C’est la journée à l’envers. Tout est en désordre. Du matin au soir — non, du soir au matin — le blanc sera noir et le noir sera blanc.
Un sens-dessus-dessous programmé, travaillé. Le dîner a été servi à 10h, dessert en premier et, à 19h, Farid proposera un petit-déjeuner. Il faut marcher à reculons, comme les écrevisses. Grimper sur les toboggans à l’envers, et non escalader leur échelle. Perdre les jeux de société, au lieu de les gagner. Même le « verlan », ce langage étrange que Klaus se fatigue à maîtriser, est toléré et encouragé.
Une idée de Claire, ça. Pas étonnant.
Adossé contre le mur, les bras croisés, Klaus scrute l’horloge et s’épuise à la comprendre. Ce cadran qui d’ordinaire sait lui parler, qui fait fi de toute frontière linguistique, a les aiguilles si bien tordues que l’intendant peine à en déchiffrer l’heure. Pas l’heure de Claire à l’envers, mais l’heure réelle, celle du Monde avec un « M » en lettre capitale. Puisque la petite aiguille est sur le 5, cela signifie-t-il qu’il est 11h ? Et que penser de la grande aiguille : a-t-elle était retournée avec précision ? Ou inversée à la va-vite, attendu que, de toute évidence, le temps aujourd’hui n’importe plus ?
L’intendant soupire. Le lâcher-prise n’est pas son métier, à lui. Au contraire, son rôle est de veiller au grain. De s’attacher au matériel, à ce qui est palpable, tangible. Dans sa tête tournoient tableaux budgétaires et organigrammes, horaires de présence et horaires de livraison. Adieu la littérature russe, à laquelle il a consacré une thèse entre les canaux de Strasbourg et les biergarten de Berlin : la réalité a fini par tuer les Raskolnikov, les Karénine et jusqu’aux Tchitchikov. Si l’érudition est un crime, le châtiment en est la misère sociale. Une question de « conjoncture économique », entend-on souvent.
Alors le voilà, à fixer d’un regard sombre le cadran d’une horloge sans drapeau. Avec un peu de bonne volonté, le visage de Claire s’y dessinerait presque : les aiguilles pour cheveux, le boulon central pour nez, et tous ces chiffres qui s’enchaînent comme autant d’idées farfelues. À en donner le tournis.
— Attends, le téléphone, tu me le files avant ou après que je t’ai sucé ?
Klaus se fige.
— Mec, c’est pas la journée à l’envers pour rien ! D’abord le téléphone, après la pipe.
L’intendant se penche sur le côté et ses bras croisés apparaissent soudain dans l’encadrement d’une porte. Son regard embrasse un dortoir vidé de ses occupants, où Yanis et Alyssa se croient discrets, seuls.
— Faut faire les choses à l’envers mais dans le bon ordre ! argumente l’adolescent. D’abord tu me suces, ensuite je te donne mon téléphone. Et après on officialise notre couple !
— Non putain, le téléphone d’abord, je te dis !
— Bon sang, vous allez arrêter vos conneries, oui ?!
Klaus s’immisce dans le dortoir et vient perturber le jeu du couple en devenir. Alyssa et Yanis se recroquevillent, glacés par le regard effaré de l’intendant.
— Vous dîtes quoi ? « Téléphone », « pipe » ? Vous entendez, les phrases que votre bouche sort ? Vous faites quoi dans votre caboche ?
Il en perd son latin. Sa langue fourche et les mots se distillent dans son palais, une syllabe dans chaque pays. Devant lui, les deux jeunes n’en mènent pas large.
— Venez avec moi ! Venez avec moi, on va voir le directeur !
Klaus mouline du bras pour les inviter à se lever. Alyssa et Yanis s’exécutent et se dirigent mollement vers le couloir. Comble de l’absurde, tous deux portent des sous-vêtements par-dessus leur jean : string à pois roses pour Alyssa, caleçon moulant pour Yanis. À l’envers, jusque dans les accoutrements. S’il n’écarquillait pas les yeux d’ahurissement, Klaus les lèverait au ciel.
— Et comment t’aurais déboutonné ton pantalon, imbécile ? Avec cette tenue incroyable !
Klaus ne peut s’empêcher de claquer la tête de Yanis du revers de la main. Les cheveux du garçon valdinguent sur le sommet de son crâne tandis qu’il hausse les épaules, honteux.
— Hé mais on fait rien de mal, Klaus, se défend-il à mi-voix.
— T’as raison, des faveurs sexuelles contre un téléphone, c’est tendance !
Excédé, Klaus pousse les deux énergumènes en avant.
— Mais c’est vrai, on fait rien ! renchérit Alyssa. C’est notre sexualité ! La libération sexuelle, vous avez pas ça en Allemagne ou quoi ?
— La libération sexuelle, tu viendras m’en reparler quand tu te seras libérée du sexe. Pas quand tu te seras noyée dedans !
Arrivé devant le bureau de Jules, Klaus toque à la porte.
— Ils ont fait quoi ? interroge une adolescente non loin d’eux.
— Ils font la libération sexuelle ! s’écrit Klaus tandis que la porte s’ouvre.
La curieuse ne demande pas son reste et s’éclipse aussitôt. Jules apparaît, brisant la lumière tamisée de son bureau.
— Klaus ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Voilà le tableau : ils faisaient un marché, l’un devait donner son téléphone à l’autre si l’autre acceptait de lui faire une fellation. Je vous laisse deviner qui avait quel rôle dans cette affaire. Et puis je vous les laisse tout court, ils m’énervent trop.
Klaus les agrippe et les pousse vers Jules en un geste méprisant. La tête du directeur s’allonge par-dessus les cheveux en bataille des adolescents : son nez se retrousse de gêne et ses lèvres s’ouvrent sur un trou béant.
Ces deux-là n’auront personne d’autre que ce directeur de l’avant-veille, se dit Klaus en s’éloignant d’un pas vif. Parce qu’à tout bien penser, il va leur apprendre quoi, Jules ? Leur inculquer quelles valeurs ? Les punir comment ? Confisquer leurs téléphones, sans doute. Et après ? Une chiquenaude sur la joue, avec la condescendance et la satisfaction malsaine des maîtres d’école, à l’époque antédiluvienne où frapper les élèves à coups de règles était encore de rigueur ? Tout compte fait, peut-être ne méritent-il pas mieux que cela : un directeur vieillissant, seul et frustré, dont l’expertise en matière d’éducation sexuelle en contexte post-zuckerbergien frise le score d’un saut d’escargot sur l’échelle de Richter. Quoi de plus mesquin que de les ennuyer avec une bonne leçon de morale paternaliste ?
Le monde tourne à l’envers, pas de doute là-dessus. C’est quoi, l’expression française appropriée ? Ah oui, « tomber de Charybde en Scylla ». Ou en l’occurrence, de matérialisme en prostitution. Des années d’évolution, de la roue à la littérature kafkaïenne, pour aboutir à une espèce encore persuadée que tout, absolument tout, doit transiter par deux choses : les objets, et les organes génitaux.
Les comportements humains révulsent Klaus. Parfois, quand il prend du recul et qu’il observe ses semblables avec une objectivité toute sociologique, il est saisi de nausée. Une envie de vomir féroce, acide. Pas besoin de chercher bien loin, de trop gratter la surface en apparence vernie du quotidien : à chaque jour suffit sa peine. Lundi, Christian a encouragé un groupe d’adolescents à reconsidérer l’indépendance de l’Algérie, étant entendu que les nègres et les Arabes avaient encore beaucoup de chemin à faire vers la civilisation et qu’il était de notre devoir de les y aider. Mardi, un garçon est resté absorbé sur son téléphone, passionné par une vidéo improbable : une femme qu’un homme retenait par les cheveux, le pénis enfoncé dans sa bouche jusqu’à la gorge, les lèvres prêtes à s’écarteler autour de larmes, d’urine et de giclures de sperme. Elle pleurait. Sous ses plaintes étouffées, une voix off annonçait que la bite du caméraman n’allait pas tarder à lui faire gerber ses tripes. Claire est entrée dans une colère noire, a immédiatement exigé une séance collective d’éducation au consentement. Évidemment, le Programme de la Fourmilière étant gravé dans le marbre, elle attend encore la permission officielle du directeur. Mercredi, Jules a exigé de Séverine qu’elle gère la comptabilité du camp. À sa place. Vous comprenez, c’est un homme occupé, mille responsabilités l’accablent – alors, autant demander à sa plus fidèle employée, la bonne de service, l’être le plus corvéable du monde, de faire pour lui, mieux que lui, ce pour quoi elle n’est pas rémunérée. De toute manière, puisqu’elle a la chance d’être nourrie et logée à la Fourmilière, ce n’est pas quelques clopinettes de plus ou de moins qui l’empêcheront de vivre. Hier, jeudi, Klaus contemplait la benne à ordures que Christian emplissait comme s’il s’agissait d’un nouveau-né affamé. Un kilo d’excédents alimentaires par-ci, trois kilos de plastiques par-là, et les entrailles de la bête ont gonflé aussi sûrement qu’une marée remonte. Tout ceci atterrira dans une mer, justement, ou un océan, tuera les plus gros spécimens de baleines, nourrira les poissons que nous pêchons en trop grandes quantités, et toutes ces merdes, ces dégueulis d’immondices, se retrouveront dans nos assiettes et accélèreront notre propre extinction.
Le monde court à sa perte et Klaus préfère jeter l’éponge. Ces cycles mortifères, ce marasme d’idées et d’images nauséabondes, sont nos vrais visages. L’humain est un parasite, un conglomérat de sables mouvants qui s’enlisent toujours plus profond, un loup qui a su annihiler le sens des réalités, le sens des autres ; le sens de soi. Lorsqu’on parvient à se débarrasser de son déni, que l’on ouvre les yeux, la vérité est là, implacable : rien ne sert de lutter. Le combat est vain. Mieux vaut se laisser couler dans un trou qui sera le nôtre, plus chaud et plus confortable, creusé par soi et pour soi, seul. Et attendre la fin.
Alors, quand il surprend deux adolescents tomber dans les mêmes travers que les autres mortels avant eux, Klaus ne se résout plus à leur expliquer sa vision des choses. Cela ne servirait à rien. Il préfère les donner en pâture à Jules.
La démarche rageuse, l’intendant se laisse porter loin du gîte. Le hasard le mène au hameau de la Fourmilière : un coin tranquille, caressé par un flanc de montagne protecteur, avec sa chapelle en ruine, son enclos rouillé qui ne garde plus rien, ses champs de terre abandonnés. Mais même ce lopin de terre l’agace. Au plus haut point. Là où d’autres s’extasient, le cœur pétri d’émotions devant ce bijou au charme bucolique, lui ne voit que le symbole d’un système féodal précapitaliste, dont le faste a résulté de la domination criminelle d’une famille de nobliaux sur un groupe de paysans qui n’avaient rien demandé à personne. À force d’interroger le monde qui l’entoure, Klaus a appris à se connaître sur le bout des doigts : quand il est énervé, rien ne l’apaise.
— Ça ne va pas, Klaus ?
Il se retourne. Les cheveux sombres de Claire se détachent du paysage verdoyant. Elle porte, par-dessus son short, une culotte bouffante à volants grotesques.
— Pardonne ma franchise inopinée, tente-t-elle en imitant le ton habituellement solennel de Klaus, mais tu as une sale gueule.
La gueule en question s’étire sous l’effet de la surprise. L’intendant ne s’attendait pas à une telle introduction. Devant le sourire sincère de Claire, il crache un rire ironique et se détend.
— C’est quoi cet accoutrement ? rétorque-t-il en désignant la culotte d’un coup de menton.
— Oh ce truc ? Une vieillerie. Tu aimes ?
L’air faussement taquin, elle roule des hanches et tintinnabule : les volants de sa culotte sont agrémentés de petits grelots qui éclatent au soleil à la manière de pépites d’or. Elle est parfaitement ridicule, à imiter les minauderies des gens coquets. Elle le sait et elle en joue : tout de suite, elle ramène Klaus à la réalité en lui offrant un clin d’œil complice.
— Pas mal trouvée, l’idée de la journée à l’envers.
— Merci. Je l’ai volée à mon ancienne compagnie de théâtre, quand on parcourait les villes pour proposer des spectacles de rue.
— C’est réussi. Les jeunes s’amusent comme des fous.
L’intendant grimace ; il n’est pas sincère pour un sou. Claire se rend compte que quelque chose le tracasse et cesse toute tentative de plaisanterie. Décontenancés, les deux adultes restent côte à côte, maladroitement tournés vers le hameau.
— Mais quand même… pourquoi la journée à l’envers ? Ça rime à quoi ?
Ça y est, elle l’entend, maintenant : la véritable humeur de Klaus. Celle qui se cache derrière le calme contrôlé, les risettes et les paroles en l’air ; cette irritation qui gronde dans le ton, qui fait secouer la langue et osciller la voix. L’intendant est en colère, et Claire ne comprend pas pourquoi. Elle prend le temps de réfléchir avant de répondre :
— À rien. Ça rime à rien. C’est ça qui compte.
Elle tente un autre sourire, une expression qui tisserait un lien entre elle et cet homme qu’elle juge, à bien des égards, trop sévère ; et le scrute, avide d’une réaction, guettant le miracle par lequel il se livrerait soudain à une joie débordante. Toutefois elle voit ses sourcils gigoter, laissant deviner le flot de réflexions amères qui virevoltent dans ses pensées et qu’il se refuse à partager. Malgré tous ses efforts, Claire n’arrive pas à le cerner. Il lui semble qu’ils sont sur le point de se parler, de se parler vraiment ; d’ouvrir les vannes, de détruire un barrage et de déverser des torrents de mots vrais. Rien à faire : Klaus reste verrouillé.
Elle baisse les bras.
— Et à l’envers mais dans le bon ordre, ça veut dire quoi ? lache-t-il.
— Comment ça ?
— C’est un gamin qui disait ça tout à l’heure, à propos de… à propos de rien, oublie.
Et il se retranche dans ses réflexions. Claire le sait bien, ses idées créent des vagues tristes que même une horloge folle ne parviendrait pas à suivre. La vue de ce visage fermé la rendrait presque malade. Dépassée, elle détourne le regard. Elle préfère contempler le hameau, cette chapelle décatie, toujours debout, et ces maisonnées que quelques nuages viennent parfois strier d’un camaïeu d’ombres.
Tout à coup, Klaus s’agite et prend une profonde inspiration.
— Tu sais quoi ? lance-t-il. Tu as raison. Mieux vaut tout envoyer promener, mais à ta manière.
Sans plus de cérémonie, il s’élance vers le hameau d’un pas décidé. Claire le suit au pied levé ; quelle mouche l’a piqué, elle n’en a aucune idée mais la curiosité est trop forte.
— Cette chapelle me sort par tous les trous.
— Quoi ?
— J’ai dit : cette chapelle me sort par tous les trous. C’est bien ça, l’expression ?
— Oui, c’est bien ça… Qu’est-ce que…
— Elle est là, et elle sert à rien.
Il se rue sur le parvis et plante ses deux poings dans la porte. Les battants cèdent et s’ouvrent sur un espace creux, poussiéreux, une nef qu’un amas de bancs éventre encore. Il n’y a que les vitraux pour jeter sur ce caveau un semblant de couleurs mornes.
Klaus ne fait aucun cas de l’inertie régnante et bondit vers l’autel. Une lumière timide vacille sur son passage tandis qu’il réveille d’entre les morts des volutes entiers de cendres. Les encensoirs sursautent et les tapisseries s’ébrouent.
— Ça pue, là-dedans. Et puis tous ces trucs de Dieu, là, les portraits du Christ et les statues de vierges… Ich hab’ genug !
Claire pénètre à sa suite dans la chapelle et s’immobilise au beau milieu de la nef. Elle n’en revient pas : depuis qu’elle est là, elle n’a jamais vu Klaus déployer une telle énergie pour des broutilles sans lien aucun avec ses fonctions d’intendant. Il déplace des bancs, empoigne et éparpille des babioles recouvertes de cire, repousse quelques candélabres, et elle n’ose lui demander ce qui crée chez lui ce sentiment d’urgence. Il disparaît dans une alcôve et l’écho de sa voix ricoche contre les ogives :
— La journée à l’envers, tu dis ? On a qu’à retourner cette foutue chapelle. Tu veux en faire quoi ? Une salle de bal ? Un théâtre ?
Sidérée par l’étrangeté d’une telle proposition, Claire jette un regard neuf autour d’elle et, pour la première fois, imagine la chapelle en un lieu de spectacle. L’autel se pare d’une scène sommaire, un plancher de bois constellé de lumières colorées ; les bancs deviennent des sièges, les candélabres des objets de décor et la foule qui, il y a des centaines d’années, se recueillait encore pieusement devant ses saints agonisants et inaccessibles, se transforme en un public vivant et joyeux. Les yeux de la jeune femme pétillent.
— Un théâtre ! ne peut-elle s’empêcher de s’écrier.
— Va pour un théâtre, lui répond l’écho de Klaus.
— Jules sera d’accord ?
— On s’en moque. Il va nous inventer une histoire à dormir debout. Des nonnes qui descendent des montagnes pour venir prier en secret pendant la nuit, ou une autre légende ridicule dans ce goût-là. La vérité, c’est que cet endroit tombe en morceaux, que personne ne s’y rend et que Jules est trop vieux-jeu pour l’admettre. Mais si je t’appuie et que tu fais ça dans les règles, il ne pourra rien dire !
Un cling ! résonne et mange les dernières syllabes de Klaus : l’intendant a envoyé valser tout un amalgame de calices rouillés. Une famille de rats prend la poudre d’escampette.
— Si on pousse l’autel, ça te fait une belle scène ! poursuit Klaus. Pour ce qui est d’aérer, on va commencer par se débarrasser de ces… de ces tapis sur les murs.
Il se dirige vers une tenture et l’arrache d’un coup sec. De nouveaux rais de lumière viennent couler d’un bord à l’autre du transept. La poussière se débat et, de guerre lasse, reprend ses droits ailleurs. Enchantée, Claire suit son exemple et s’attaque à une tenture jumelle. Ce jeu l’amuse beaucoup.
— Ça alors, qu’est-ce que vous fabriquez ?
Klaus et Claire font volte-face : la silhouette de Séverine, cheveux attachés et mains sur les hanches, se découpe dans l’entrée.
— On retourne la chapelle, répond Klaus le plus naturellement du monde.
Toute guillerette, Claire reprend son œuvre : une troisième tenture s’effondre en un bruit sourd. Interloquée, Séverine arpente la nef ; tandis que ses ballerines à talons claquent contre le dallage meurtri par les siècles, ses yeux balayent les entrailles de l’édifice.
— On a eu l’idée de la transformer en théâtre, précise Claire. Là il y aurait une scène, et ici le public. Et les coulisses tiendront facilement là-dedans !
— Mais…
Séverine ne parvient pas à dérouler le fil de sa pensée ; une telle tornade de changements la sidère. Elle bafouille et, faute de mieux, se concentre sur l’objet de sa visite :
— Klaus, Jules vous cherche. Il y a un souci d’horaires avec la livraison du maraîcher, et…
— Oui, oui, j’arrive. Dites-lui bien que j’arrive, mais qu’aujourd’hui, on joue avec le temps. C’est la journée à l’envers.
Ce que l’intendant lui répond n’a aucun sens, et le désarroi se lit sur le visage de Séverine.
— Mais enfin… reprend-elle, comment ça, « transformer en théâtre » ?
— Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ? interroge Klaus.
Séverine remue maladroitement les bras.
— Ce n’est pas une méchante idée, admet-elle, enfin tout de même… Vous savez très bien que Jules ne sera pas d’accord. Aucune pièce de théâtre ne figure dans le Programme de cet été.
— Ni d’aucun été, d’ailleurs, fait remarquer l’intendant. À partir de maintenant, ce sera possible. Et Claire va nous aider, avec son expérience de comédienne.
L’intéressée s’enthousiasme :
— Tout à fait ! On va arranger un peu mieux cette chapelle et, dès demain, on pourra la montrer à Jules et lui expliquer notre idée. Il verra que c’est un beau projet. Je pourrais former le reste de l’équipe et monter des ateliers de lecture et de mise en scène. Je vous assure, les jeunes vont être ravis ! Il y a des pièces très drôles et très intelligentes qui leur parleront beaucoup, j’en suis sûre. C’est une opportunité rêvée ! Et au pire, si ça ne fonctionne pas… on pourra en faire tout autre chose, de ce vieux bâtiment ! Une cafétéria, ou une annexe d’infirmerie pour Rebecca. Vraiment, Klaus a raison : c’est dommage qu’un tel édifice prenne la poussière alors qu’il peut encore nous être utile.
Elle se tourne vers Klaus et lui lance un nouveau clin d’œil. À sa plus grande surprise, le visage de l’intendant s’est refermé. Toutefois ses traits se crispent autrement - il se contient, bombe le torse, pince les lèvres et lutte pour défaire la ride du lion qui décore son front. Cette fois, Claire y lit de l’émotion. Et même, peut-être, de la fierté.
Oui ça fait un bail que je suis pas venue continuer ma lecture ! Et pourtant je me suis replongée très facilement dans cette histoire. Voilà donc dans ce chapitre la genèse de l'idée qui anime Claire et qui la met en compétition avec Jules : une pièce de théâtre dans la vieille chapelle.
Je compatis aux idées noires / désespérées de Klaus, il voit tout le mauvais et n'arrive pas à laisser de la place au bon... et, bon, on le comprend.
A bientôt !
Et contente aussi que tu parviennes à raccrocher les wagons de cette histoire à l'envers... C'est encourageant pour moi !
A bientôt :-D
J'ai fait une fausse manip. J'avais écrit un commentaire puis j'ai fait précédent et je n'arrive pas à le retrouver. Snif...
Je disais donc que je trouvais ce chapitre bien écrit avec des descriptions sensuelles sur les corps féminins. Je trouve que tu les décris si bien... C'est si beau. J'adore...
Mais je suis si triste pour Séverine. Elle est coincée dans son carcan dont elle ne parvient pas à sortir malgré l'aide de Claire. Cette dernière lui tend la main, Séverine la saisit mais elle n'est pas encore prête à vivre. Peut-être qu'elle aurait pu apprendre à vivre avec Claire, si l'autre ne l'avait pas tuée... Et puis c'est horrible parce qu'on sent que Séverine vit dans la soumission, qu'elle veut faire le moins de vagues possibles, être toute petite... mais qu'en même temps, elle admire celles qui ont choisi de vivre.
Et je me suis retrouvée à dire à Séverine : Vis, tu as encore le temps de vivre. Allez Viiis même si je sais que la fin est déjà écrite et qu'elle a assisté à un spectacle traumatisant. C'est horrible cet espoir qu'il y a et la peur que la fin ne l'ait totalement réduit à néant... Qu'il l'ait confortée dans l'idée de ne pas vivre pour survivre et ne jamais subir le sort de Claire.
T'es cruelle Liné... mais tu es si juste dans ton écriture que je te pardonne.
A bientôt !
Le personnage de Séverine m'est rapidement apparu. Elle me touche, j'ai l'impression que j'aurais pu "finir" comme elle si j'avais vécu à une autre époque, ou des expériences différentes... et il me paraissait très important de la faire évoluer dans ce genre d'histoires qui "réveille"
Dès le départ, j'avais pour idée de montrer cette facette-là de Séverine, que j'ai toujours beaucoup aimée (elle me rend un peu triste - comme si, avec un autre parcours, j'aurais pu avoir le même ressenti qu'elle).
Quant aux saunas et aux hammams... je te conseille !
Merci encore pour tes compliments :-D
Si je devais faire une critique, c’est que cette fois les deux parties de chapitre sont vraiment très séparées, avec un changement de point de vue, de ton et d’ambiance. Mais bon, après, ce n’est pas plus gênant que ça non plus…
Détails
Elle est, l’espace d’une seconde, toute entière à l’estime que Claire lui témoigne, et ne souhaite pas que la discussion s’arrête : je ne comprends pas bien cette tournure (toute entière à l’estime)
toutes ces femmes ne se délaisseraient pas ainsi : je ne suis pas sûre qu’on puisse employer délaisser dans ce sens.
- d'autant qu'il me semble que tu avais émis un léger doute sur Séverine (tu avais envie d'en savoir plus sur elle et sur son éventuelle trahison vis-à-vis de Jules).
Effectivement, je me suis avant tout concentrée sur les corps ! A croire que c'est un motif récurrent chez moi...
Quant aux points de vue, oui, il y a une démarcation nette entre celui de Léa et celui de Séverine. Je me ressers de ce procédé très basique plus loin, dans le chapitre centré sur Jules. Je suis justement en train de me poser plein de questions sur l'usage, l'utilité et l'intensité des points de vue, mais je crois que quoiqu'il en soit, je conserverai cette démarcation
Ton écriture est toute délicate et j'ai trouvé que ça se sentait particulièrement dans ce chapitre, c'est peut-être l'eau ! Ça crée toujours de drôles d'images, c'est cool.
Et puis plus on avance, plus ça paraît léger, plus ça accentue la lourdeur du début !!
Ha, je sais pas si tu te souviens de mon périple dans les thermes en Slovénie ? Je crois qu'on était à la Mutinerie quand j'ai dit que ça m'avait inspiré un chapitre d'Avant les cendres :-)
Et ça m'a beaucoup amusée ! Côté écriture, ça me faisait à moi-même une bouffée d'air frais après les turpitudes des premiers chapitres. Et l'eau <3
A très vite !
Oh oui je me souviens ! Ah ben oui tiens ! ♥ Oui et c'est à la fois une sortie du cadre habituel et à la fois complètement cohérent !
J'ai trouvé qu'il y avait quand même beaucoup trop de chaleur dans ce chapitre. Beaucoup trop. Comme s'il y avait des flammes partout. TU SAIS. Mais surtout, c'est la canicule dehors et je me liquéfiais déjà avant de t'avoir lue :P Prochain coup, tu m'écris une tempête de neige ? ♥
Du coup, on remonte, on remonte. Vala que la pièce est acceptée, qu'on célèbre. Et en fait, si ce chapitre avait été dans une histoire écrite à l'endroit, il n'aurait pas eu l'impact qu'il a maintenant. J'ai trouvé cool justement qu'on entre enfin dans la tête de Claire, même si c'était bref. Et puis, j'aime les points de vue différents, ça permet de donner tout plein de facettes à l'histoire. D'ailleurs, le fait qu'on ait beaucoup d'enfants qui racontent, c'est cool. Vu par quoi t'as commencé, on aurait pu rester uniquement sur les adultes et ça aurait sans doute manqué de quelque chose ♥
Oui, j'ai décidé de finir chacun de mes paragraphes par un coeur ♥
A bientôt ! ♥
Merci !
Ah mais tu sais, moi quand je me lance dans un truc, c'est jusqu'au bout ! Un moment d'accalmie ? Bam, m'en fous, ce sera quand même dans des fours. Eh ouais. Aucun répit thermique.
Je tenais beaucoup à montrer le point de vue des enfants. Après tout, ils sont impliqués dans le drame à leur niveau bien à eux : ils ont vu, entendu des choses, et tout ça se répercute forcément sur eux à un moment ou un autre
A très vite ! <3
Le seul point qui me "dérange" reste la temporalité. J'ai du mal à voir où on se situe par rapport aux chapitres précédents. Quand sont-ils allés à la rivière? Quand a lieu le chapitre 10 ?
C'est à prendre avec des pincettes, c'est sûrement seulement moi que ça dérange.
Du coup, maintenant que tu as dépassé le chapitre 5 (celui avec la baignade dans la rivière), est-ce que tu as encore ce souci ? Ou bien le chapitre que tu as lu pile après t'être posé la question t'a fait te dire "ah ben voilà, je me demandais justement ce qu'il en était de la rivière" ?
En tout cas je trouve ça chouette que tu aies gardé en tête le fait qu'il y avait une histoire de baignade, et que dans la foulée cette baignade provoquait une épidémie de conjonctivite. Après tout, c'était dit rapidement entre deux répliques, tu aurais tout aussi bien penser qu'il s'agissait d'un détail et l'oublier !
Maintenant c'est bon, j'ai rattrapé ! Deux chapitres prenants, Léa est un perso intéressant, et tu donnes grave envie de lire la pièce ! La partie au spa m'a plu, je la trouve belle, j'ai un peu de mal a voir l'intérêt de cette scène dans la globalité, alors que d'habitude tu vas droit but, mais ça développe e perso de Séverine, et puis en soi c'est un chouette passage !
L'intérêt de la scène est surtout d'en dévoiler un peu plus sur le personnage de Séverine, comment elle se sent vis-à-vis d'elle-même et des autres. Ca me tenait à coeur, d'autant qu'une autre plume (Rach', il me semble), avait à un moment ressenti le besoin de savoir comment Séverine se situait envers Jules et Claire (est-ce qu'elle avait réellement aidé à la préparation de la pièce de théâtre, ou bien Claire avait-elle manigancé dans son dos ?). Mais c'est vrai qu'on s'éloigne des effets "coups de poing" des tous premiers chapitres. Par la suite, si tu continues ta lecture, n'hésite pas à me faire savoir si l'histoire devient trop "plate" à ton goût !
A très vite,
Liné
Une seule petite chose m'a perturbée cette fois, c'est le changement de point de vue. Il y en a eu d'autre dans les chapitres précédents mais là, j'ai eu du mal à enchainer. Je me suis même demandée pendant les premières lignes si la scène suivait ou précédait celle d'avant. Ca se règle très vite mais j'ai eu un moment de flottement :)
Je suis très contente que tu aies pu t'identifier à Séverine ! D'autant que cela n'était pas forcément évident, en jouant la carte de la sensualité (c'est assez dur à rendre par écrit, très subjectif et abstrait, quelque part. Mais l'exercice m'a énormément plu !).
Quand au point de vue, je prends note. Je poursuis pour le moment l'écriture, et je sais d'ores et déjà que l'étape de la relecture/réécriture consistera à retravailler la profondeur et l'alternance des points de vue. J'imagine que le doute s'est installé au début du long passage sur Séverine - tu n'as pas su tout de suite repérer dans la tête de quel personnage tu étais ? Peut-être que je devrais raccourcir ce passage, et faire comprendre plus tôt qu'il s'agit de Séverine ?
A très vite !
Liné
C’est cool d’avoir un chapitre du point de vue de Sévérine, je trouve ce perso très intéressant, et puis sympathique aussi, au final, avec sa timidité (?) et cette passivité parce que c’est plus facile que de se batter comme Claire (… et plus safe, aussi, hein ?). Les descriptions autour des bains sont super bien faites, parce que c’est vrai que ça a vraiment une ambiance très particulière ces endroits-là, et j’ai adore toutes les passages sur la nudité, comme quand ça peut être quelque chose de normal et de libérateur et tout !
C’était sympa aussi de voir Claire sous un jour un peu different – déjà, du point de vue d’un personnage qui l’admire (bizarrement, c’est une femme hein… j’ai l’impression que les hommes ont plus tendance à la detester / la “craindre”…), et puis aussi plus calme, plus attentive aux autres. C’était touchant ce petit passage où elle s’excuse auprès de Séverine, du coup ça efface un peu le côté trop “rentre-dedans” qu’elle semble avoir dans les autres chapitres, ça la rend encore plus sympathique. Et en general, j’ai trouvé les réflexions et les échanges dans ce chapitre très justes !
Ha, décidément j'aime beaucoup tes analyses, c'est vers ce genre de ressentis que je voulais plonger les lecteurs ! J'ai donc réussi mon coup ;-) Et ne t'en fais pas pour l'inversement des chapitres : ici, ce n'est pas si dramatique, tu as pu recoller les wagons assez facilement et puis il n'y a pas eu de spoil fracassant entre la deuxième et la première partie (si un lecteur/trice inverse les sous-parties du chapitre 9 ou 8, en revanche, il/elle va gélérer...).
Je me dis que tu dois être particulièrement à l'écoute de ton corps à toi pour réussir une performance pareille, autant dans l'analyse que dans le lâcher-prise... Ca me laisse songeuse. Tout comme ton écriture tout en détails si fins, moi qui ai toujours tendance à considérer l'ensemble des choses !
Plusieurs passages sont très émouvants : le début du chapitre avec les sensations de Lea qui doit dompter son corps et ses mouvements, les regrouper pour apprivoiser son esprit et ses mots.
Ensuite, les pensées de Séverine qui regardent la femme mûre m'ont aussi beaucoup touchée. A la fois pour elle et pour la femme en question.
Pour ce qui est de l'intrigue, on perçoit très bien tout ce que Claire met d'énergie à aider la petite Léa, et ça donne encore du poids à son projet de pièce de théatre. Et on sent bien aussi que c'est une impatiente, mais une impatiente par peur de l'inaction. Elle avance à tout prix pour fuir quelque chose. Du moins, c'est l'impression que j'ai eue.
Je sais que je suis toujours bluffée par ce que tu écris parce que c'est très différent de ce que je sais faire, mais il n'y a pas que ça : obectivement, c'est d'une puissance...
Bref, pour moi c'est encore un sans faute.
J'ai mis du temps à répondre à ton commentaire (pardonne-moi !) car tes remarques concernant les corps, et ta question sur mon propre rapport aux corps, m'ont fait réfléchir ces derniers temps. A vrai dire, cela m'a même permis d'avancer dans l'écriture du chapitre 4, sur lequel je planche en ce moment et qui me posait quelques difficultés.
Effectivement, la question des corps est omniprésente dans Avant les cendres, et en réalité, maintenant que j'y pense, c'est un sujet auquel je suis très attachée (autant dans mes lectures que dans ma manière d'écrire). D'ailleurs, je sors tout juste d'une rencontre littéraire avec Paul B. Preciado (je ne sais pas si tu connais cet auteur philosophe trans ?) dans la bouche duquel les notions de liberté, de corps vivants et de corps vulnérables revenaient fréquemment, et ce qu'il en disait était passionnant !
Après, de façon plus personnelle, j'ai du mal à me rendre compte à quel point mon rapport au corps est différent d'une "norme" ou d'une "majorité"... Mais je serais ravie d'en discuter avec toi !
Bref, que de réflexions et mûrissements en perspective
A très vite :-) (et merci encore pour ces compliments dithyrambiques !)
Liné