« Quand l’Empire est tombé, Fleter était en liesse. Plusieurs siècles d’oppression, on n’en ressort pas indemne. Et les nouveaux arrivés promettaient tant de choses. Plus de dirigeant unique ; ils devaient être sept à se partager le pouvoir. Davantage de liberté ; pour le peuple, la presse, pour tout le monde.
Un an s’est écoulé depuis la création de l’Union de Fleter. Où en sont ces grandes résolutions ? Le pouvoir est certes divisé. Chacun des sept fondateurs a un rôle bien défini et aucun n’empiète sur les pouvoirs de l’autre. C’est au niveau des libertés que ça laisse à désirer.
On a tous en mémoire les massacres d’Eminas et de Catinis. On se souvient tous de l’incompréhension qui en a résulté. Qui étaient les coupables ? Les impérialistes ? Le nouveau gouvernement ? Pour l’instant, on ne peut rien conclure.
En revanche, ce qu’on peut dire, c’est que depuis le putsch, nos libertés se sont retrouvées grignotées de jour en jour. De nouvelles lois ont légalisé des pratiques qui auraient fait hurler d’horreur l’Empire. Des soldats patrouillent désormais dans nos villes et peuvent arrêter sans justification des citoyens.
C’était pourtant une si belle utopie. »
Zora Aldines,
août 922
— Ankha, cette nuit, c’était quoi ?
Il la vit se redresser, baisser le regard sur ses mains. Il n’arriva pas à croiser ses yeux, elle le fuyait.
— Je sais pas.
Il l’entendit prendre une inspiration.
— Un truc qui semblait logique sur le moment.
— Et maintenant ?
Cette fois, elle se tourna vers lui, planta ses yeux dans les siens. Il vit sa mâchoire crispée, elle n’avait pas envie de répondre.
— Quoi, maintenant ?
C’était une excellente question. Il ne savait pas pourquoi il insistait.
— Maintenant, est-ce que ça semble logique ?
— Pas vraiment.
Elle détourna les yeux. Il le sentait, qu’elle ne voulait pas avoir cette conversation. A priori, lui non plus. Il aurait largement préféré se tirer avant qu’elle ne se réveille et ne plus jamais avoir à la recroiser.
— Alors quoi ?
— Alors rien.
Elle le regardait et il avait l’impression qu’elle réfléchissait à la meilleure manière de se débarrasser de lui. Mais alors, il sentit sa main sur sa joue et ses lèvres sur les siennes.
— On doit pas avoir la même définition du rien, dit-il dans un souffle et eut l’impression de voir un sourire passer sur son visage.
Pourtant, il le savait que d’ici quelques jours, ils allaient oublier tout ça, ils allaient redevenir des étrangers l’un pour l’autre. Il le savait très bien. Mais ce n’était pas encore le cas. Alors, il décida de chasser toutes les questions et de simplement profiter du moment de répit.
×
Une fois sorti du quartier sud, ce fut plus simple pour trouver un taxi. Les routes commençaient à être dégagées et les activités reprenaient petit à petit.
Coincé sur la banquette arrière, Meero en profita pour vérifier les horaires des trains. Il y en avait un qui partait à quinze heures pour Zebulis. Ça allait bien faire l’affaire et ça lui laissait quelques heures devant lui. Il mit les lentilles en veille et perdit son regard derrière la vitre.
Le taxi était en train de quitter la périphérie et entrait dans la grande couronne de Muresid. Au loin, on voyait les gratte-ciel du centre. Le soleil se reflétait dans le verre des tours et on aurait dit que toute la ville n’était que lumière. C’était un temps inhabituel ici, le ciel s’éclaircissait rarement autant. En règle générale, une brume collante rendait le soleil pâle.
Le taxi finit par freiner devant un immeuble de dix étages. Meero régla la course et regarda la voiture s’éloigner. Ça faisait plus de six mois qu’il n’avait pas remis les pieds ici.
×
L’appartement était gris et froid. Les quelques meubles disparaissaient sous la poussière et le fond de l’air était gelé. Meero ne relança pas le chauffage, il ne faisait que passer. Mais si tout se déroulait comme il l’espérait, il serait de retour ici très rapidement. Et il n’aurait plus besoin de repartir avant un bon moment.
Il garda son blouson et entra dans la pièce qui lui servait de bureau. À cette heure de la journée, elle était inondée de soleil et cette image avait quelque chose d’irréel. Sans y prêter davantage d’attention, il se concentra sur les lentilles.
De sa main droite, il pianota sur le bracelet de saisie. Il consulta les canaux de la rébellion. Apparemment, personne ne s’était encore inquiété de son absence à Zebulis. Il en profita pour passer sur les autres canaux et s’assurer que rien d’urgent n’était tombé pendant ces quelques jours. Mais non, rien. Ça en devenait préoccupant.
Il mit les lentilles en veille et se leva. Le soleil commençait à quitter la petite pièce et le froid revenait à la charge. Il resserra le blouson autour de ses épaules, passa dans le séjour, poussa la porte de la terrasse et attrapa un paquet de clopes dans sa poche. L’air glacé le gifla aussitôt.
Là, appuyé contre la rambarde, la fumée venant réchauffer ses poumons, il se permit pour la première fois de penser à ce qui s’était passé ces derniers jours.
Il n’avait rien prévu de tout ça. À la base, il voulait repartir à Zebulis quasiment tout de suite, pas rester traîner ces trois jours de plus. Mais il ne pouvait pas refuser quand Glev lui avait demandé cette petite faveur. Il lui en devait vraiment une. Quant à Ankha… Il chassa cette pensée, expira de la fumée et leva les yeux vers le soleil froid.
Il fallait surtout qu’il se concentre sur sa mission.
×
Installé dans un compartiment du train, Meero attendait le départ. Le soleil radieux du matin n’était plus qu’un souvenir. Une brume épaisse venait de tomber sur la ville. On ne distinguait plus l’autre côté du quai et encore moins le bâtiment de la gare.
Ses lentilles clignotèrent comme le train se mettait en marche. Glev. Il lui demandait où il se trouvait. Ils repartaient ensemble.
Le train quitta le centre et s’enfonça dans la banlieue croulante. Avec le brouillard, les constructions paraissaient encore plus sinistres. La porte du compartiment coulissa. Meero tourna la tête vers le nouveau venu et vit Glev refermer derrière lui. Il s’assit sur la banquette d’en face.
— J’avais à te parler, dit-il.
Un moment, Meero redouta qu’Ankha ait dit quelque chose à son frère. Mais il n’en était rien, de toute évidence.
— Tout va bien ? demanda Meero.
— J’ai dû avancer. On a du nouveau.
Glev parlait librement. En toute logique, il avait activé l’anti mouchard en montant dans le train.
Il aurait été dommage que des oreilles indiscrètes surprennent leur discussion. Le trafic d’armes dont ils s’occupaient à Zebulis ne semblait pas être un sujet anodin pour le commun des mortels.
Ça risquait d’être compris de travers.
— Quoi ?
Le train bravait toujours le brouillard. Ils arriveraient dans la nuit.
— On va avoir une livraison demain dans l’aprèm. Un gros chargement. Et ce coup-ci, il faut pas que ça foire.
— Ils préviennent que maintenant ? On aura pas le temps de s’organiser.
Les contrebandiers qui devaient leur livrer la marchandise ne se précipitaient pas autant normalement.
— Ils ont pas aimé les soldats de la dernière fois.
— Il étaient pas les seuls et c’est pas une raison. On les paie plutôt bien, non ?
— Moi, je suis que le messager, répondit Glev en haussant les épaules.
Le silence s’installa entre eux. Le train filait à toute vitesse vers le sud.
— Merci pour Ankha, dit finalement Glev. Si je m’étais douté d’un danger, je ne l’aurais pas emmenée avec moi.
Meero hocha la tête et se dit que c’était inutile de rentrer dans les détails.
×
Meero fixait l’horizon, là où le ciel et la mer se rencontraient. Il préférait la couleur de l’eau en été. Ici, tout était trop pâle. Mais l’ambiance qui s’en dégageait restait quand même affreusement familière. Ce qui lui manquait dans le coin, c’était de voir le lever du soleil sur la mer. Il était né à Eminas, sur la côte est, et il avait passé son enfance à traîner entre les cailloux et les mouettes.
Il se secoua, il n’était pas là pour admirer le paysage. Il devait repérer les lieux pour le soir. Et ça, c’était la version officielle.
Le but de la transaction était très simple. La rébellion avait besoin d’armes et quelques contrebandiers étaient ravis de lui en fournir. Seulement, ils n’aimaient pas beaucoup s’approcher des côtes de Fleter et il leur fallait une bonne motivation pécuniaire pour outrepasser ces réticences. Les armes partaient ensuite ailleurs, Fleter ne manquait pas de conflits et les rebelles se montraient de plus en plus entreprenants.
Ce petit trafic durait depuis six mois à Zebulis et Glev y contribuait activement. Il allait donc être en ligne de mire si quelque chose tournait mal. Et quelque chose allait effectivement mal tourner, tout comme la fois précédente.
Glev avait beau être bon dans ce qu’il faisait, il lui arrivait de se montrer d’une incroyable naïveté. Il n’avait pas fallu plus d’un mois à Meero pour obtenir sa confiance. Un mois encore et il avait sa petite place dans le trafic d’armes. Puis, il avait laissé passer un peu de temps avant de commencer son vrai boulot, celui pour lequel on ne le payait pas au lance-pierres.
Plusieurs fois, les contrebandiers s’étaient presque fait attraper. Mais ils avaient de bons réflexes et ils savaient filer aussi vite que des rats. La dernière fois avait bien failli être la bonne, mais rien n’avait tourné comme Meero l’avait prévu. Le point positif, c’était que l’opération avait capoté et les rebelles s’étaient retrouvés les mains vides. Ce qui était toujours mieux que rien.
Meero fit quelques pas sur la plage de galets.
En fait, il n’avait strictement rien contre les rebelles. Chacun pouvait bien défendre ce qu’il voulait. Lui, par exemple, se plaisait bien en chasseur de primes. Et ce n’était la faute qu’au hasard si un de ses contrats avait croisé le chemin de la rébellion. C’était un filon juteux et il y avait de quoi faire à tenter de les saboter petit à petit.
Il savait que la rébellion recherchait en ce moment activement les taupes. Ils n’avaient pas apprécié les noms qui avaient filtré ni les procès et exécutions qui avaient suivi. Il avait même entendu dire que beaucoup de personnes avaient subi des vérifications. Mais lui, on ne l’avait pas soupçonné. Il était sûrement crédible en rebelle.
En tout cas, Glev y avait cru et ça avait été suffisant pour le faire entrer. Chez sa sœur, il avait senti plus de réserve. Elle ne lui avait pas accordé sa confiance, à aucun moment. Peut-être qu’elle avait juste plus de jugeote que son frangin. Elle ne semblait pas avoir une foi aussi aveugle que le reste des rebelles qu’il côtoyait. Elle avait l’air de douter.
Peut-être qu’elle avait vu des trucs que d’autres n’avaient qu’entr’aperçus. Ce n’était sans doute pas sans raison qu’elle avait ces cauchemars. Il la revoyait tremblante, la respiration bloquée, tentant de se raccrocher à la réalité pour ne pas sombrer. Et à cette image, il sentit un étrange pincement dans la poitrine.
Allons, il n’était quand même pas en train de s’enticher de cette fille ? Elle pourrait être utile, aucun doute là-dessus. Mais ça serait con de laisser trop de place à cette amourette sans aucun sens.
Les yeux perdus dans le vague, il ralluma les lentilles. Il ne pouvait pas communiquer d’informations dans le train avec Glev à côté. Mais à présent, il était plus que temps. Ce soir, il le sentait bien. Ce soir, il allait enfin en finir avec toutes ces histoires de contrebandiers.
Au plaisir de lire la suite.
La double-identité de Meero je l'avais pas vu venir, j'aime beaucoup beaucoup (vive la dénonciation de la naïveté et de tout ce qui roule toujours bien alors que non, y a des trahisons et des imprévus tout le temps en vrai ! Ton histoire est trop cool pour ça)
Je continue je continue !
PS : chaque fois je suis surprise de changer de Pov, j'oublie que chaque partie à un narrateur différent, mais chaque fois je trouve ça trop cool, et puis c'est fluide quoi, c'est comme s'ils se passaient le bâton de la parole les uns aux autres au fur et à mesure qu'ils se rencontrent haha ^^
Eh ouais, mercenaire, un métier d'avenir !
Merci beaucoup pour toutes tes lectures, Slibard ! Ca m'a fait très plaiz de te retrouver ici <3
Haha, je l'aime beaucoup, ta théorie. On verra si elle se vérifie <3
Merci de tes lectures, Keina !