La tempête rageait, sa colère ne faiblissait pas.
Le Racork, ancré dans la baie des ours, hochait gaillardement. Le vent ululait dans ses voiles et heurtait violemment sa cabine comme si la main d’un dieu cognait sur le bois. La pluie martelait vigoureusement le navire, mais pour qui savait écouter, le son tonitruant se muait en musique douce et engourdissante. A la lueur de quelques bougies épandant langoureusement leur cire sur une vénérable table, une silhouette était penchée sur un grand livre ouvert. Un murmure de griffonnage émergeait à peine du brouhaha de l’ouragan. Le scribe amateur ne s’entendait presque pas écrire.
La plume écorchait le papier. L’encre pénétrait profondément.
La main qui appuyait sur le petit manche de bois semblait vouloir graver ses mots pour l’éternité, mais rien n’était immortel. La parole comme l’écrit disparaitraient un jour ou l’autre dans l’abîme du temps.Le capitaine Neyol s’arrêta un instant et se retourna pour regarder derrière lui. Une femme dormait paisiblement sur un petit lit. Depuis qu’elle s’était échouée sur le pont, elle ne s’était pas réveillée. Crilone referma son journal de bord. Lentement il se leva et se rattrapa sur le dossier de sa chaise. Le bateau tanguait. Il regarda de nouveau en direction de la mystérieuse passagère.
Celle-ci avait disparu.
Neyol regarda autour de lui. Aucune trace de la jeune femme.
— Je suis là capitaine.
Le pirate fit volte-face. Elle était assise sur son fauteuil, feuilletant son journal.
— Comment avez-vous…
— Vous avez une belle écriture Neyol mais vous appuyez trop sur votre plume.
— Comment savez vous...
— C’est écrit juste là « Journal de Bord du Capitaine Neyol Crilone.
Neyol se mordit la lèvre.
—Et vous ?! Quel est votre nom ?!
— Vous ne vous souvenez pas de moi ?
— Non.
— Vous avez oublié. Peu se souvienne. Certains me nomment Alina, les autres ne me nomment pas.
La jeune femme s’était levée. Elle faisait face à Neyol et le regardait intensément avec ses grands yeux aussi noirs que sa robe. La lanterne suspendue au plafond se balançait en grinçant, révéla son visage doux mais couturé de cicatrices qui, quand on s'y attardait, n’en étaient pas vraiment. Des mots, dans une langue inconnue, semblaient être gravés comme si sa peau était un livre.
Sa voix se fit murmure, elle chuchota un secret.
— Mon corps est mon journal de bord.
Neyol écarquilla les yeux puis reprit son air sévère de pirate.
— Et votre tentative de suicide vous la graverez quand ?
— Mon suicide ?
— Vous avez sauté de cette falaise. Je vous ai vu.
Alina rit doucement.
— J’ai plongé pour me rafraîchir.
Neyol ricana soudainement et la pointa du doigt.
— Je sais ce que vous êtes !
La jeune femme resta silencieuse.
- Vous êtes une sorcière !
Alina demeura impassible.
— J’ai déjà rencontré des saletés de votre espèce et je sais ce dont vous êtes capables.
— Pourquoi m'avoir gardé sur votre bateau?
— Je n’étais pas sûr et j'ai hérité de la curiosité maladive de ma mère.
— Et maintenant?
Alina semblait s'amuser de la situation et le pirate sentait la colère s'emparer de lui.
— Je n’ai pas encore décidé.
— Si je suis une sorcière, croyez vous vraiment que vous pouvez décider de mon sort ? Qui vous dit qu’en ce moment ce n'est pas moi qui suit en train de décider.
Neyol dégaina son sabre d’un geste rapide.
— Ce dont je suis sûr, c’est que sans ta tête, tu ne décideras pas grand-chose petite !
Alina sourit avec bienveillance.
— Je ne suis pas là pour me battre avec vous capitaine.
Neyol hésita un instant à rengainer son arme.
— Ne craignez rien de moi.
Elle leva ses mains graciles vers le pirate et glissa vers lui.
— Laissez moi vous montrer ce que je suis.
Crilone, sans vraiment savoir pourquoi, baissa sa garde. Alina posa sa main sur la joue du capitaine. Les doigts de la jeune femme étaient doux comme la chair d’une mangue et il se sentit soudainement serein. Ses paupières se fermèrent et quand il les rouvrit, Neyol ne se trouvait plus sur son navire.