En deux semaines, Muresid avait changé. La neige fraîche s’était transformée en bouillie infâme et la grisaille était revenue, plus tenace que jamais. Le ciel, lui, était de nouveau bas, même si les nuages avaient tendance à s’effilocher par endroits et à laisser filtrer de vagues rayons de soleil. Ce jour était le premier de l’année. Le matin tirait à sa fin, mais les rues étaient encore désertes.
Meero n’envisageait pas de revenir ici aussi vite. Mais la rébellion n’allait plus être un souci, il avait fait les choses bien. C’était limite si on ne l’avait pas félicité pour la réussite de l’opération de Zebulis. Ils étaient mignons. Du coup, il s’était dit qu’il allait revenir vers des missions sans lien avec la rébellion. C’était plus simple. Et pour patienter, Muresid était l’endroit le plus pratique.
Il n’aimait pas cette attente. Il avait besoin de faire quelque chose et tout ça commençait à lui taper sur le système. D’un autre côté, à trop se précipiter, il risquait aussi de se griller. Ça avait presque failli arriver à Zebulis. Heureusement que Glev avait foiré son coup.
Les rues défilaient et, sans même s’en rendre compte, Meero se retrouva dans le quartier sud. Il s’arrêta soudain, stupéfait par sa connerie. Pourtant, il s’était dit qu’il n’irait pas la voir, il s’était dit que ça ne servirait à rien. Tôt ou tard, Ankha allait comprendre ce qui était arrivé à Glev. Elle n’aurait aucun moyen de le relier à tout ça, mais il ne voulait pas être dans le coin quand viendrait cette découverte. Alors qu’est-ce qu’il foutait là ?
Mais ça n’allait pas changer grand-chose s’il la voyait une dernière fois, pas vrai ? Même de loin. Même sans qu’elle ne le sache.
×
En face de chez elle, il y avait un petit square, lugubre en cette période. Ses arbres aux branches nues se tendaient vers le ciel morne.
Meero s’appuya contre un poteau et alluma une clope. Il ne se souvenait plus à quel étage elle vivait, mais il leva néanmoins les yeux vers les fenêtres. À vrai dire, il ne savait même pas si elle était à Muresid, peut-être qu’elle avait été envoyée en mission quelque part.
Les minutes défilaient et il n’osait toujours pas s’avouer que c’était une démarche stupide. Il allait la voir et après quoi ? Ça pourrait faire une chouette introduction. « Ah, au fait, j’ai un peu tué ton frangin. » Non, c’était con, complètement con.
Il se retourna pour repartir et tomba nez à nez avec Ankha.
Elle était emmitouflée dans son écharpe et il n'apercevait de son visage que des yeux étonnés. Finalement, ce fut elle qui rompit le silence.
— Je pensais pas te revoir, lâcha-t-elle.
Elle tira sur son écharpe pour se dégager le visage. Meero, lui, ne savait pas quoi répondre, il ne savait pas ce qu’il fichait là.
— J’avais pas prévu de passer. C’est juste que…
Il se tut soudain face à son regard fatigué. Quel abruti il faisait. Et il avait presque réussi à se convaincre que ce n’était rien, que ça allait passer, qu’il pourrait ne plus jamais revoir ses yeux noirs. Quel abruti, vraiment.
— Viens, dit-elle finalement. Ça caille un peu ici.
×
— T’es revenu quand ? demanda-t-elle en se laissant tomber dans le fauteuil.
Il s’adossa au mur, en face d’elle.
— Ce matin.
— Glev est resté là-bas ?
Elle détourna le regard à cette question et c’était tant mieux. Il n’était pas sûr de pouvoir lui mentir en la fixant dans les yeux.
— Je sais pas. Je pense qu’ils l’ont passé sur une autre mission.
Elle se retourna vers lui, apparemment surprise.
— Il est plus à Zebulis ?
— Non, répondit Meero presque sans mentir.
Elle hocha brièvement la tête.
Il avait l’impression d’avoir des graviers qui lui dévalaient la gorge. Tout était tellement tordu.
— Mais bon, dit-elle, il me prévient presque jamais, de toute façon. Il me racontera quand il reviendra.
Meero ne dit plus rien. Mais il se jura que jamais elle n’apprendrait la vérité.
— Et toi, demanda-t-elle, t’es juste de passage ?
— Non, je compte rester un peu.
Il vit un sourire furtif glisser sur ses lèvres.
— Tant mieux.
Il se fit soudain la réflexion que l’image qu’elle renvoyait, ce n’était pas celle d’une rebelle. C’était un de ces rares moments où elle pouvait ne pas craindre pour sa vie ou pour les choses qu’elle défendait. C’était un de ces rares moments de répit où elle redevenait juste une personne. Une personne qui le fixait sans aucune méfiance dans le regard.
Mais il savait.
Il savait que si jamais elle découvrait ce qu’il avait fait, elle n’hésiterait pas une seconde. Elle lui logerait une balle dans le crâne.
Il savait. Et la chose à faire était de partir et de ne plus jamais la croiser.
×
Les jours s’étiraient en semaines et le mois touchait à sa fin.
Meero s’était retrouvé sur quelques petites missions, principalement pour la rébellion. Rien de comparable à Zebulis ; juste du repérage et de la surveillance.
Ankha, elle, se tenait aussi loin que possible de tout ça. Elle avait trouvé un boulot, juste quelques heures. Elle ne lui avait encore jamais parlé de la raison de cet éloignement, il soupçonnait une mission qui avait mal tourné.
Pourtant, il sentait bouillir en elle une rage terrifiante. Elle en voulait au gouvernement et chez elle, ça semblait justifié. Ce qui lui était arrivé avait dû être brutal. Il se demandait d’ailleurs si ces cicatrices de brûlure sur ses bras et sa gorge n’en étaient pas le résultat.
Mais elle ne parlait jamais d’elle ; ni de son enfance ni de sa relation avec Glev. Il sentait juste que son frère lui manquait et à chaque fois, il en avait la nausée.
Elle restait muette sur beaucoup de choses. Peut-être que c’était par manque de confiance. Peut-être qu’elle avait raison.
×
Voilà deux ans, Meero était tombé sur Ori pendant une mission. À l’époque, il n’était pas encore affecté à la rébellion et le boulot qu’il avait à faire avait failli très mal tourner. Comme il l’avait appris plus tard, Ori était sa compétition sur ce contrat. Seulement, ils s’étaient retrouvés à coopérer. C’était soit ça, soit crever sur place.
Meero n’avait jamais vraiment cherché à savoir comment Ori était devenue chasseuse de primes. Ce n’était pas le genre de détails qu’on partageait autour d’un verre. Ils n’avaient tout simplement pas vu de menace l’un dans l’autre et avaient décidé de poursuivre leur collaboration. Elle était une technicienne hors pair et lui préférait être sur le terrain.
— Ça s’est fini comment, ton histoire ?
Il lui avait parlé de l’indic avant de repartir pour Zebulis, il lui avait demandé de crypter ses communications pour pas que Glev ou quelqu’un d’autre ne trouve sa trace. Ça semblait tellement loin.
Il la regardait pianoter sur son clavier. De là où il était, il ne pouvait pas voir l’écran. Ori devait être l’une des dernières personnes à se servir de ce genre de matériel dépassé. Et elle y tenait ; les lentilles et les bracelets de saisie, elle ne voulait pas en entendre parler.
Meero se demanda ce qu’il pouvait lui dire. Elle, elle n’avait pas levé les yeux vers lui, absorbée par son écran.
— Pas super bien.
— Non ?
Pour la peine, elle lui accorda un regard et se massa les tempes.
— J’ai été prudente avec le cryptage.
— On a juste pas été assez rapides, laisse tomber.
— C’est toi qui vois.
Elle garda le silence un moment, avant de se lever et de s’étirer. Dehors, le soleil se couchait et colorait le ciel de sang.
— Je vais y aller, dit Meero. C’est bientôt le couvre-feu.
×
La nuit venait de tomber sur Muresid et il en était encore à fouler les rues du nord de la ville. Le rappel de sa mission de Zebulis lui avait mis les nerfs à vif. Pourtant, ça faisait plus d’un mois. Il fallait qu’il passe à autre chose.
Autre chose, hein ? Alors qu’il n’avait pas pu repartir de Muresid à cause d’Ankha. Bah voyons.
Soudain, au détour d’une ruelle, il tomba sur un milicien. Le couvre-feu n’était pas encore enclenché, il n’avait donc a priori rien de suspect. Il enfonça les mains dans les poches et accéléra le pas. Il voulait juste rentrer, mais le soldat semblait bien parti pour faire du zèle. Du coin de l’œil, Meero le vit s’approcher. Mais avant même que le milicien n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche, il lui décrocha une droite dans la mâchoire qui l’envoya par terre. Et tout aurait pu s’en tenir là si ses deux petits copains n’avaient pas rappliqué à ce moment précis.
Meero décida que le plus intelligent serait de prendre ses jambes à son cou. Mais il ne fut pas assez rapide et les soldats en profitèrent pour l’encercler. Le premier coup l’envoya s’écraser sur le bitume, les suivants tentèrent de l’y enfoncer. Contre trois assaillants, il ne faisait clairement pas le poids.
Puis, ils finirent par l’abandonner là. Il sembla à Meero entendre leur radio grésiller, ils avaient dû être appelés ailleurs. Il n’en était pas sûr, il n’arrivait pas à fixer son attention sur ce qui l’entourait.
La respiration douloureuse, il se remit tant bien que mal debout. Il ne pouvait quasiment pas s’appuyer sur sa jambe droite, mais il fallait qu’il dégage d’ici.
×
Quand il arriva chez lui, la nuit était déjà avancée. Heureusement, il n’était pas retombé sur d’autres miliciens ; ils n’auraient eu aucun mal à l’embarquer. Il referma la porte et se laissa glisser contre le battant. Là, sans bouger, ça devenait presque supportable.
À un moment, il dut sombrer dans le sommeil, mais celui-là l’épuisa encore davantage. Il avait l’impression de voir des ombres tourner autour de lui. Elles murmuraient, elles l’accusaient, elles le maudissaient. Mais elles n’approchaient jamais, il ne pouvait pas percevoir leurs visages. Peut-être parce qu’il les avait oubliés, ces visages. Les visages de ses victimes, toutes ces personnes qui avaient eu la malchance de croiser sa route.
Il sentait une terreur sourde lui parcourir l’épine dorsale. Une terreur primaire, celle qu’on ressent quand une planche craque soudain dans la nuit. Mais ce n’était pas de la peur face à ces silhouettes. Il n’avait rien à craindre d’elles, c’était lui qui les avait transformées en ombres. C’était à elles de le craindre.
×
Il fallut presque une semaine à Meero pour se remettre de ce passage à tabac. Et un soir, il entendit des coups frappés à la porte. Il attrapa un flingue et se dirigea vers l’entrée. D’habitude, il n’avait pas de visiteurs. Personne ne connaissait cette adresse et c’était aussi bien comme ça.
Il ouvrit et vit Ankha.
En temps normal, elle ne venait pas chez lui. Elle préférait rester à son appart ; pour être là quand Glev reviendrait. Elle sembla hésiter, mais entra quand même. Puis, elle resta plantée face à lui, muette.
— Ankha ?
— C’est…
La fin de sa phrase mourut sur ses lèvres. Son regard était baissé sur ses mains qu’elle tordait nerveusement.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Meero avec un très mauvais pressentiment.
— Ils ont dit… Glev.
Il eut un bref mouvement de recul.
— Qui, Ankha ? Qu’est-ce qui se passe avec Glev ?
Cette fois, elle releva les yeux vers lui et il y vit une telle détresse qu’il voulut détourner le regard.
— Ils ont retrouvé son corps. Ils…
Elle chancela, mais se retint à un mur. Ses mains tremblaient.
— Je… Je vais y aller, marmonna-t-elle. Il fallait pas que je vienne. C’est…
— Non.
Ça lui répugnait, mais il fallait qu’il sache. Il avec besoin d’avoir toutes les infos sur ce qu’ils avaient découvert.
Ankha leva les yeux vers lui. Elle semblait tellement perdue et sans défense. Jamais encore il ne l’avait vue ainsi.
Il voulut s’éloigner d’elle. Pour ne pas croiser l’horreur qu’il lisait dans son regard. Pour ne pas réaliser que c’était lui qui avait fait ça.
Il le voulut, mais il ne le fit pas. Il la saisit par les épaules, attendit qu’elle relève les yeux vers lui.
— Ankha, dis-moi ce qui s’est passé.
Elle secoua la tête. Il voyait les larmes couler sur ses joues, il voyait ses lèvres trembler.
— Ankha…
— Je vais y aller.
Il la retint. Le couvre-feu était déjà là et si elle tombait sur des miliciens dans cet état, il n’était pas sûr qu’elle puisse s’en tirer indemne.
×
Il resta la nuit à côté d’elle. Au bout d’un moment, les sanglots se calmèrent. Mais elle ne dit rien de plus. Rien. Meero la laissa là, sur le canapé, emmitouflée dans un plaid. Elle s’était endormie.
Il s’assit à la cuisine, ouvrit le vasistas, alluma une clope.
Il ne savait pas quoi faire, comment réagir. Pendant ce dernier mois, il avait tenté de se convaincre que ce n’était que de l’autodéfense, que ce n’était pas de sa faute. Mais la douleur qu’il avait vue chez Ankha avait brisé tous ces mensonges. Il n’aurait jamais dû revenir. Jamais.
Il alluma une autre clope, inspira, regarda le ciel virer au gris. Et tout d’un coup, il entendit sa porte claquer. Il ne réagit pas de suite, tira une nouvelle taffe. Puis, il se leva, passa dans le séjour.
Ankha était partie et il n’avait pas le courage de la rattraper.
Bon clairement il est temps pour lui de mettre les voiles, et qu'anlha parte à sa chasse pour le buter !
Coquillette :
"Il *avec* besoin d’avoir toutes les infos sur ce qu’ils avaient découvert."
En tout cas j'adore que Meero ne soit pas un simple rebelle, ça nous fait changer de point de vue et ça élargit les thématiques. Je suis envoutée par cette histoire^^