Louise et Nicole auraient pu se séparer pour faire le tour du large espace qui s’offrait à elles, mais elles restèrent instinctivement côte à côte, les talons des bottines noires claquant doucement au même rythme que les épaisses semelles de liège.
Nicole ne savait pas exactement ce qui la mettait si mal à l’aise, mais elle sentait chacun de ses nerfs s’enflammer, chacun de ses poils se dresser, à mesure qu’elle s’enfonçait entre les rangées de véhicules.
Il y avait probablement une myriade de raisons tout à fait légitimes pour qu’ici se trouvent des véhicules de compagnies de transport venues de toute la France. Sillobus, TransCorrèze, Strascars et bien d’autres noms pensés par des équipes marketing anémiques s’étalaient en grosses lettres criardes sur des portes coulissantes, mais aussi sur des capots de voitures.
Presque en même temps, elles mirent enfin le doigt sur cet insidieux « quelque chose » qui les tenaillait depuis leur arrivée dans ce lieu.
Même une fois la lourdeur du réveil envolée, ici régnait une sorte de langueur qui les enveloppait tout entières. Cette inertie qui les engourdissait avait en cela quelque chose de salutaire qu’elle les empêchait de paniquer, mais elle semblait ralentir tout mouvement, tant physique que mental.
Louise baissa les yeux vers les sandales dépassant des plis de sa jupe, comme pour s’assurer que ses pieds atteignaient effectivement le sol et non un genre de mélasse qui entraverait ses mouvements. Tout était normal. À ceci près que chaque chose paraissait un soupçon plus lente, à l’image d’une rêverie indolente.
Pourtant, le cadre n’invitait pas vraiment à la relaxation. De chaque côté du chemin central, deux rangées de véhicules s’étendaient. Les deux femmes y croisèrent des minibus, des camionnettes utilitaires, des voitures, probablement les voitures de fonction du personnel ou des taxis. Elles recensèrent au moins huit compagnies différentes, leurs logos parfois presque décollés des carrosseries, les bords raidis de poussière, parfois fraîchement apposés sur les portes blanches ou les vitres arrières.
L’écho de leurs pas leur revenait à peine distordu. Suffisamment pour les faire frissonner, assez subtilement pour qu’elles se demandent si leur cerveau ne leur jouait pas un tour.
Nicole serrait convulsivement son poing sur l’anse de son sac. Sans raison apparente, elle sentait son sang-froid s’évaporer par tous les pores de sa peau. À en déduire par son silence inhabituel, Louise n’en menait pas large non plus.
En face d’elles, au loin, se profilait un rideau métallique haut et large, tout à fait similaire à celui de l’étage supérieur. Le fond de ce niveau présentait cependant une différence significative ; à droite de ce rideau se trouvaient des armoires industrielles bleu passé, alignées de guingois. À gauche, une grande tonnelle blanche dont les pans descendaient jusqu’au sol courait presque jusqu’à l’angle du mur. D’épais tuyaux en accordéon en sortaient, formant apparemment un puissant système de ventilation. L’un des pans comportait une grande fenêtre en plastique qui avait dû être, il y a bien longtemps, translucide. Le plastique était aujourd’hui si opaque qu’il était quasiment impossible de voir à travers.
Gagnées par la pesanteur du lieu, elles jetèrent à peine un œil au rideau qu’elles savaient impossible à ouvrir, ne serait-ce que d’un millimètre.
Toujours sans un mot, elles s’approchèrent de la tente blanche.
« Sûrement pour la peinture. Je suis pas sûre que ça nous aide bien, tout ça. On devrait plutôt fouiller les placards », fit Louise, étrangement laconique.
Sa voix d’ordinaire si claire s’était élevée comme un coassement.
Nicole laissa courir ses doigts sur l’angle de la gigantesque tente, sentant le poteau de métal à travers le tissu plastifié, avant de se tourner vers la droite.
Les armoires rayées étaient couvertes de traces de peinture en spray, d’autocollants abîmés et de quelques plaques en céramique cherchant à se donner un air vintage. Sous certains de ces placards, de vieux morceaux de carton brun étaient pliés afin de donner l’illusion qu’ils étaient de niveau, mais la gravité était venue les écraser comme autant de sandwiches rassis.
Un grincement bas se fit entendre quand Nicole tira la porte de la première armoire. Là-dedans régnait un désordre innommable, mélange de pinceaux mal rincés, de chiffons déchirés, de rondelles esseulées et de lames émoussées.
Fronçant les sourcils, Louise fourra le nez sans hésitation entre les piles de bric et de broc. Rompue à l’art du bricolage sauvage à base d’outils chinés, elle aurait pu réinventer la radio à ondes courtes avec une poignée de trombones et un élastique.
En quelques secondes, des objets s’amoncelèrent de chaque côté de ses mollets, piles inutiles dont la moitié aurait bien mieux trouvé sa place dans une benne à ordures. Les armoires étaient si pleines que Louise semblait pouvoir en extirper suffisamment de vieilleries rouillées pour en tirer un bon prix chez le ferrailleur avant d’en apercevoir le fond.
Nicole passa devant la suivante, puis la suivante, puis celle d’après. Ses doigts traçaient un chemin incertain sur les portes écaillées. La langueur qui avait apparemment quitté Louise semblait s’être abattue tout entière sur les épaules de sa jeune comparse.
Fatiguée, elle balaya la pièce du regard. Par vagues, une inexplicable tristesse venait la cueillir.
Brandissant un goupillon sale et tordu, Louise se tourna brusquement vers Nicole, une trace d’huile noirâtre le long de l’arête de son nez.
« Je vais chercher Joseph. Il est sur cette porte depuis un moment déjà, il doit la connaître par cœur. Et puis, si le petit est encore là à lui mettre des coups de pied, son tibia va lâcher bien avant la serrure. Il est gentil, il a l’air tout timide, pas comme cette grande pimbêche. Je suis sûre qu’elle est là, les bras croisés, à les regarder se démener ! »
Accompagnée de Louise qui avait retrouvé sa verve habituelle, Nicole grimpa l’escalier pour trouver les trois autres autour d’une porte intacte.
Marcus était assis au sol, l’air penaud, comme si toute la réussite de l’entreprise reposait sur son formidable coup de pied. Comme prévu, Florence était appuyée à la rampe de l’escalier, bras croisés. Elle semblait avoir essuyé un manque de respect trop subtil pour qu’elle puisse faire autre chose que bouillonner silencieusement.
Joseph accueillit sa femme en haut des marches. Son empressement toucha Nicole. On aurait cru des retrouvailles à l’aéroport après des semaines de séparation.
« Alors, où étais-tu passée ?
- Mais, à l’étage en dessous ! On a trouvé des tas d’outils, pas grand-chose qui soit en bon état, par contre. Les gens qui travaillent ici sont vraiment des cochons ! Mais, maintenant que tu connais cette fichue porte comme ta poche, on devrait pouvoir trouver de quoi l’ouvrir. Alors, tu viens ? »
La petite dame s’engageait déjà à nouveau dans l’escalier, suivie de près par son dévoué mari. Les deux autres traînaient la patte, convoi lassé d’évoluer dans cette grisaille palpable.
Le bruit des talons ricochait contre les carrosseries. Joseph poussa un sifflement en voyant la cabine de peinture.
« Ils sont rudement bien équipés ici. Ça m’étonnerait qu’on ne trouve pas de quoi forcer une porte.
- J’ai commencé à fouiller dans ces armoires, mais elles sont pleines de pas grand-chose et surtout de rien du tout ! Je me suis dit que tu saurais peut-être quoi chercher, toi qui es en tête-à-tête avec cette porte depuis tout à l’heure. »
Marcus, tout à son désappointement, s’attarda sur la note gouailleuse dans la voix de la femme.
À l’étage, Joseph n’avait pu se départir d’un air profondément soucieux. Le jeune homme soupçonnait qu’il s’inquiétait pour sa femme, qui avait pourtant l’air mille fois plus brave et débrouillarde que lui. Souffrait-elle de quelque maladie terrible qui aurait pu brutalement l’emporter s’il n’avait pas les yeux sur elle pendant quelques minutes ?
Il porta un regard inquiet sur la petite dame. Elle avait l’air pleine de vie, mais pour combien de temps encore ?
S’il avait eu le temps de se débattre avec une bonne centaine de scenarii catastrophe qu’il lui avait fallu repousser de toute sa volonté, il en avait oublié de considérer les options plus terre-à-terre. Avec l’inquiétude et les efforts physiques, il était tout à fait envisageable que l’un des anciens décide brutalement que son heure était arrivée. Dans ce cas-là, qu’allaient-ils faire de l’époux restant ? L’arracher au corps de son âme-sœur ? Le laisser sur place, continuer à chercher la sortie à trois, avec ses déchirantes lamentations comme fond sonore ? Comment expliquer un décès brutal dans cet endroit si étrange, alors qu’il leur était impossible d’expliquer leur simple présence ? Allaient-ils aller en prison ? Avait-il seulement les moyens de se payer un avocat ?
Une goutte de sueur glacée se fraya un chemin entre ses omoplates.
Insinuant sa main entre deux boîtes en carton, Joseph en tira un bloc gris et jaune-vert couvert de poussière grasse, de sciure et d’une toile d’araignée si épaisse qu’elle devait être l’équivalent arachnéen d’une maison d’architecte sur les hauteurs d’une banlieue prisée.
« Bon. C’est une batterie pour un outil à moteur, n’est-ce pas Louise ? Je ne crois pas que quoi que ce soit d’autre là-dedans nous donne la puissance nécessaire pour ouvrir la porte à l’étage. »
Il était revenu presque bredouille de sa plongée dans les autres armoires. Son seul trophée était un fil de poussière épais accroché entre ses cheveux encore foisonnants et son sourcil gauche.
« Maintenant, il va falloir trouver l’outil qui va avec. Enfin, pour ça, ce sera une question de chance. Si ça se trouve, c’est juste une batterie qui ne fonctionne plus qu’ils ont abandonnée dans ce placard. »
Il redressa les épaules et désigna les trois jeunes d’un mouvement de tête.
« Dans les armoires qui restent, trouvez-moi des outils de la même couleur. N’essayez pas de les mettre en marche. On vérifiera avec Louise que ça ne risque rien avant de tenter quoi que ce soit. Moi, je vais aller voir dans cette cabine de peinture. »
La fermeture coulissa sans problème. Joseph et Louise se trouvèrent face à un grand tableau blanc sur pieds dans l’angle de la cabine. La moitié basse en était mouchetée de peinture bleue, sûrement l’œuvre d’un néophyte trop enthousiaste du pistolet qui n’avait su gérer la puissance du compresseur posé juste à côté.
« Hm… Si on pouvait trouver une rallonge, la pression pourrait aider à ouvrir la serrure en repoussant les goupilles dans leur logement. »
Nicole avait suivi les deux après avoir vaguement jeté un œil dans l’une des armoires.
Joseph considéra le petit enrouleur posé à côté de l’engin rouge pompier avec un air de regret.
Sur le tableau s’étalaient trois colonnes d’initiales obscures, nommées de manière tout aussi claire « de », « vers » et « type ». Des documents à l’air austère étaient punaisés sur le châssis, comportant des instructions numérotées pour diverses opérations d’entretien de véhicules. Retirer proprement un sticker décoratif, en placer un nouveau correctement, nettoyer un intérieur en profondeur…
Louise ouvrit avec enthousiasme les tiroirs d’une large servante, faisant claquer les butoirs dans les rails.
Tournevis et clés diverses étaient ici rangées avec grand soin. Des tréteaux sophistiqués trônaient au milieu de la cabine, prêts à recevoir une porte ou un pare-chocs à retaper. Au sol, pas un boulon, pas un chiffon ne traînait. Cet endroit était visiblement entretenu et régulièrement utilisé, contrairement à l’embryon de décharge à l’extérieur.
La liasse de feuilles comprenait des instructions sur le changement de films teintés pour les vitres des voitures de fonction, apparemment prévus à intervalles réguliers. Les nouvelles peintures, l’ajout et le retrait d’enjoliveurs ou de phares personnalisés, le remplacement de chaque partie de l’intérieur des voitures jusqu’à la plus petite des garnitures de portes et jusqu’au dernier des tapis suivaient un rythme qui semblait parfaitement calculé, au jour près. Le détail le plus frappant restait cependant le paragraphe dédié au changement des plaques et des numéros d’immatriculation.
Toutes les six à huit semaines, chaque voiture, chaque camionnette et chaque minibus se devait d’être absolument méconnaissable. Selon les feuillets officiels que tenait Joseph, il devait être impossible de reconnaître un véhicule après son maquillage, que ce soit de l’extérieur ou de l’intérieur. Chaque détail était pensé avec minutie pour décourager toute tentative de traçage.
Un grand fracas les fit sursauter.
Surprenamment agile, Joseph bondit hors de la tente pour voir Florence aux prises avec un monstre chromé plus grand qu’elle d’au moins deux têtes et qui semblait vouloir l’écraser sous son poids. Sa gueule était recourbée au dessus de son crâne, des reflets s’accrochant contre des rivets rutilants.
Après une seconde de flottement, Marcus bondit à son secours. En un mouvement, il redressa la ligne d’échappement qui s’était effondrée à l’ouverture de la porte de l’armoire.
Échevelée et sous le choc, la jeune femme ne songea même pas à fustiger Marcus pour son temps de réaction. Les mains crispées sur ses bras, elle n’esquissa pas un mouvement quand Louise s’approcha d’elle.
« Bon, on va essayer de s’asseoir et de respirer un peu, la petite a l’air secouée. Ça va aller, hein ! Ces gens-là semblent incapables de ranger quoi que ce soit correctement. C’est terrible tout de même, des placards dans cet état ! »
La vieille dame ponctuait ses phrases de petites tapes rassurantes sur les épaules de Florence, dont les joues reprenaient peu à peu des couleurs.
Sagement assis en tailleur, tous prirent place sur des tapis de coffre étalés au sol. Certains étaient flambant neufs, d’autres semblaient légèrement usagés ou portaient même les traces roussies d’une rencontre avec le mégot de quelconque malotru.
En cercle sur le sol du parking, ils ressemblaient à une bien étrange colonie de scouts, livrée à elle-même en milieu urbain.