Dans un Deuxième Temps ;
On trace les peintures de guerre
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T. II – Chapitre 6Apparaissant dans la lumière
L'électricité faisait faux bond à bien des bourgs du nord de la Grande-Bretagne et la lumière d'un jour très gris filtrait mal en sous-sol. Entre les piliers de soutènement et les longues étagères métalliques, les souvenirs de Maxine flottaient à molle allure sur une eau sale de boue. Ici dérivaient des albums de coloriage qui n'auraient plus jamais les mêmes couleurs et là, la manette d'une voiture radiocommandée patientait comme une naufragée sur un carton déjà bien imbibé. Maxine entassa plusieurs objets hétéroclites dans ses bras fatigués par la nuit sans sommeil et entreprit un retour à l'étage supérieur.
Le niveau de l'eau arrivait largement au-dessus du bourrelet de ses bottes et Maxine sentait que des choses peu ragoutantes se frayaient un chemin à travers ses chaussettes détrempées jusqu'à ses orteils fripés. La tempête s'était exprimée toute la nuit et une partie du petit matin à grands coups de tonnerre et torrents de pluie, ce qui avait saccagé nombre de propriétés de la région, sans épargner celle des parents de Maxine. Le corps de ferme avait perdu des tuiles, un arbre, deux fenêtres, pas mal de poules, à peu près tous les moutons qui avaient fui Dieu savait où et toutes les merveilles entassées dans les sous-sols de la propriété. Depuis que les nuages avaient cessé de pleurer et que sa mère avait pris le relais, Maxine draguait la cave à la recherche de biens à sauver, souvent découragée devant l'étendue du carnage.
Du bout des pieds, elle trouva dans l'eau trouble les premières marches de l'escalier et ne fut pas mécontente de quitter les ténèbres, se pressant autant que possible malgré ses bottes lestées. L'odeur sous la maison était abominable, lourde, pourrie et parfois âcre. Avec la pluie, c'était aussi le réseau des eaux usées qui avait débordé, et Maxine doutait quant à ses chances de ne jamais tomber sur un étron en goguette pendant qu'elle portait secours à ses affaires souillées.
Émergeant par la trappe déjà ouverte qui donnait dans la cour, elle inspira longuement l'air humide de ce mardi matin. Elle entendait, de l'autre côté des bâtiments, le ballet des tracteurs chargés de dégager la route, les toitures, et sauver ce qui restait des pylônes. La police, les pompiers – peut-être l'armée ? – s'occupaient en priorité des villes et la campagne devait faire preuve d’ingéniosité en attendant les pompes de renfort et les camions nacelle.
Maxine bazarda son chargement sur les pavés. Elle avait du mal, prise dans les dégâts depuis une poignée d'heures, à croire que la situation puisse un jour s'arranger. Quelques amis et lointains voisins venus prêter main forte à son père et ses frères aînés affirmaient que plusieurs kilomètres au nord, une fois dépassée la frontière avec l’Écosse, les choses étaient encore pire, mais c'était difficile à s'imaginer.
Les chiens vinrent renifler les reliques qu'elle avait accumulées en tas ou déposées sur le rebord des fenêtres pour les faire sécher. Les deux bergers bergamasques ne restèrent pas longtemps aux côtés de Maxine mais l'immense lévrier irlandais s'attarda en furetant entre les boîtes à clous, les poupées crasseuses, les tuyaux d'arrosage et les équipements sportifs de ses frères. Elle n'esquissa pas de geste affectueux en direction de l'animal et le laissa fouiller comme un brocanteur pendant qu'elle écoutait attentivement la vie s'activer loin de la cour. Elle en voulait aux garçons de l'avoir privée de l'occasion de conduire les machines. Ils n'allaient pas lui faire croire qu'ils avaient choisi la tâche la plus difficile pendant que, elle, pataugeait dans un cimetière et assistait à la fin de toute une époque.
Sans se presser, elle reprit l'escalier et pénétra la nappe souterraine en serrant les dents face au froid. Dans ces conditions, le lycée lui manquait. Elle pensa à ses camarades, peut-être dans le même pétrin qu'elle. Maxine n'avait pas énormément d'amis mais il lui semblait s'entendre avec tout le monde et, barbotant entre les détritus, elle se demanda combien de ses connaissances étaient isolées derrière des routes coupées et des champs transformés en étangs. Combien avaient perdu leur maison, combien étaient peut-être blessées ? Elle arrêta sa progression tandis que, entraîné dans son sillage, un panier en osier vint se frotter à ses jambes comme un chat en mal d'amour. Ses quelques amis, les vrais, habitaient en ville et Maxine espérait qu'ils y trouveraient facilement du secours. Sans courant électrique, pas de téléphone, et elle n'avait jamais eu le droit à un portable. Les nouvelles n'arriveraient pas avant longtemps. En attendant, elle devait rester concentrée pour ne pas se morfondre comme sa mère.
Afin d'observer ce qu'elle pêchait et d'avoir un peu moins peur du noir de la cave remplie d'eau sale, car les sous-sols ne l'avaient jamais trop rassurée, Maxine avait laissé une grosse lampe à batterie allumée sur une étagère. Elle s'en saisit et progressa plus en avant, dépassant une porte au bois gonflé à la recherche des bicyclettes de la famille et butant aussitôt dans un objet caché dont les lacets, rose très vif, vinrent un instant percer la surface par quelques mouvements de vague. Remontant la manche de son ciré avec maladresse, elle plongea une main dans l'eau pour en tirer une paire de patins à roulettes emmêlés que le courant avait poussés contre un casier à bouteilles.
Les gouttes s'écoulaient à travers les nombreux trous des souliers rongés aux mites, battant une mesure cristalline. Leurs reflets dans le faisceau de la lampe donnèrent un aspect un peu magique à la cave, juste le temps que l'odeur atroce rattrape Maxine dans ses songes et la rappelle à la réalité ; elle avait toujours des vélos à retrouver. Les patins à la main, pendus contre son jean mouillé, elle observait à la ronde en foulant le limon par petits cercles. La lumière du dehors ne parvenait plus du tout jusqu'à elle et Maxine frissonna quand le pinceau de son phare découpa les ombres sordides des guidons sortant timidement des flots sombres, comme en embuscade.
×
L'heure du déjeuner était dépassée et Maxine avait fini par changer d'antre afin de continuer son labeur. Elle se trouvait désormais dans la chaufferie, où la vieille chaudière tubulaire à charbon sommeillait depuis presque une décennie. Avec ses pieds noyés et sa grille à moitié dans l'eau qui lui coupait le sourire en deux, le gros monstre de tôle avait une allure lugubre. Ici, la boue se parait de drôles de marbrures dues aux résidus de la cuve et Maxine dérangeait les arcs-en-ciel en traînant ses lourdes bottes à sa suite. Le niveau était plus bas que dans le sous-sol principal mais les débris y étaient plus nombreux. Des branches s'étaient frayées un chemin avec les flots, accompagnées de quelques sacs-poubelle sûrement collectés alentour.
À contre-cœur, Maxine se pencha au-dessus des détritus qu'il fallait sortir des profondeurs de la propriété. Les moucherons lui firent la fête tandis qu'elle tirait un sac du bout des doigts, les narines hermétiquement scellées à l'aide de son autre main.
— Oh, putain ! s'étouffa-t-elle face à une découverte dont elle se serait bien passée.
La stupeur incitait son cœur à cogner avec ferveur. Voilà qui la réveillait. La bête était inanimée. Maxine ne savait pas bien si la puanteur ambiante était due aux eaux sales où à la pauvre chose. Avec ses ailes rabattues dans de drôles d'angles, elle laissait apparaître l'un de ses yeux, gonflé au point d'en sortir de l'orbite, bleu et blanc, répugnant. Des parasites couraient entre les plumes de l'animal et Maxine ne pouvait qu'observer sans bouger, encore secouée à l'idée d'avoir presque touché quelque chose de mort.
Il lui fallut plusieurs secondes avant de se décoller de la porte entrouverte contre laquelle elle s'était réfugiée et d'envisager de tracter la chouette à l'étage du dessus. Elle scrutait la pièce à la recherche d'un balai, d'une canne ou d'un autre instrument qui lui aurait évité d'être en contact direct avec la créature, et quand elle aperçut enfin dans le faisceau de sa lampe la vieille perche d'une trappe à charbon condamnée, Maxine commença à entendre comme du mouvement dans son dos, derrière la porte en bois gondolé. Il s'agissait de raclements lents et subtils pour lesquels elle n'avait pas d'explication. Peut-être la deuxième moitié du couple de chouettes, bien en vie et qu'elle n'entendait que maintenant que son cœur avait cessé son concert dans ses oreilles ?
Les bottes campées dans une épaisse couche de vase, Maxine ne chercha pas tout de suite à pousser la porte, se contentant de jeter un œil par l'entrebâillement, en vain. D'aussi loin, même sa lampe ne pouvait pas grand-chose pour l'aider. Elle se rapprocha du chambranle et son nez flaira un courant nauséabond qui ne l'enchanta pas du tout. Elle commençait à avoir le trouillomètre qui grimpait, parce que l'odeur de charogne ne trompait jamais et qu'elle angoissait à l'idée de trouver le cadavre d'un mouton dérivant tranquillement en traînant quelques branches dans sa toison.
Elle hésita encore à aller chercher de l'aide, mais Maxine savait qu'elle n'arriverait même pas à expliquer le problème quand on lui demanderait pourquoi elle venait déranger les adultes. Des bruits, dans la ferme, il y en avait tout le temps, et puis des odeurs, elle en reniflait des tas de différentes depuis le lever du soleil. De quoi avait-elle peur ? Maxine appuya ses deux mains sur la porte et s'employa à la faire pivoter, mais elle ne parvint qu'à glisser dans la bouillasse. Quelque chose faisait obstacle. Trop de vase, trop de détritus, peut-être. Elle retenta plus fort, sans résultat. L'agacement commençait à la gagner et elle colla son visage au bord du panneau pour apercevoir ce qui coinçait, lampe à batterie à la main qu'elle passa par l'ouverture pour s'éclairer.
Le faisceau lumineux accrocha ce qu'elle reconnut être une paire de jambes et elle cria sans s'entendre, sans comprendre et en récupérant précipitamment son bras. Maxine se sentait comme agressée. Une bête morte après l'orage et voguant dans sa cave pouvait encore passer... Mais un intrus dans son chez-elle ? Elle aurait eu un peu plus de cran qu'elle lui aurait sûrement sommé de décamper, mais elle se rappela qu'il y avait de fortes chances pour que le bonhomme soit sonné, voire blessé. Y avait-il d'autres raisons pour qu'il soit resté tout ce temps dans le sous-sol à attendre, autrement ?
— Ohé... ? Vous avez besoin d'aide ? fit-elle sans pour autant se risquer de nouveau à passer son museau par la porte.
Comme il ne lui retournait même pas un grognement, Maxine essaya de capter l'attention du gaillard en agitant sa lampe devant l'ouverture.
— Elle est bloquée, vous voyez ce qui gêne ?
Toujours aucune réaction et Maxine était de plus en plus nerveuse, à demi consciente que quelque chose de grave était en train de se dérouler ; parce que si le bonhomme ne répondait pas c'est qu'il était dans un si sale état qu'elle en ferait des cauchemars pendant des lustres, ou qu'il n'était pas net dans sa tête et qu'elle aurait déjà dû rejoindre la cour pour son propre bien. Pourtant Maxine tenta une nouvelle percée de lumière de l'autre côté de la porte, poussée par une curiosité morbide. Il fallait qu'elle sache avant d'aller chercher du secours. Il fallait qu'elle voie.
L'homme avait bougé, il était beaucoup plus près, mais aucun réflexe ne dicta à l'adolescente de s'écarter. La peur la coinça, la rapetissa. Les plaies et les croûtes étaient beaucoup trop visibles, l'odeur infiniment trop présente. Cette drôle de peau entièrement chamarrée, rose et ardoise sous un pardessus déchiré, fleurait bon les ecchymoses post-mortem ou que savait-elle encore qu'elle avait vu à la télé. Maxine avait la soudaine impression d'avoir quitté son corps, d'observer tout ça d'un œil extérieur, lointain, quelque part au-dessus d'elle. Elle se mit à trembler violemment, ne parvenant pas à se rendre compte du temps qui s'écoulait pendant que l'intrus continuait sa progression le long des murs et des rangements comme s'il ne la remarquait pas. Un drôle de somnambule, paisible, et qui sentait la défaite.
Maxine lâcha finalement sa lampe dans l'eau et courut au milieu des projections en direction de la sortie, à l'aveugle et pourtant curieusement adroite.
×
Dans le tracteur, Maxine collait son père comme une moule, ce qui agaçait passablement celui-ci.
— Tu sais que tu m'embarrasses plus qu'autre chose ? grognait monsieur Teapot, sa fille en travers des genoux comme si elle n'avait que six ans.
Et elle se sentait tout comme si elle n'avait que six années, venait de faire un cauchemar et attendait désespérément que quelqu'un remarque ses pleurs et lui dise que tout allait bien se passer. Sauf qu'elle chiffrait neuf ans de plus au compteur et que l'âge des lamentations n'était plus d'actualité.
— Tu m'écoutes ?
Elle se contenta de lui répondre par un sourire un peu gêné ; un sourire d'excuse, parce qu'elle n'avait pas du tout dans l'idée de bouger.
— Y'aurait pas un ou deux trucs à faire qui pourraient aider au lieu de perdre ton temps et le mien ? Parce qu'on est pas couchés, à cette allure.
Une mangeoire ruisselante en travers des fourches du tracteur, le père de Maxine s'acharnait à rapatrier ses biens éparpillés comme des œufs de Pâques entre les bosquets. Les gigantesques roues du véhicules creusaient de profondes ornières dans la terre, visibles de temps en temps au gré des mares les moins profondes. Les vitres latérales de l'habitacle dégoulinaient d'éclaboussures opaques et Maxine se forçait à les fixer pour ne pas croiser le regard de son père.
C'était assez paradoxal. Elle s'était précipitée à sa rencontre à travers les marais et appréciait sa présence sécurisante, mais elle n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'elle était venue se lover contre lui.
Maxine ne savait pas quoi dire. Elle ne savait pas comment. Voulait-elle seulement mettre des mots sur cette terrible apparition dans la chaufferie ? Voulait-elle y croire ? Le pouvait-elle sans devenir malade ? Son père avait bien remarqué qu'elle était bizarre, Maxine le sentait à la façon qu'il avait lui aussi d'éviter son regard. Quelque chose qu'ils partageaient, un moyen de ne pas inciter à se livrer. Il était assez préoccupé comme ça pour que sa benjamine n'en rajoute une couche et certainement espérait-il qu'elle attendrait le soir avant de l'enquiquiner avec ses états d'âme.
Au fond, elle aurait aimé faire comme si elle n'avait rien vu ; parce qu'elle ne pouvait pas avoir vu ce qu'elle avait vu. Maintenant qu'elle était à l'air libre avec papa, à voir le ciel encore un peu fade, les arbres effeuillés, Daniel – l'un des ses frères – qui les suivait dans le tracteur d'une voisine et qui hurlait sur l'un des bergers batifolant dans le champs inondé, Maxine en vint à se dire qu'elle était juste un peu trop effrayée. Qu'elle avait inventé. Que la nuit, les bourrasques, le déluge et les vestiges l'y avaient forcée. Et si par malheur il y avait réellement eu un intrus dans la cave, il traçait actuellement sa route à travers la campagne de peur de se faire prendre. Quels dégâts supplémentaires pouvait-il faire à la ferme, de toute façon ? Si c'était un casseur ou un voleur, il avait mal choisi son moment.
Cependant Maxine ne pouvait pas se résoudre à retourner dans le sous-sol pour s'en assurer, l'idée lui tordait le ventre. Tout le monde s'activait, et, comme son paternel le lui faisait encore remarquer, on avait besoin qu'elle termine son ouvrage afin de mettre la pompe en marche. Elle se sentait coupable en plus d'être complètement perturbée, et le mélange lui donnait des suées désagréables, à la limite du haut-le-cœur.
Quoi faire, désormais ? Elle commençait à se demander ce qu'elle fabriquait ici. Ce père, qui prenait soin de nier son mal-être, qui prenait soin de tuer la réalité, avait le mérite de lui faire lentement croire qu'il n'y avait effectivement rien de plus grave que cette mangeoire qui n'était toujours pas revenue à sa place après les intempéries. Alors, quand elle en eut assez de sentir combien elle était un poids sur les genoux de son père qui peinait avec les pédales, Maxine glissa comme une anguille hors de l'habitacle du tracteur en marche et fut accueillie par de nouvelles et multiples projections de boue. Elle ne se retourna pas en entendant approcher le tracteur que son frère conduisait, même quand il ne l'évita qu'au dernier moment, pour la blague.
Enfermée jusqu'au cou dans son ciré rouge dégoulinant, Maxine gardait la tête dans les épaules tout en reprenant le chemin de la ferme. Elle rechignait encore en pensant à la tâche qui l'attendait. À mesure qu'elle se rapprochait, son courage se faisait la malle et quand elle dut traverser la cour et reprendre le chemin des sous-sols, Maxine fit demi-tour, ôta ses bottes pleines de choses étranges et crasseuses, en équilibre sur les pavés boueux, et songea à aller voir sa mère qui, moins rassurante, serait peut-être plus à l'écoute.
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Madame Teapot était assise sur le rebord de la baignoire, l'arrière de sa chemise, large et légère, trempant doucement dans l'eau. Elle caressait les cheveux de sa fille qui, les genoux remontés jusque son menton, par froid ou par pudeur, lui expliquait sa fatigue et les quelques frayeurs qu'elle s'était faites seule. À cause de leur couleur et leur finesse, Maxine ne se laissait que rarement toucher les cheveux par sa mère à qui ils rappelaient bien trop ceux des bébés. Avec ce genre de réminiscences, son attitude variait, trop collante, trop maternelle mais, aujourd'hui, il semblait à Maxine qu'elles en avaient toutes les deux besoin.
Une casserole d'eau finissait de chauffer sur le réchaud aux pieds de madame Teapot qui s'en saisit bientôt pour la vider dans le bain. Maxine apprécia cette onde de réconfort au milieu de l'eau qui refroidissait trop vite. Terminant de se laver le corps, aussi lentement que possible pour ne pas déranger la main de sa mère qui l'ébouriffait affectueusement, elle l'écoutait raconter à son tour combien la nuit avait été éprouvante, les yeux rougis et gonflés, la voix en trémolos mal assurés.
C'était dur de voir son parent dans cet état. Elle passa une main sur celle que sa mère attardait sur sa tête avant de retourner au récurage de ses ongles de pieds, noirs. Ses propres pensées perturbées se superposaient au désarroi maternel. Elle ne lui avait encore rien dit de son étonnante rencontre, comme à son père, et elle avait l'impression de ne guetter que le bon moment pour placer son histoire. Pour, peut-être, réussir à en rire. Sa cervelle ne pouvait se dépêtrer des images et des visions malgré tous ses efforts et Maxine se laissa glisser toute entière dans l'eau plus si claire du bain pour essayer d'échapper à l'ambiance étrangement calme et pesante de la salle de bain. Pour espérer rincer le malaise en même temps que le raz-de-marée parcourait la baignoire.
— Je vois bien qu'il y a autre chose, mentionna sa mère quand Maxine refit surface. C'est Daniel ?
Elle fit non de la tête, un peu vexée que ses problèmes ne soit jamais assez graves dans l'imaginaire de ses parents pour dépasser le stade des mésententes entre frères et sœur. Consciencieusement, elle reprit le grattage de ses ongles, un peu moins encline à se laisser tripoter les mèches rebelles par les doigts pourtant si réconfortants de maman. Ceci dit, c'était le moment ou jamais : elle avait l'occasion toute trouvée de lui avouer ou qu'elle avait abandonné sans état d'âme un blessé dans leur chaufferie, ou que les fumets du sous-sol l'avait complètement fait halluciner. Maxine avait eu longtemps pour y réfléchir. Néanmoins il y avait toujours cet instinct, cette certitude affreuse qu'elle n'avait pas rêvé. Tout avait eu l'air trop vrai.
— J'ai peut-être fait une bêtise.
L'avouer enfin à haute voix lui fit monter les larmes aux yeux. Maxine avait terriblement honte d'elle avec le recul.
— Si tu as cassé quelque chose, je ne pense pas qu'un objet abîmé de plus alourdisse tellement le bilan.
La phrase fut difficile à terminer et Maxine entendit les tremblements revenir au fil des paroles de sa mère.
— C'est pas grave, maman. Papa est en train de tout réparer, ça va vite redevenir comme c'était, réussit-elle à articuler.
— Des années d'investissements peut-être partis avec les flots ! couina madame Teapot en enfouissant le visage dans ses mains pâles. On n'a retrouvé que deux bêtes sur le troupeau ! Et ce ne sont pas les banques qui vont nous aider à nous relever...
Sa mère ne s'était finalement pas remise du tout. Recroquevillée au fond de la baignoire, le niveau de l'eau lui arrivant juste aux aisselles, Maxine osa une prise sur l'épaule de sa mère qui se voulait rassurante mais ne fit que mouiller d'autant plus sa chemise tandis que son attention était toute ailleurs, peut-être perdue avec les moutons.
N'en pouvant plus, elle se redressa pour agripper une serviette accrochée à son portant et commença à s'éponger, debout dans la cuve. Ses cheveux à la garçonne avaient le mérite de sécher à toute allure, si bien que Maxine n'eut pas à attendre longtemps avant de pouvoir passer la tête dans un t-shirt. Pendant que sa mère repliait docilement le réchaud, elle se rapprocha de la fenêtre, priant pour apercevoir, au loin, quelques têtes de bétail revenant à leurs pénates grâce à un instinct mystique. Mais l'horizon restait désespérément vide et désespérément mouillé, comme des taches de ciel à même le sol partout où les mares et flaques le reflétaient.
Maxine observa les tracteurs et leurs roues gigantesques noyées au tiers, elle s'attarda sur les petites silhouettes des voisins et de son autre frère, Andrew, qui grouillaient sur la route avec des balais et raclettes pour chasser l'eau. La vue avait quelque chose de déprimant mais elle la préférait à celle bouchée des caves inondées.
Alors que sa mère sortait de la salle de bain, elle eut comme une impression de mouvement juste sous son nez. Il ne s'agissait cependant pas d'une mouche sur le rebord de fenêtre s'essayant à l'agacer comme elle s'y était attendue. Ce n'était pas non plus les chiens, plus bas dans la cour, qui furetaient au hasard. Il y avait une silhouette, et elle venait de pénétrer résolument le périmètre de la chaufferie.
Maxine ne s'était pas préparée à ce que quelqu'un franchisse la porte de la cave, en tout cas pas dans ce sens là. De plus, s'il s'agissait d'un voisin qui la cherchait, elle l'aurait aperçu progresser dans la cour, non pas rasant les murs comme cet individu avait dû le faire pour n'être remarqué que maintenant. Maxine eut très chaud et très froid en même temps. Les joues en feu, elle se précipita sur les talons de sa mère.
Peu importait ce qu'il se passait sous sa maison, ce n'était pas contrôlable et c'était en train d'évoluer. Peut-être d'empirer. Elle eut l'idée un peu saugrenue qu'un règlement de compte avait mal tourné et dérivé jusque chez elle. Elle allait devoir se forcer à tout avouer. Si elle ne parlait pas tout de suite, Maxine pressentait qu'elle s'en voudrait longtemps, par égard pour ses parents ou par égard pour l'accidenté.
Mais qui est ce mystérieux inconnu dans la chaufferie ? (encore un mort en balade ?). Ce chapitre prend son temps, mais on ne s’y ennuie pas du tout, grâce à ton talent pour poser des ambiances. Là, dans la cave et la chaufferie, on a l’impression de respirer les mêmes odeurs que Maxine, et de sentir l’eau froide dans ses chaussures. Il y a une espèce de dégoût qui traîne au long des lignes, chouette ambiance.
Il y a toujours de très belles images au milieu de cette désolation (j’adore celle-là, entre autres : comme des taches de ciel à même le sol)
Bref, c’est toujours aussi bien, plus contemplatif, une bonne entrée en matière pour cette seconde partie. On se sent déjà en phase avec Maxine, j’aime sa réaction de repli, son incapacité à dire ce qu’elle a vu.
Détails
Le corps de ferme avait perdu des tuiles, un arbres : arbre
Maxine doutait quant à ses chances de ne jamais tomber : tournure un peu alambiquée
S'en saisissant, elle progressa : c’est peut-être moi qui suis un peu lente, mais j’ai dû relire pour savoir de quoi elle se saisissait
quelques mouvement de vague : mouvements
juste le temps que l'odeur atroce ne rattrape Maxine dans ses songes et la rappelle à la réalité : ne rattrape et ne rappelle ou alors, rattrape et rappelle (plutôt la seconde...)
Avec ses ailes rabattues dans de drôles d'angles : rabattues selon de drôles d’angles ?
le raz-de-marée ébrouait la baignoire : « s’ébrouer » est intransitif
Je profite des HO pour revenir trainer mes palmes par ici. Et c'est parfait pour le batracien en moi, toute cette flotte :P
Plus sérieusement, ça fait beaucoup de bien de revenir vers ta plume et vers cette histoire qui m'avait manquééééée (bon, hein, le truc, c'est que j'avais tout simplement pas vu que tu l'avais mise à jour, je suis nulle).
Maxine, elle me plait bien. Tu restitues bien son caractère. Et c'est tellement appréciable d'avoir de vrais ados, qui pensent normalement, qui ont peur de plein de trucs et qui finalement sont très humains x)
T'as un don pour décrire des situations "banales" et de les rendre magnifiques. Du coup, allons voir la suite. J'ai comme dans l'idée que Maxine a pas fini d'avoir des frayeurs x)