita Shôgi portant un sac à dos, je ne sursautais même pas.

— Désolée, mais si Amélie peut le faire, dit-elle en ramenant une mèche de cheveux derrière une de ses grandes oreilles. Il ne fallait pas qu'Assia me voit.

— Vous voulez des nouvelles de votre fils ? demandais-je.

— Il croit que je ne suis au courant de rien, il est mignon, répondit-elle en détournant le regard. La Reine Noire va bientôt se former. Elle m'aura fait courir aujourd'hui.

— Et pourquoi vous êtes venus avec Antoine sous le bras ? demandais-je.

— C'est en rapport avec notre contrat à propos des Lenscom, répondit-elle.

Antoine redressa fièrement ses lunettes sur son nez.

— Elle vient récolter des données ! déclara-t-il.

Soudain, le silence s'installa, tandis que l'atmosphère se faisait pesante, la présence de la Reine Noire se faisant soudainement sentir. J'étais presque habituée à ce sentiment de peur et d'angoisse, il m'était devenu familier.

— Quel gâchis, ce Jonathan était tellement prometteur... Dommage que Nous n'ayons pas l'autorité de le punir, soupira la Reine Noire, feignant d'être attristée. Il serait devenu un vassal formidable.

— Vous faites très mal semblant d'en avoir quelques-chose à faire, commentais-je en la fixant du regard. Et votre pâle imitation de mon grand-père a échoué !

— Pourtant Nous t'avons vu douter, et Nous avons vu tes rêves...

— Vous m'avez porté un coup, rien d'autre ! m'exclamais-je. Votre imitation n'avais pas l'âme de mon grand-père !

La silhouette croisa les bras et me toisa.

— Et qu'est-ce que tu appelles l'âme ? demanda-t-elle d'un ton solennel. Mes yeux voient tout. Rien ne peut leur échapper. Il n'existe rien qu'ils ne puissent pas voir. Qu'est-ce qu'une âme ? Pourrais-je la voir si je déchire ta poitrine ? Pourrais-je la voir si je te fends le crâne ?

— Cette citation n'est même pas de vous, fit remarquer Antoine. Vous n'êtes vraiment qu'une intelligence artificielle.

— Toi, tu Nous déplait fortement, répondit-elle en le pointant du doigt. Cela fait longtemps que Nous t'observons aider cette Lili.

Ses yeux se tournèrent vers moi, son visage était extrêmement expressif, plus que d'habitude. Je vis du coin de l'œil quelque-chose qui attira mon attention ; Tabita avait sorti de son sac deux couronnes, une noire et une blanche. Il s'agissait de couronnes très simples, basiques.

— Qu'est-ce que c'est ? demandais-je en me tournant vers elle.

— De quoi sceller les deux reines, expliqua-t-elle. Quand tu auras récupéré le dernier fragment, tu seras capable de le faire.

À ces mots, je sentis la présence de la Reine Noire s'effacer inexplicablement. Je reportais mon attention sur elle pour assister à un spectacle que je n'avais jamais vu. La silhouette se scinda en deux entités différentes : l'une noire et l'autre blanche. La nouvelle présence d'Hélène dans les lieux semblait avoir atténué, voir supprimé l'aura de sa sœur.

— Bonsoir Lili, cela faisait longtemps, dit-elle d'une voix pleine de douceur. Je suis heureuse que tu aies réussi à arriver jusque-là, mais il te reste une dernière épreuve, j'en ai bien peur.

— Ne te réjouis pas trop vite ma chère sœur, cette dernière épreuve va assurer Notre victoire.

De son côté, Tabita Shôgi ne semblait pas du tout être affectée par la présence des reines, ces dernières ne la voyant même pas.

— Antoine, c'est trop dangereux pour toi, je croyais que tu étais avec ta famille aujourd'hui, tu devrais partir, lançais-je en me tournant vers lui.

— Non, répondit-il. Je dois être là. Après tout, Tabita s'est donné la peine de m'emmener jusqu'ici.

— Oui, il fait bien d'être là, affirma la Reine Noire. Car la punition lui est destinée.

— Non, c'est hors de question, réagis-je aussitôt. Il n'est jamais intervenu pour m'aider directement, vous n'avez pas le droit ! (Je m'interposais entre elle et lui) Laissez Antoine en dehors de ça ; si vous ne pouvez pas punir Jonathan, punissez moi à sa place !

— C'est justement ce que Nous faisons...

Nyarlathotep leva la main et ferma le poing devant moi, laissant son fragment derrière elle sans pour autant disparaitre. Je passais mes mains sur mon corps pour vérifier que tout était en place, qu'avait-elle bien pu me faire ? J'eus ma réponse en entendant Antoine tomber derrière moi. Tabita, elle, ne bougeait pas d'un pouce, observant simplement la silhouette de la Reine Blanche comme on observe une statue.

— Antoine ! m'écriais-je en posant mes mains sur lui, vérifiant qu'il n'était pas blessé. Antoine, réveille-toi, qu'est-ce qu'elle t'a fait ? Vous ! m'exclamais-je en me tournant vers Tabita. Aidez-moi plutôt que de rester planté là à rien faire !

Elle soupira et s'agenouilla près d'Antoine en passant une main sur son crâne, comme pour l'examiner. Puis, l'implant qu'elle avait au milieu du front se mit à briller et à émettre un léger son.

— Elle a effacé toutes les données de son cerveau, murmura-t-elle. Il ne survivra pas longtemps si on ne les restore pas.

Je sentis l'angoisse poindre en moi, j'avais du mal à maintenir Porcupine Tree actif. Cependant, j'invoquais toutes les couleurs de ma volonté de voir survivre Antoine et plaquais mes mains contre son visage. Je pouvais le sentir respirer, j'entendais son cœur battre, mais il ne bougeait toujours pas.

— Dépêche-toi d'absorber le dernier fragment si tu veux le sauver, m'intima la Reine Blanche.

Sans trop réfléchir, j'obéissais et me précipitais vers le fragment. Lorsque je l'absorbais, je sentis les autres fragments réagir. Le proto-implant, comme l'appelait Tabita, était finalement entier, dans mon propre corps. Je sentais une énergie formidable déborder de mon être, j'avais l'impression de pouvoir garder Porcupine Tree actif pendant des siècles. J'avais une toute nouvelle appréhension de l'espace autour de moi. Et si je pouvais entendre le cœur d'Antoine auparavant, je pouvais désormais sentir son sang couler dans ses veines, l'air entrer et sortir de ses poumons.

— Et maintenant ?! demandais-je à Tabita.

— Dépêche-toi de sceller les deux reines dans ces couronnes, ça devrait être un jeu d'enfant pour toi, maintenant !

Je me tournais alors vers les deux reines et m'aperçue que je pouvais non seulement sentir le bourdonnement de chaque nanite les composant, mais que j'avais également une emprise sur eux. Comme si le proto-implant me donnait tout pouvoir sur les nanomachines. Je comprenais désormais beaucoup mieux comment Emily Lindermark avait pu accomplir tant d'exploits. Avec une force et une appréhension pareille du monde autour d'elle. J'avais l'impression de pouvoir soulever des montagnes.

— Allons, dépêche-toi si tu veux sauver ton ami, m'intima la Reine Noire avec un sourire en coin.

— Elle a raison, fais vite, et fais le bon choix, compléta la Reine Blanche.

Je ne savais pas ce que Nyarlathotep mijotait, mais je n'avais pas le temps d'y penser. Je ramassais les deux couronnes et me tournais vers les reines, ne sachant pas trop quoi faire.

— Visualise-les en train de fusionner avec les couronnes, m'adressa Tabita d'un ton calme. C'est aussi simple que ça.

Sans trop comprendre si cela aurait une quelconque importance, je brandissait la couronne noire face à Nyarlathotep. Je visualisais alors les nanites qui la composaient et portait toute ma volonté sur la couronne, ce qui fonctionna. Ses nanomachines étaient comme aspirées, fusionnant avec la couronne pour lui donner la forme de celle qu'elle portait habituellement.

— Bien, maintenant, à mon tour, murmura Hélène.

J'appliquais le même procédé, la couronne blanche restant plus ou moins la même, devenant simplement plus lumineuse.

— Et maintenant ? demandais-je en me tournant vers Tabita.

— Maintenant, tu vas devoir faire appel à la puissance de la Reine Noire.

— Comment ça ? C'est hors de questions ! m'exclamais-je.

— Pourtant c'est la seule solution. Si je porte la couronne de Nyarlathotep, je pourrais ramener Antoine à la vie. Tu as oublié ? Si on fait appel à la Reine Blanche elle refusera, car elle ne croit pas en la résurrection.

— Mais Antoine n'est pas mort, contrais-je. Réfléchissez, il y a bien un autre moyen !

Un silence s'installa, pendant lequel Tabita effleura les lunettes d'Antoine, écarquillant instantanément les yeux.

— Il a sauvegardé sa conscience dans ses lunettes... Je ne pensais pas qu'un humain le pourrait, souffla-t-elle. On peut encore le sauver, mais il nous faut tout de même la puissance d'une reine... Une reine qui serait prête à faire du transhumanisme. On doit ramener les données des Lenscom dans le cerveau d'Antoine, sinon il mourra.

— Il est hors de question que je réveille Nyarlathotep ! criais-je en passant une main tremblante dans mes cheveux. C'était ça son plan, depuis le début, elle voulait s'en prendre à Antoine en devenant la seule à pouvoir le sauver.

— Ainsi, s'il meurt, ce sera de ta faute, et pas celle de la Reine Noire, précisa Tabita. C'est un terrible piège qu'elle t'a tendu... Je ne vois qu'une seule autre solution, mais je ne suis sûre de rien...

— Dites-moi ! suppliais-je.

— Je pourrais porter la couronne blanche, et lutter pour rester moi-même le temps de soigner Antoine. Si la conscience d'Hélène prend le dessus, elle refusera de le faire.

— Alors qu'est-ce que vous attendez ?! demandais-je en lui tendant la couronne blanche.

— C'est que je ne suis pas sûre d'en sortir vivante, dit-elle simplement.

Évidemment, je m'en voulais d'éventuellement priver Jonathan de sa mère, de demander à une quasi inconnue de se sacrifier pour mon ami. Mais je ne voulais pas le perdre, pour rien au monde.

— Et si c'est moi qui porte la couronne ? demandais-je.

— Ce serait du suicide, tu es trop jeune et trop instable pour résister à une reine, répondit-elle. Ce serait simplement te condamner à devenir la Reine Blanche. Moi j'ai plusieurs siècles d'existence, j'ai le mental qu'il faut.

Elle m'arracha la couronne blanche des mains et l'observa en silence.

— Je vous en prie, ne mourrez pas... murmurais-je.

— Je vais le faire, répondit-elle, pleine de morgue.

Elle enfila la couronne avant de vaciller.

— Est-ce que ça va ? demandais-je.

— Non, elle essaie de prendre le dessus c'est... compliqué !

— Dépêchez-vous de sauver Antoine et de retirer cette couronne, alors !

Elle lui toucha de nouveau le crâne, semblant se concentrer sur ce qu'elle avait à faire. Je pouvais la sentir, dans mon état, sentir Tabita réfléchir et se concentrer, je sentais les données informatiques des Lenscom s'écouler dans le cerveau d'Antoine.

Finalement, après quelques secondes à peine, il se réveilla en sursaut.

— Qu'est-ce que... Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-il, le souffle court.

— Pas le temps de t'expliquer ! lançais-je.

Je m'élançais vers Tabita pour lui arracher la couronne de la tête, mais visiblement trop tard. Elle avait déjà pris l'apparence de la Reine Blanche.

— Je suis désolée... exprima la voix d'Hélène. Sache que j'ai fait mon possible pour ne pas m'imposer, mais le pouvoir de la couronne était trop fort pour Tabita...

— Vous... vous venez de l'appeler par son prénom, est-ce que ça veut dire... murmurais-je.

— Oui, la limite qui nous empêchait d'interagir avec les extraterrestres a été levée, du moment que Tabita a mis la couronne, expliqua-t-elle d'un ton désolé.

Je regardais la Reine Blanche devant moi, dans toute sa beauté et sa splendeur, désormais en chair et en os.

— Mais sans la couronne sur votre tête, demanda Antoine, qui semblait avoir compris la situation. Tabita ne pourrait pas finir par revenir ?

Hélène secoua la tête avec un sourire triste.

— J'ai bien peur que ma personnalité aie complètement écrasé la sienne. Tabita Shôgi... est morte.

Je désactivais Porcupine Tree en sentant une larme couler sur ma joue.

— Je suis désolée, Jonathan, soufflais-je finalement.

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