3/3

Notes de l’auteur : Attention : Description crue d'une scène violente

Je levai mon pied jusque dans la faille et l’y coinçai de sorte à pouvoir me hausser. Une grande inspiration, puis je m’efforçai d’ignorer les protestations de mes muscles en charpie pendant que je les bandais du mieux que je le pouvais. Je sentais des tenailles de pierre se refermer peu à peu sur moi avec une force colossale, prêtes à me broyer les os comme s’ils eurent été un friable argile. Avançant de biais, je puisais dans mes dernières forces afin de me mouvoir entre cet étau.

Aucune chaleur n’animait la roche. Glaciale, muette, ses multiples petites dents râpaient contre mes vêtements, ma peau, mes plaies durcies, et s’en nourrissaient. Il me semblait que plus je progressais, plus je laissais derrière des morceaux de moi-même. Mon corps s’émiettait, je me demandais pour combien de temps encore avant qu’il ne tombât en poussière pour de bon.

Ma respiration devenait difficile. Mes poumons s’écrasaient sous mes côtes, jamais je n’aurais pu imaginer ne serait-ce qu’un dixième de la pression qui tentait de m’écacher. Seulement, quelques infimes centimètres plus loin, ma main-guide m’assurait que la sortie était proche. Mon salut se tenait juste devant moi, mais sur mon passage, la mort guettait.

Je voulus pousser mon corps plus loin entre ces mâchoires acérées. Impossible. Je tentai de reculer. Pas davantage. Je répétai ces mouvements, d’abord lentement, puis au même rythme affolé que mon pouls. Ma gorge se serrait. La simple idée de rester coincé ici, à attendre que l’appétit des rats vînt délivrer mon âme, me plongeait dans une folie enivrante.

J’usais de toutes mes forces pour m’insérer dans ce goulet étriqué. Je sentais la pression s’abattre sur moi, mes côtes menaçant de se briser les unes après les autres alors que ma main empoignait désespérément le vide en quête d’un appui. J’usais de l’air qu’il me restait pour hurler. Sans pouvoir m’arrêter. Le cri le plus franc que j’avais poussé depuis mon réveil, et peut-être de ma vie entière. Malgré cela, il ne pouvait couvrir les craquements pourtant si doux et légers qui survenaient les uns après les autres.

Mon corps s’enfonçait dans la faille, peu à peu, et lorsqu’il s’en extirpa soudainement je me tus tout à fait en me sentant chuter. Les échos de mon cri avaient empli la mine, je les écoutai avec une certaine fascination jusqu’à m’écraser contre le sol. Là, un silence bourdonnant éclata à l’intérieur de mon crâne. Je gardai mon visage enfoui entre mes bras, lesquels avaient essuyé une partie du choc. Une pression imaginaire s’exerçait toujours sur mon corps. Je n’osais m’intéresser à l’état de mes os. La souffrance bien réelle induite par chacune de mes respirations me laissait présager du pire.

Je roulai sur le côté afin de m’étendre sur le dos. Je ne savais plus si mes paupières étaient closes ou non, mais peu importait. Cela ne changeait rien. Où que j’allais, les ténèbres m’attendaient. Aucune brèche, aucune lumière égarée, aucune braise survivante pour m’indiquer le chemin. Tout ce que j’avais fait, je l’avais fait pour rien.

L’odeur parvint à mes narines bien avant les sons. Une odeur pourtant familière, mais que je m’étonnai de sentir après avoir été habitué à celle nauséeuse du feu dévorant.

Les effluves de sang, de chair brûlée, d’urine et d’excréments saturaient l’air. Je dissimulai mon nez dans un lambeau de manche avant de me relever lentement. J’écoutai afin de me repérer. Tout près, les râles d’un cheval à l’agonie s’élevaient et s’évanouissaient dans le noir.

Les sons me glaçaient le sang. La preuve incontestable qu’un autre être partageait mon enfer ne le rendait que plus préhensible. Ne l’avais-je pourtant pas déjà compris ? De combien de chutes m’étais-je relevé jusqu’à présent, combien de douleurs mon corps avait-il supporté ? Par bien des égards, cet instant avait le goût d’une réalité dont on ne pouvait plus échapper.

Je m’approchai à pas légers, mes mains tenant mes côtes. Je m’orientais grâce aux sifflements  ténus et aux raclements fébriles des sabots sur le sol avant de m’accroupir lorsque je m’estimai suffisamment proche. Ma main tâtonna sans hâte, d’abord la poussière puis un pelage souillé. Mes doigts passèrent lentement entre les poils collés, un contact simple qui m’apporta pourtant un réconfort auquel je ne croyais plus.

La respiration pénible de l’animal faisait s’écraser son encolure contre ma paume. Je sentais ses muscles se raidir, comprenant qu’il s’agissait là d’une tentative aussitôt avortée pour se relever. Un vague à l’âme m’ébranla tout entier. Bien peu de choses nous séparaient.

Ses jambes continuaient de s’agiter à un rythme irrégulier induit par l’épuisement. Un de ses avant-bras me frôla tandis que je prenais peu à peu conscience du murmure continu que masquait le souffle du cheval. L’effroi me gagna si vite que je manquai de tomber à la renverse. Tout près, une marée de rats grouillait sur le flanc de l’équidé. Leurs couinements incessants paraissaient être le grognement d’une seule et même créature, dont les mouvements compulsifs trahissaient l’excitation.

Je me relevai d’un geste brusque. J’avais beau être aveugle, une nette vision de la scène s’implantait dans mon esprit. Des dizaines, des centaines de rats massés autour du ventre tendre de l’animal, se frayant un chemin à coups de dents entre la chair et les muscles avant d’atteindre les viscères. Dévoré par des créatures bruyantes, chahuteuses. Des tortionnaires incapables d’achever, se délectant d’une viande palpitante. Vivante.

De minuscules petites pointes pressèrent contre mon pied, accompagnées par un doux toucher glissant là où le cuir n’était plus. À cet instant, ma vision s’évanouit et avec elle, toutes mes émotions ainsi que la raison qui me subsistait. Autant de vide qu’une profonde rage s’empressa de remplir.

Par un terrible réflexe, mon pied s’éleva puis s’abattit avec force sur le rongeur tombé de ma chaussure. Des petits os craquèrent sous ma semelle, le cri interrompu. La poisse chaude qui se répandait autour de ma botte, loin de calmer ma fureur, l’exacerba au point de commander à ma main de se saisir de la pioche. Mon poing se serrant autour du manche, un hurlement s’extirpa du fond de ma gorge et couvrit par ses échos les sons mats qui suivirent mes coups. Autour de moi, un véritable escadron de pattes griffues prenait la fuite dans toutes les directions. Le fer de la pioche fendit l’air une paire de fois sans rien atteindre puis, poussant une longue et douloureuse supplique, je l’abattis là où j’estimais pouvoir trouver la tête du cheval.

Chaque coup supplémentaire, et la rage me quittait cruellement, me laissant le plein loisir de considérer la barbarie de mon acte. Un liquide brûlant gicla contre ma jambe avec vigueur. La pioche tomba alors de ma main. Le son de sa chute amortie par le sang évanouit, il ne resta plus qu’un silence sinistre, accablant. Pas le moindre courant d’air parcourait la mine, pourtant je me trouvai à frissonner, presque à convulser debout. De la sueur coulait le long de mon visage, à tel point que j’avais le sentiment que mon corps se liquéfiait.

Un mouvement involontaire me fit prendre conscience de la mare poisseuse dans laquelle je me tenais. Pris de nausée, je crachai une montée de bile dont l’acidité me rongea la gorge. Les quintes de toux qui suivirent me forçaient à me courber, provoquant la colère de mes côtes broyées. L’odeur ferrailleuse du sang était devenue insoutenable. Une seule pensée martelait mon esprit, m’éloigner au plus vite. Je fis un premier pas chancelant, ignorai au mieux les bruits mous qui éclataient sous ma semelle, puis m’avançai à corps perdu dans le noir nauséabond. Mes mains aveugles cherchaient une paroi à laquelle se raccrocher.

Je suivais une direction, puis une autre, je me tournais, retournais, sans trouver le moindre soutien. Un vide absolu, peuplé uniquement du parfum putride de la chair délivrée. Ma gorge se serra au point de contraindre ma respiration. Mes bras retombèrent le long de mon corps, las, tandis que l’angoisse m’accueillait de son étreinte pesante.

Mes jambes semblaient paralysées. J’avançais les pieds traînant, résistant à la force invisible qui m’attirait vers le sol souillé. Par réflexe l’une de mes mains s’élança en avant, une tentative désespérée pour trouver de quoi me retenir, mais le contact rêche contre ma paume n’était pas celui escompté.

La surprise fut suffisamment laide pour me redresser d’un mouvement brusque et ainsi empêcher ma chute. Ma terreur, cependant, se cristallisa davantage quand je m’aperçus que ce que j’avais touché avait disparu. Alors, je pris conscience des souffles rauques qui se superposaient aux miens. Impossibles à localiser avec précision, les sons m’encerclaient autant qu’ils me fuyaient.

Je griffais l’obscurité, incrédule, sans parvenir à saisir quoi que ce fût. Ce que je croyais frôler du bout d’un doigt crispé s’évanouissait aussitôt. Pourtant, quelque chose se tenait proche. Je le sentais. Je le savais. Une présence harassante. Inéluctable. Patiente, car sa proie abandonnerait tôt ou tard. Terrible, car elle n’avait pour reflet que les peurs les plus primitives. 

L’impression était cruellement familière. Pourtant, je m’étais enfui, j’avais atteint cette veine au prix de mes os. Et avant cela…

Mes mains tâtèrent ma ceinture, comme s’il y eut une chance que je l’y trouvasse accrochée sans l’avoir sentie. Ma pioche. Je ne l’avais pas ramassée. Qu’elle fut à un ou cent mètres de moi, je n’en avais aucune idée. Ni la moindre cure, en réalité. Je me tenais debout, les mains tremblantes. J’étais démuni, et cette pensée ne déclencha rien de plus qu’un ricanement cynique.

Je m’esquivais d’un pas malhabile sur le côté, car je sentis le tracé d’une ligne sur ma peau apparente. Froid, tranchant. Pourtant, je ris de plus belle. Un rire aux notes démentes dont les échos m’étaient étrangers. Une autre griffure, un nouveau pas, et ainsi de suite. Ma valse avec la terreur même se poursuivait. Une cavalière au visage insondable d’un abyme sans fond, aux mains parées de la malédiction des lieux interdits aux Hommes. Ma dernière danse. Mes forces m’abandonnaient. Je perdais pied peu à peu, je sentais la réalité s’éloigner comme la surface au-dessus du crâne d’un plongeur, si bien qu’il me fallut de longues secondes avant d’entendre les appels qui résonnaient.

Plus de temps encore pour comprendre ce que la mine rapportait entre ses murs. Les mots me parvenaient, traversaient mon esprit et en ressortaient, intacts, sans que leur sens ne m’apparût. Les mêmes mots. Répétés plusieurs fois. Il me fallut raviver la dernière once de raison qui sommeillait pour enfin comprendre.

Des mineurs. Des mineurs appelaient. Pour la première fois depuis mon réveil dans ce purgatoire, des voix humaines venaient à moi. J’avais été entendu.

Je demeurai un instant immobile pour écouter, hypnotisé, en oubliant la raison pour laquelle mes muscles me tiraillaient tant. Alors, je pris conscience de l’accent méfiant qui assombrissait leurs paroles. Je réalisai ce qu’ils avaient entendu. Un rire solitaire au cœur de la mine, tapi dans les ténèbres, enveloppé par l’odeur du sang. Certainement pas un des leurs. D’ailleurs, ils ne s’approchaient pas. Leurs pas restaient distants. Évitants. Ils ne me cherchaient pas. Ils ne souhaitaient pas me trouver. Ils espéraient que rien ne répondît.

Le bref éclat qui avait point se tarit. Je me tenais droit, parfaitement immobile. Je reprenais le contrôle de ma respiration et écoutais sans état d’âme les mineurs s’éloigner en emportant leurs mots. Un vide s’insinua dans mon esprit, aspirant jusqu’à ma dernière émotion. Un soulagement intense en naquit. Je ne me souciais plus de rien. La peur que j’avais ressentie avait disparu, et me paraissait même risible. J’étais seul, à l’évidence.

Les mots s’en allaient. Ils étaient devenus des murmures lointains. De discrets indices. Un fil à suivre.

Je me mis à marcher sans même y penser. L’air était irrespirable, mais je me surpris à m’en accommoder. J’avançais sans prise, aidé non plus par mes mains mais bien par mon ouïe. L’odeur de la mort me suivait. Je la sentais collée à ma peau. Suintant par mes plaies. J’avais oublié la faim, la soif. Mes pensées se concentraient uniquement sur ce flot de paroles, serpentant dans la mine. Parfois, ils m’entendaient. Je m’arrêtais, et entendais leur peur. Je ne la comprenais que trop bien, seulement je ne la partageais plus. Car moi, je savais ce qu’il y avait à craindre.

Ils poursuivaient. Puis, plus loin, finissaient toujours par se questionner à nouveau. Combien étaient-ils, au juste ? Cinq ? Dix ? Treize ? Douze, finalement ? Dix, de nouveau ? Il n’y avait que des voix et des pas. Le toucher glacial de la mine. L’air vicié. Et les ténèbres, auxquelles je me mêlais maintenant.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez